Gustav Metzger
Agir ou périr

Investigation par Hélène Guenin

Sommaire

Hanté par la destruction de masse et l’organisation industrielle de la mort dont la Seconde Guerre mondiale a été le théâtre, mais aussi par la tension de la guerre froide et les débuts de la course à l’armement nucléaire Gustav Metzger rédige en 1959 un premier manifeste pour un art « autodestructif ». Si l’artiste engage alors une réflexion et une expérimentation radicale sur l’obsolescence programmée des matériaux et sur le processus de déliquescence pouvant mener à leur disparition, il met immédiatement cette recherche en perspective avec la fascination morbide que la société occidentale éprouve pour la destruction et, dès 1960, avec les ravages sur la nature perpétrés par les hommes.

[ 1 ]

Né en 1926 à Nuremberg, dans une famille de confession juive, Gustav Metzger quitte l’Allemagne pour l’Angleterre en janvier 1939 avec un de ses frères, dans le cadre du programme humanitaire du Kindertransport. Ses parents meurent en camp de concentration.

[ 2 ]

Joseph Beuys, 7 000 Eichen : Stadtverwaldung statt Stadtverwaltung ; 7 000 chênes, pour la documenta 7, à Kassel en 1982.

[ 3 ]

Barbara Novak, Common Ground, Five Artists in the Florida Landscape, cat. exp., Sarasota, John and Marble Ringling Museum of Art, 1982, p. 63. Citée dans Pierre Lagayette (dir.), Nature et progrès, Paris, PUPS, coll. « Frontières » (n° 12), 2006, p. 312. Trad. de l’anglais par J.-F. Allain.

[ 4 ]

Amy Balkin, Free Seas, Free Skies, conférence tenue le 18 septembre 2010 à l’University College London.

[ 5 ]

Public Smog, Amy Balkin, Green Museum

[ 6 ]

Gustav Metzger, Damaged Nature, Auto-destructive Art, Londres, Coracle Press, 1996.

[ 7 ]

Id., Ibid., p.11.

[ 8 ]

Lire la passionnante recherche de Serge Audier sur les prémisses de la conscience écologique et les liens entre émancipation sociale et pensée de la nature. La société écologique et ses ennemis, pour une histoire alternative de l’émancipation, La Découverte, Paris, 2017.

[ 9 ]

La COP 21 ou Conférence de Paris sur le climat s’est déroulée du 30 novembre au 12 décembre 2015 au Bourget en France. Elle a réuni 195 pays autour des enjeux liés au climat, avec pour objectif une limitation du réchauffement mondial entre 1,5 °C et 2 °C d’ici 2100. 21e du genre, cette conférence au sommet s’inscrit dans la lignée de Stockholm, qui marqua, en 1972 le début de ces grand rendez-vous internationaux.

[ 10 ]

Will Steffen, Jacques Grinevald, Paul Crutzen et John McNeill, « The Anthropocene: Conceptual and Historical Perspectives », Philosophical Transactions of the Royal Society A, vol. 369, 2011, p. 842-867.

[ 11 ]

Jean-Baptiste Fressoz, « L’Anthropocène et l’esthétique du Sublime », in Sublime. Les tremblements du monde, sous la direction d’Hélène Guenin. Editions Centre Pompidou-Metz, p. 45.

[ 12 ]

www.todayandyesterday.co.uk/

[ 13 ]

Extraits de la conférence de Gustav Metzger, Facing Extinction, juin 2014. https://gustavmetzgerucafarnham.wordpress.com/2014/02/21/gustav-metzger-at-uca-farnham/

[ 14 ]

Gustav Metzger, Extinction 2010, publié dans Le Républicain Lorrain. Projet organisé par Mathieu Copeland avec le centre d’art contemporain – la synagogue de Delme.

[ 15 ]

Jean Malaurie, Terre Mère, CNRS éditions, Paris, 2008, p. 13.

[ 16 ]

Gustav Metzger: Influences, Entretien avec Paul Clinton, assistant editor de Frieze et Frieze Masters Magazine, mars 2016. Source www.frieze.com

[ 17 ]

Credo rédigé par Edmond Szekely et Romain Rolland, prix Nobel de littérature à Paris, 1928.

En 1957, au moment où a lieu, à la centrale de Windscale en Angleterre, le premier grave accident du nucléaire civil occidental, et alors que les essais de la bombe « H » britannique entre 1956 et 1958, suscitent la polémique, Gustav Metzger contribue à la fondation d’un comité en faveur du désarmement nucléaire, le King’s Lynn Campaign for Nuclear Disarmament. En 1960, il participe également au fameux « Comité des 100 » qui appelle à la désobéissance civile et à l’action dans la non-violence. L’organisation apolitique est dirigée par le philosophe et logicien Bertrand Russell et le révérend Michael Scott. Gustav Metzger en est le secrétaire non officiel et participe à la rédaction du manifeste qu’il introduit par cet impératif éthique : Act or Perish (« Agir ou périr »).

Il réalise ses premières peintures à l’acide en public en 1960 et réitère l’expérience l’année suivante sur les quais du South Bank à Londres, à plus grande échelle. Equipé d’un masque à gaz, de gants et d’un pulvérisateur, il asperge trois toiles monumentales d’acide chlorhydrique et pénètre progressivement dans la structure, traversant le nylon au fur et à mesure de sa désintégration. Metzger a sciemment recours à un équipement qui, au-delà de la protection qu’il lui offre, renvoie au registre de toxicité : « L’acte de pomper de l’acide est agressif. Porter un masque à gaz et des gants est une nécessité, et suggère un danger et une menace. » Photographies et films, pris lors de la performance, témoignent de cette mise en scène et de l’annihilation intentionnelle du matériau qui renvoie à l’utilisation par les militaires de produits chimiques comme à la pratique massive de pulvérisation phytosanitaire développée après la Seconde Guerre mondiale dans l’agriculture intensive, tel le fameux DDT.

Earth Minus Environment – rendre l’invisible tangible

Toujours en 1960, dans son second Manifeste de l’art autodestructif1, Metzger déclare : « L’art autodestructif rejoue l’obsession de la destruction, qui frappe les individus comme les peuples. L’art autodestructif démontre le pouvoir donné à l’homme d’accélérer les processus de désintégration de la nature et de les provoquer. » Il annonce ainsi une série de projets qui déclineront un contenu ouvertement écologique. En 1970, il fait circuler dans Londres une voiture « arrangée » : Mobbile. Un grand cube transparent contenant des plantes vertes, fixé sur le toit du véhicule, est directement raccordé au pot d’échappement. Tandis que la voiture circule dans la ville, les végétaux sont lentement asphyxiés par les émanations de gaz.

Mobbile, 1970- 2005, boîte en Perspex, plante, dimensions variables, Vue de l’installation de la Fondation Generali, Vienne. Courtesy de la Fondation Generali. © Photographie : Pez Hejduk

Mobbile, 1970-2005, boîte en Perspex, plante, dimensions variables, vue de l’installation de la Fondation Generali, Vienne. Courtesy de la Fondation Generali. © Photographie : Pez Hejduk

Le 1er janvier de cette même année 1970 des millions d’Américains protestent contre la pollution lors du premier Jour de la Terre (« Earth Day »). Invité par le très réputé commissaire d’exposition Harald Szeemann à participer en 1972 à la documenta 5 à Kassel, Metzger imagine l’installation KARBA dans laquelle quatre véhicules dont les pots d’échappement sont reliés à un pavillon de plastique, doivent saturer le volume avec les gaz émis. Non réalisé, ce projet sera à l’origine d’une seconde initiative destinée à être activée à Stockholm, toujours en 1972, dans le cadre de la première Conférence des Nations unies sur l’environnement. Pendant les deux semaines du sommet, 120 véhicules étaient censés émettre leurs gaz polluants dans une structure de plastique rectangulaire. Le projet sera finalement mis en œuvre avec 100 véhicules en 2007 à l’occasion de la biennale de Sharjah.

Une seconde phase de Project Stockholm, June, avait été imaginée. Elle consistait à réunir un nombre identique de voitures à l’intérieur d’une architecture éphémère et de les vouer à la destruction par la concentration des fumées d’échappement tandis que la pression du gaz entraînait leur possible explosion. Ces bombes à retardement, Project Stockholm June, (Phase 1) et (Phase 2) illustrent à une échelle spectaculaire, et de ce fait tangible, la menace de la pollution et les dérèglements écologiques liés à l’activité humaine, depuis l’usage individuel de l’automobile à l’évocation, en filigrane, des fumées et particules rejetées par l’industrie. Le dispositif choisi et la mise en scène font bien sûr penser à l’Holocauste et au recours par les nazis, aux gaz d’échappement pour tuer les déportés par intoxication au monoxyde de carbone dans certains camps d’extermination ou l’emploi de camions mobiles comme ce fut le cas, par exemple, à Chelmno en Pologne, à partir de décembre 1941.

En 1992, dans le contexte du Sommet de la Terre de Rio organisé à l’initiative de l’ONU, Metzger propose Earth Minus Environment. « Le projet sculptural consiste à positionner 120 voitures en plein air autour d’une énorme structure en forme de E [comme Earth]. L’idée est de faire tourner les moteurs jour et nuit, et d’introduire les gaz d’échappement dans l’enveloppe de plastique qui recouvre la structure. (…) Les voitures sont installées côte à côte tout autour du E, les pots d’échappement reliés à des tubes envoient les gaz dans la structure. Jour après jour, la condensation d’eau et les déchets du gaz vont transformer l’apparence de l’installation, au fur et à mesure de leur accumulation à l’intérieur du plastique. »

Toujours en 1992, Metzger écrit dans Earth Minus Environment : « Je me sens particulièrement concerné par les voitures car à Londres la situation ne cesse d’empirer et la circulation va finir par être complètement bloquée, comme dans toutes les grandes villes (…). Il sera bientôt trop tard pour mettre en place des mesures satisfaisantes et la situation va devenir totalement chaotique. Selon moi la solution, brutale et peut-être simpliste, serait de retirer les voitures de la circulation et de changer radicalement l’ensemble du système social. »

Les débats sur l’empreinte carbone et l’émission de CO2 popularisés à travers le protocole de Kyoto qui fut ratifié en 2005, confirment la pertinence des enjeux soulevés dès 1970 par Gustav Metzger et l’efficacité des formes inventées pour rendre manifestes ces problématiques. Elles sonnent comme une injonction face aux aveuglements volontaires de la société. Ce devenir invisible du désastre, rendu tangible et insupportable par les propositions de l’artiste, constitue l’un des grands tournants de la seconde moitié du xxe siècle en matière environnementale.

Earth Minus Environment (Model) 1992, Model, wood perspex, model cars, 122 x 122 cm Courtesy of the Artist © Photo: Wojciech Olech – Photo courtesy: CoCA Toruʼn

Earth Minus Environment (Model), 1992, Model, wood perspex, model cars, 122 x 122 cm. Courtesy of the Artist © Photo: Wojciech Olech – Photo courtesy: CoCA Toruʼn

Enjeux planétaires

L’engagement de Metzger n’est pas isolé : Robert Smithson développe dès la fin des années 1960 une réflexion complexe, nourrie de science-fiction et de géologie autour du désastre et de l’entropie. Il s’intéresse entre autres aux sites industriels et anciennes mines, prenant acte, sans nostalgie, de la réalité des paysages contemporains façonnés par l’exploitation des sols. Arman réalise avec Jean-Pierre Mirouze le film Sanitation (1972) qui met en évidence le refoulé de la ville : les montagnes d’immondices rejetées et l’immense accumulation qu’elles constituent sur une île artificielle au large de Battery Park à New York. La même année, Hans Haacke, avec son installation Rhine Water Purification Plant au Museum Haus Lange de Krefeld, révèle la pollution invisible du fleuve et la fragilité de l’écosystème, tandis que Joseph Beuys mène en 1971, une marche collective contre un projet de déforestation avant de proposer lors de la documenta 7 de Kassel en 1982, la plantation de sept mille chênes afin de « sonner l’alarme contre toutes les forces qui détruisent la nature et la vie 2 ».

Des stratégies proches de celles de Metzger apparaissent également dans les cercles militants ou féministes américains à partir de la fin des années 1970 avec des artistes comme Louise Odes Neaderland, Dona Ann McAdams ou Sharon Gilbert qui inventent des formes souvent modestes et largement diffusables à la lisière de l’artistique et de l’activisme (tracts, cartes postales, posters, fanzines), pour appeler à la vigilance face au nucléaire et alerter sur les conséquences sur l’environnement et la santé des choix d’énergie et du recours à certains produits phytosanitaires.

Les exemples de ces premières manifestations d’un art engagé autour de l’environnement en Europe et aux Etats-Unis sont nombreux. Si les enjeux et formes peuvent parfois faire écho à la posture protestataire de Gustav Metzger et à son déploiement de stratégies similaires à celles des activistes politiques, il est toutefois l’un des seuls artistes à systématiquement mettre en perspective la destruction de la nature et l’accélération de notre propre fin. L’historienne de l’art, Barbara Novak, fait elle aussi le parallèle en 1982 : « La destinée de la nature, soumise à des agressions constantes, réveille en nous le sentiment profond de notre caractère mortel. […] La destruction de la nature préfigure notre propre destruction. Nous situons-nous à part de cette nature ou en faisons-nous partie3 ? »

En 2007, Metzger lance la campagne, Reduce Art Flights. L’acronyme RAF fait délibérément écho à la Royal Air Force. D’abord distribué à Münster sous forme de prospectus dans le cadre du Skulptur Projekte, ce flyer s’inspirait d’une affiche de la Royal Air Force de 1942 qui détaillait le bombardement aérien de l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. A cette référence historique s’ajoute l’appel personnel de Metzger à une moralisation des pratiques et à une prise de conscience du monde de l’art et de sa contribution active à une dégradation de l’environnement par les transports massifs et lointains d’œuvres et de personnes inhérentes aux grandes manifestations culturelles internationales. Cet appel reflète une attitude personnelle que Metzger applique depuis de nombreuses années en réduisant au maximum ses déplacements. Le site Internet est créé à l’occasion de l’exposition « Greenwashing. Environment: Perils, Promises and Perplexities » présentée à la Fondation Sandretto Re Rebaudengo à Turin en 2008 et complète ce plaidoyer par un appel générique à « réduire, réutiliser, recycler » et à enrayer le développement endémique d’une mobilité internationale déraisonnée.

Reduce Art Flights, Torino, 2008 Brochure, 209 x 147 mm. Courtesy de l’artiste

Reduce Art Flights, Torino, 2008 Brochure, 209 x 147 mm. Courtesy de l’artiste

Des artistes prennent aujourd’hui la relève, à l’image de la californienne Amy Balkin qui elle aussi a recours à des projets participatifs. Elle met en évidence les interactions de l’homme avec son environnement, ainsi que la pertinence des régulations juridiques dans ce domaine4. Elle a ainsi lancé en 2004 le projet Public Smog qui consiste à retirer du marché des crédits carbone dévolus aux entreprises et destinés à financer des mesures compensatoires à la pollution. L’artiste a racheté des parts afin de les sortir d’un potentiel système spéculatif et de créer symboliquement des « clean-air parks5 ». Parallèlement, elle milite depuis 2012 pour l’inscription de l’atmosphère sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.

Nature versus environnement

En inscrivant son action au cœur du système capitaliste et en détournant les mécanismes de compensation internationaux, Amy Balkin s’empare d’un enjeu majeur du débat contemporain, à savoir la tentative d’attribuer une valeur économique aux espèces et écosystèmes et de définir le prix de leur dégradation. Cette volonté d’estimation et de monétarisation de la nature a également un autre objectif : construire des outils de conviction tangibles, investir le vocabulaire de la finance en définissant les contours d’un « capital nature » recouvrant une évaluation des ressources (géologie, sol, air, terre, toute forme vivante) et des phénomènes naturels (pollinisation, régulation du climat, etc.).

Pour tout un courant de l’écologie, monétariser apparaît comme la seule voie pour sensibiliser les pouvoirs publics et des groupes industriels à l’importance de ce capital et des pertes occasionnées par sa dégradation – la seule alternative pragmatique à l’échec de décennies de discours sur la valeur intrinsèque de la nature et son incommensurabilité. Ce parti-pris est néanmoins une arme à double tranchant. Sous prétexte de sensibilisation, d’incitation à des pratiques vertueuses, et fondé sur l’évaluation et la transaction, il favorise pleinement l’ambiguïté, voire la nocivité à long terme des actions « rémunérables » ou « récompensables » mises en œuvre et soutenues dans le cadre de programmes gouvernementaux. L’exemple des campagnes de « restauration des zones déboisées » par la plantation d’eucalyptus en Amazonie, soutenues par différents pays, est éclairant. Véritable désastre écologique, ces nouvelles plantations provoquent assèchement des terres et dégradation de leur structure, appauvrissement des sols en azote, etc., incarnant les effets pervers d’un greenwashing institutionnalisé.

Conscient des dérives de cette approche, Metzger opère dès le début des années 1990 dans ses écrits, une véritable analyse des enjeux d’une conception de l’environnement – soit, selon la définition courante, « l’ensemble des éléments (biotiques ou abiotiques) qui entourent un individu ou une espèce et dont certains contribuent directement à subvenir à ses besoins » –, plutôt que de la nature. Il souligne le danger idéologique de ce glissement et l’approche capitaliste qui le sous-tend comme, en 1992, dans Nature Demised Resurrects as Environment6. « L’environnement devient un produit. Une fois qu’un produit existe, vous pouvez l’acheter, le vendre et l’échanger7. » On ne peut s’empêcher de penser à Charles Fourier, l’un des premiers à avoir dressé une analyse radicale de la « détérioration matérielle de la planète », articulée à une critique acerbe du capitalisme, intriquant péril écologique et misère sociale8. Enfin, refusant une écologie anthropocentrée, Metzger semble proche de la vision déployée par Arne Næss en 1973 sur l’« écologie profonde » (deep ecology) qui s’articule autour d’un principe fondamental prônant l’égale dignité de toute forme de vie, remettant en question la place centrale de l’Homme et donc de ses intérêts : « L’épanouissement de la vie humaine et non humaine sur Terre a une valeur intrinsèque. »

Metzger à l’heure de l’Anthropocène

Le terme d’écocide, longtemps utilisé pour évoquer la dégradation ou destruction d’un écosystème, est remplacé depuis le début des années 2000 par le terme d’Anthropocène, popularisé par le météorologue et chimiste de l’atmosphère Paul J. Crutzen. Largement débattu à l’occasion de la COP 219, ce concept décrit une nouvelle ère géologique potentielle. L’humanité aurait engendré, au cours des deux derniers siècles, un changement tel qu’elle constituerait une puissance équivalente aux facteurs climatiques et naturels qui ont façonné la Terre sur plusieurs millions d’années, jusqu’à devenir une force géologique globale10. A l’échelle de quelques générations, soit depuis les débuts de la révolution industrielle, l’humanité à engendré des événements qui marqueront pour des millions d’années la géologie de la planète : « Le taux de dioxyde de carbone en 2015 est sans précédent depuis 3 millions d’années, le taux actuel d’extinction des espèces, depuis 65 millions d’années, l’acidité des océans, depuis 300 millions d’années, etc. Ce que nous vivons n’est pas une simple ‘crise environnementale’, mais une révolution géologique d’origine humaine11. »

En 2009, à Manchester, Metzger crée une immense nature morte, en plantant vingt-et-un saules, à l’envers, dans un grand socle/stèle de béton. Ces Flailing Trees ou « arbres battus », « s’agitant », sont l’une de ses dernières œuvres qui subvertit l’ordre naturel en dressant les racines et l’organique vers le ciel et en enfouissant la cime, désormais inerte et condamnée à la dégénérescence. Privés de leurs ressources de base, étouffés dans cette gangue de béton, les arbres se recroquevillent progressivement sur eux-mêmes. A l’heure où les forêts sont dévastées mécaniquement et massivement au nom de la croissance et de la productivité, où béton et asphalte recouvrent peu à peu la surface de la Terre, ces Flailing Trees – ou Mirror Trees en version individuelle – renvoient à la fois à la beauté de la nature et la violence qui lui est faite. « Mon but est que les gens disent : ‘Mon Dieu ! Qu’a-t-on infligé à ces magnifiques jeunes saules ?’ (…) Les arbres sont maltraités en permanence. Violence et arbre vont de pair. »

Comme toujours chez Metzger, ce plaidoyer s’inscrit dans diverses stratégies et formes d’interpellation du public. A ces monuments silencieux, ces odes funèbres à la disparition, répondent les différentes occurrences de Mass Media: Today and Yesterday12.

Des centaines ou milliers de journaux, stockés en une immense pile au cœur de l’espace sont mis à la disposition des visiteurs. Chacun est invité à réagir de manière subjective aux mots-clés et aux différentes perspectives suggérées par Gustav Metzger : Extinction, sous toutes ses formes et manifestations / La vie menacée dans les océans du monde / La pollution dans les villes et les campagnes / Catastrophes naturelles / Notre mode de vie contemporain… et à afficher titres, articles de presse ou photographies prélevées dans cette masse. « Je veux que ce travail soit utile, mettre l’accent sur l’environnement dangereux dans lequel nous vivons, les événements de la vie et de la mort qui peuvent conduire à l’extinction. »

Mass Media: Today and Yesterday, 1972-2017, vue de l’exposition au Neuer Berliner Kunstverein en 2015, Installation participative, Journaux, table, peinture magnétique et aimants, Réactivation MAMAC 2017 Courtesy de l’artiste. © Photographie: Jens Ziehe

Mass Media: Today and Yesterday, 1972-2017, vue de l’exposition au Neuer Berliner Kunstverein en 2015, Installation participative, Journaux, table, peinture magnétique et aimants. Courtesy de l’artiste. © Photographie: Jens Ziehe

L’effet de masse et l’obsolescence des journaux accumulés soulignent par ailleurs la fuite en avant de la société de consommation et de l’information qui menace l’environnement. « Le monde de l’art, de l’architecture et du design doit se positionner face à l’effacement continu des espèces, même si les perspectives de succès sont faibles. Nous avons le privilège, et c’est notre devoir, de nous trouver à l’avant-garde de la lutte. Nous n’avons pas d’autre choix que de suivre la voie de l’éthique vers l’esthétique. Nous vivons dans des sociétés qui suffoquent sous les déchets. A chaque fois que vous voulez acheter un nouvel ordinateur portable ou téléphone mobile, rappelez-vous les photos terribles de ces jeunes garçons prématurément vieillis, qui passent leur courte vie à s’occuper de la technologie toxique rejetée par notre civilisation13. »

En 2015, il impulse un nouveau projet avec la Central Saint Martins College of Arts and Design de Londres, conviant les étudiants à s’approprier au long d’une journée intitulée « Remember Nature » des thèmes qui lui sont chers à travers la production d’un projet, une performance, une conférence, une intervention sur les réseaux sociaux ou dans la rue, etc. Il appelle ainsi les nouvelles générations à s’emparer à leur tour des enjeux cruciaux auxquels elles devront faire face et à user pour cela de tous les moyens symboliques, créatifs, informatifs ou protestataires possibles.

Act or Perish

Ce slogan qui introduisait donc en 1961 le manifeste du Comité des 100, n’a cessé d’habiter Gustav Metzger, constituant un horizon éthique et soulignant une impérieuse nécessité de vigilance et de lucidité. La constance de son engagement sur plus de cinquante ans, sa présence volontairement marginale et périphérique dans le monde de l’art, la radicalité et l’évanescence des formes qu’il a inventées et qui, le maintenant sciemment hors d’un système mercantile, témoignent d’une rare adéquation et continuité entre son engagement et sa pensée. Elles révèlent également une constance et une cohérence entre son militantisme, ses positions défendues et ses stratégies : pas ou peu d’objets produits, très peu de pérennité, des formes d’expériences et de réflexion à partager, mettant en évidence la responsabilité de chacun dans un système global.

Le plaidoyer qu’il a mené tout au long de son existence contre la violence faite à toutes les formes du vivant avec cette conscience aiguë de celui qui a échappé de peu à la mort programmée rappelle la vulnérabilité et le caractère éphémère de toute chose.

Le projet Extinction14, publié en 2010, reprend les motifs de masques à gaz déjà utilisés pour les tracts du Comité des 100, et rappelle sa performance à South Bank en 1961. Cette publication souligne une fois encore le parallèle constant que Metzger a fait, depuis ses débuts, entre armes ou stratégies de destructions massives et enjeux environnementaux. Le collage rassemble un de ses texte manifeste et des titres de journaux soulignant l’accélération du processus de désintégration de l’environnement : « 1 million d’espèces menacées de disparition » ou « 30 ans pour sauver la Terre », ou encore « Un héritage dilapidé : LA TERRE », etc.

Extinction, 2010. Déclaration publiée par le Républicain Lorrain le 1er octobre 2010 Conception : Mathieu Copeland et Gustav Metzger. Remerciements : Serpentine Gallery, Londres. Production : Centre d’art contemporain – la Synagogue de Delme. Courtesy de l’artiste et de Mathieu Copeland / Collection Mathieu Copeland

On pourrait aujourd’hui sans doute qualifier Gustav Metzger de lanceur d’alerte. Je préfère le terme de « veilleur de nuit » tel que l’emploie Jean Malaurie : « Nous sommes des veilleurs de nuit face à une mondialisation sauvage, à un développement désormais désordonné. Si nous n’y prenons pas garde, ce sera un développement dévastateur15. » Si Metzger n’a cessé d’agiter le spectre de l’autodestruction, c’est pour mieux défendre, encore et toujours la cause de la vie. Ainsi qu’il le rappelle dans une interview récente16, un auteur a façonné sa vie et sa manière de travailler : Edmond Szekely. Ce dernier est avec Romain Rolland le fondateur en 1928 de la Société biogénique internationale. Animée par la volonté de promouvoir une vie simple et respectueuse de la terre et de la vie, cette société se réfère au régime alimentaire des Esséniens. Elle s’inscrit dans une constellation de communautés qui tout au long du xxe siècle et plus largement à partir des années 1970 ont tenté d’inventer des modes alternatifs et écologiques d’habiter le monde. Et le credo qui incarne la philosophie de cette société résonne puissamment avec ce que n’a cessé de défendre âprement Gustav Metzger :

« Nous croyons que notre possession la plus précieuse est la vie.
Nous croyons que nous devons mobiliser toutes les forces de la vie contre les forces de mort.

(….)
Nous croyons que nous devons éviter la pollution de notre air, eau et sol, les conditions préalables de base de la vie.

(…)
Nous croyons que l’amélioration de la vie et de l’humanité sur notre planète doit commencer par des efforts individuels, car le tout dépend des atomes le composant17. »

 

Couverture : Vue de l’exposition « Gustav Metzger. Remember Nature » au MAMAC, Nice, février-mai 2017. Vues de Mass Media: Today and Yesterday, 1972-2017 et Mirror Trees, 2017 – réactivations au MAMAC.© Photographie: Ville de Nice.

Une première mouture de cet article a été éditée in Gustav Metzger. Remember Nature, Edition MAMAC et Silvana Editoriale, 2017.

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