Chelsea Culprit, Transfigurations in Ritual time, 2019. Installation. Vue de l’exposition Prince·sse·s des villes, Palais de Tokyo, Paris, 2019. Courtesy de l’artiste. Photo © Aurélien Mole
société

Féminisme, 25 février 2020

Chelsea Culprit, Transfigurations in Ritual time, 2019. Installation. Vue de l’exposition Prince·sse·s des villes, Palais de Tokyo, Paris, 2019. Courtesy de l’artiste. Photo © Aurélien Mole

Des créatrices Millenials à l’assaut des archétypes de la féminité

Investigation par Anne-Charlotte Michaut

Sommaire

Garance Bonotto, Marilou Poncin, Alis Pelleschi et Chelsea Culprit sont de jeunes créatrices qui réinvestissent des figures archétypales de la féminité. Avec humour et tendresse, elles pointent les contradictions de nos représentations collectives et de nos comportements sociaux. En montrant l’envers du décor et en détournant les stigmates, elles transforment l’assignation aliénante à une certaine féminité en une arme puissante dans le combat des femmes pour leur liberté, notamment sexuelle.

[ 1 ]

La « Marche pour l’égalité et contre le racisme » (désignant plusieurs marches qui eurent lieu d’octobre à décembre 1983) est la première manifestation nationale antiraciste en France, qui s’est déroulée en réaction à des violences policières. Elle a rapidement été surnommée « Marche des Beurs » par les médias. La fondation de l’association SOS racisme l’année suivante par des partisans du Parti Socialiste en découle directement. Le mot « beur » entre dans le dictionnaire français en 1985.

[ 2 ]

L’orientalisme est un mouvement littéraire et artistique né au XIX e siècle, et représenté notamment par Eugène Delacroix qui, après un voyage au Maroc, peint des tableaux inspirés de l’univers oriental en accentuant l’exotisme et l’érotisme des femmes maghrébines. Le thème du harem est l’un des plus représentés, avec par exemple Femmes d’Alger dans leur appartement (1833). La femme orientale y apparaît à la disposition du plaisir des hommes.

[ 3 ]

Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Vol. I [1949] (Gallimard, Paris, 1976), p. 234-235.

[ 4 ]

Le concept féministe de « regard masculin », ou male gaze, signifie que les femmes sont représentées dans la culture visuelle selon le point de vue d’un homme hétérosexuel. En d’autres termes, elles sont objectifiées visuellement pour le plaisir des yeux de l’homme. L’expression a été utilisée pour la première fois et théorisée par la critique de cinéma britannique Laura Mulvey dans « Visual Pleasure and Narrative Cinema », publié dans la revue Screen, vol. 16, automne 1975.

[ 5 ]

Le concept de « performativité du genre » est défini par Judith Butler dans son ouvrage fondateur Troubles dans le genre, [Gender Trouble, 1990], trad. Cynthia Kraus (Éditions La Découverte, Paris, 2006).

[ 6 ]

Ces réflexions sont parties intégrantes de la pensée féministe depuis les années 1970, moment où l’on considère que naît la « deuxième vague féministe », se caractérisant par une lutte pour une certaine libération sexuelle et la revendication d’une place nouvelle des femmes dans les sphères familiale et sociale. À la fin des années 1970, les « Sex Wars » aux États-Unis opposent des défenseures d’un féminisme radical anti-pornographie aux partisanes d’un féminisme dit « pro-sexe », considérant la liberté et la diversité sexuelles comme un des buts du combat des femmes. Au tournant des années 1990 est arrivée ce qu’on appelle la « troisième vague féministe », portée notamment par des minorités ethniques, sexuelles ou culturelles. Cette troisième vague, bien que profondément diverse, est fondamentalement intersectionnelle, c’est-à-dire qu’elle s’intéresse aux interactions entre différents systèmes d’oppression, notamment de genre, de race et de classe. Aujourd’hui encore, des tensions internes aux mouvements féministes subsistent.

[ 7 ]

Représentation du 15 mai 2019, à l’occasion de la sortie de résidence de Garance Bonotto au Théâtre des Déchargeurs.

[ 8 ]

Marilou Poncin, interviewée par Apolline Bazin, « L’érotisme de la génération internet selon Marilou
Poncin », dans Manifesto XXI, juin 2019. https://manifesto-21.com/lerotisme-de-la-generation-internet-
selon-marilou-poncin/

[ 9 ]

Marilou Poncin, dans un échange d’e-mails avec l’auteure, septembre 2019.

[ 10 ]

Nelly Arcan, Folle (Seuil, Paris, 2004), p. 19.

Tapez « beurette » dans la barre de recherche Google. Les premières pages de résultats seront presque exclusivement composées de liens vers des sites pornographiques. Ce terme argotique est le féminin de « beur », lui-même verlan de « arabe » (« a-ra-beu » donne « beu-ra-a », puis « beur » par contraction). Qualificatif d’abord politique et médiatique, il a été popularisé dans les années 1980 dans un contexte de militantisme de gauche, notamment avec la « Marche des Beurs 1 ». À l’origine, le terme « beurette » désignait des jeunes femmes d’origine nord-africaine, nées en France, qui ont su se conformer aux normes d’intégration de la société française. Mais un glissement sémantique s’est rapidement opéré et de multiples représentations péjoratives, forgées par l’imaginaire collectif fortement imprégné de néo-colonialisme, ont pris le pas sur l’acception première. Le terme « beurette » est progressivement devenu une insulte, raciste et sexiste. Aujourd’hui fortement dépréciatif, il est aussi un des « tags » les plus prisés par les Français en matière de pornographie. Il a, en effet, rapidement acquis une forte connotation sexuelle : la beurette serait une jeune fille coincée dans un carcan familial, religieux et culturel rétrograde duquel il faudrait l’extraire. Cette vision fantasmatique de la femme d’origine nord- africaine, exotique et soumise, trouve ses sources dès le XIXe siècle dans l’orientalisme d’un Eugène Delacroix, par exemple 2. Un processus d’essentialisation identitaire et racial est à l’œuvre qui explique la pornographisation du terme. La beurette est autant socialement dénigrée, qu’elle est intimement désirée. Les nombreux clichés associés à ce terme, Lisa Bouteldja, jeune franco-algérienne diplômée de Central Saint Martins (Londres), les détourne sur son compte Instagram depuis plusieurs années. Elle a fait de cet archétype une marque d’identité forte en se mettant elle-même en scène dans des situations et des poses surjouant les clichés auxquels elle est assignée du simple fait de son genre et de son origine. Ainsi se présente-t-elle très maquillée, avec des vêtements de marque, des faux ongles, des looks stéréotypés jouant du voilement et du dévoilement, mangeant des kebabs ou fumant la chicha. Avec humour et dérision, elle se réapproprie les clichés, les pousse à l’extrême, les renverse et s’émancipe dès lors de la stigmatisation dont elle est victime.

Des archétypes aliénants peuvent ainsi devenir des outils servant une nouvelle forme de revendication pour la liberté des femmes, source d’émancipation et d’empowerment (acquisition de pouvoir de pensée et d’action). Cette démarche permet d’apporter, par un art du détournement, un autre niveau de lecture des assignations historiques, sociétales, culturelles et idéologiques liées à la féminité. Suivant les enseignements du féminisme constructiviste et des théories du genre, la féminité est comprise par ces créatrices, non comme un fait naturel, mais comme une construction sociale, définie par des normes, des caractères et des comportements spécifiques, inscrite dans un contexte, géographique et politique donné. Cette injonction sociétale à la féminité est un assujettissement. Dès la fin des années 1940, Simone de Beauvoir écrit : « […] la femme se connaît et se choisit non en tant qu’elle existe pour soi mais telle que l’homme la définit. Il nous faut donc la décrire d’abord telle que les hommes la rêvent puisque son être-pour-les-hommes est un des facteurs essentiels de sa condition concrète 3».

Il en découle que l’histoire des représentations du corps féminin en art est une histoire du regard masculin. Avec l’arrivée de la performance (l’art de l’action) et le recours à leur propre corps comme médium dans l’art des années 1960-1970, des artistes femmes ont pris le pouvoir sur la représentation du corps féminin tel que l’art traditionnel l’avait véhiculée, le faisant passer d’objet sexuel à outil d’émancipation. Ainsi, Valie Export, pionnière de l’art féministe, dévoile en 1970, avec la photographie BODY SIGN B, un tatouage figurant une jarretelle et un début de bas sur le haut de sa cuisse gauche. Incorporant un accessoire stéréotypé de la fantasmatique sexuelle associée à la féminité dans le regard masculin 4, l’artiste dénonçait sa facticité et sa performativité, au sens où l’entend la philosophe et théoricienne du genre Judith Butler 5. Selon cette dernière, le genre est une construction sociale et idéologique qui définit des rôles normatifs binaires, séparant le masculin et le féminin. À rebours d’une conception essentialiste, les genres masculin et féminin sont ici pensés comme des catégories de comportement et d’identité entièrement construites socialement.

C’est dans le prolongement de ces réflexions que s’inscrit le travail de jeunes créatrices qui, en réinvestissant des figures paroxystiques de la féminité incarnant une hyper sexualisation du corps des femmes (bimbo, Girl-next-door, lolita, femme fatale…), combattent par le détournement l’assignation à la féminité. Ces figures stéréotypées, fruits du regard masculin, mêlent préjugés sociaux, jugement esthétique condescendant, ainsi que rôles et attitudes normatives associées au genre féminin. Suscitant autant le désir que le dégoût, l’envie que la pitié, et exerçant au même titre fascination et répulsion, ces archétypes donnent à penser le rapport contradictoire de la société à la féminité. S’intéresser à ces images, c’est souligner les incohérences de l’imaginaire collectif et de nos propres représentations. Par la sculpture, la photographie, le théâtre ou la vidéo, Garance Bonotto, Marilou Poncin, Alis Pelleschi et Chelsea Culprit dévoilent les caractéristiques, les rouages, et surtout les paradoxes liés à la féminité telle que vécue au XXIe siècle 6. Elles se servent de l’ironie pour démontrer que la féminité est un horizon inatteignable, mais qu’elle ne peut pas non plus faire l’objet d’une déconstruction sociale totale tant elle est ancrée, historiquement, culturellement et socialement, et encore agissante. Alors que les codes et les formes dont elles s’emparent sont généralement considérés comme dégradants pour les femmes, et condamnés par les féministes, elles proposent de renverser le paradigme. Les créatrices dont nous parlons affirment en ce sens leur place et leur pouvoir d’agir en tant que jeunes femmes, tout comme elles rendent hommage aux personnalités stigmatisées, figures oubliées par le féminisme. Il s’agit pour elles de célébrer le combat pour la liberté des femmes et de leur sexualité par-delà les stéréotypes.

 

Garance Bonotto : la féminité comme mascarade

« Tout commence en 2001. J’ai neuf ans et je suis fan de Loana. Puis viendront Pamela qui court sur la plage en maillot rouge, les filles des magazines porno en haut des étagères du marchand de journaux, Lolo Ferrari dans le Guinness World Records et ma tripotée de Barbies lesbiennes. » C’est par ces phrases que Garance Bonotto, tout de rose vêtue, seule face au public du théâtre Les Déchargeurs (Paris) 7, débute Bimbo Estate (2018). Elle y mêle récits intimes à la première personne et saynètes fictives pour traiter de l’archétype de la « bimbo » à partir d’une riche documentation préalable. Les six personnages qui l’accompagnent sur scène sont des créatures hybrides inspirées de personnalités réelles, dont La Cicciolina, Loana, Pamela Anderson ou Anna Nicole Smith. Pleine de tendresse, de sincérité et de dérision, Bimbo Estate est construite sur une alternance de monologues introspectifs et de tableaux collectifs. Les premiers sont des récits intimes traitant de la fascination de l’auteure pour ces personnalités, tandis que les seconds sont des mises en scène des personnages, dirigées ou commentées par Garance Bonotto jouant son propre rôle. Profondément ambivalente, la bimbo est une figure construite par la société médiatique à partir des années 1980, représentant une femme superficielle, écervelée, voluptueuse et provocante. Faisant de l’artifice leur marque de fabrique et leur moyen d’accéder à une certaine popularité, les bimbos ne sont ni des féministes, ni des « filles bien ». Loin de dénoncer cette image, Garance Bonotto célèbre les singularités de ces femmes et leur rend hommage. À rebours du regard masculin qui les a stigmatisées, elle propose son regard féminin sur les bimbos en qui elle voit des personnalités douées de raison et d’agentivité au-delà de leur image médiatique. Elles constituent des modèles d’un nouveau genre pour toute une génération. Si Pamela Anderson est devenue célèbre en posant pour le magazine Playboy et en jouant une secouriste sexy dans Alerte à Malibu, elle s’est servie de sa notoriété pour faire entendre son engagement fort pour la défense des animaux notamment. La capacité d’agir sur le monde et le pouvoir d’influence de ces créatures médiatiques, iconiques, fantasmatiques, est dévoilée et célébrée, au-delà de leur passivité supposée.

 

Garance Bonotto, Bimbo Estate, 2018. Spectacle de la compagnie 1% artistique mis en scène par Garance Bonotto. Festival Écarts, Théâtre de la Cité Internationale, Paris, avril 2018. Courtesy de l’artiste. Photo © Arthur Crestani

 

L’environnement érotisé et fantasmatique auquel sont associées ces figures est soigneusement travaillé par l’auteure, comme en témoigne la profusion des attributs signifiant la sexualisation du corps des femmes dans la scénographie et les décors de la pièce. La scène est saturée de rose fuchsia. Le décor se compose d’un écran suspendu sur lequel défilent, sous la commande de la metteure en scène, des images issues de la culture pop qui illustrent ses monologues, ainsi que d’un rideau blanc placé en fond de scène qui rejoue l’atmosphère des peep-shows : les six personnages s’en servent pour se dévoiler ou se cacher. Les bimbos sont ici tout autant singularisées qu’uniformisées par leurs costumes et accessoires : les comédien·ne·s portent tous·tes une perruque, le même masque en carton de Marylin Monroe et la même poitrine volumineuse en plastique. Ainsi est donnée à voir, au-delà des particularités de chacune des personnalités, l’uniformité du stéréotype de la bimbo, qui en vient à incarner toutes les femmes, mais illustre également la « performativité du genre ». Cela est évident dans la pièce de Garance Bonotto en ce que les personnages y sont joués sans distinction par des femmes et des hommes. L’artiste souligne ainsi que, pour les femmes comme pour les hommes, le genre n’existe qu’en tant que mascarade.

 

Marilou Poncin : la virtualité de la séduction

Les créatrices évoquées ici appartiennent toutes à la génération Y, autrement dit ce sont des millenials. Si cette dénomination est assez floue et controversée, car elle cristallise des conceptions diverses, le point commun de ces personnes né·e·s dans les années 1980 et 1990 est d’être des digital natives (natif·ve·s du numérique) qui ont grandi avec les évolutions numériques et ont intégré ce langage comme une langue maternelle, par opposition aux digital immigrants (immigrant·e·s du numérique) qui ont vécu l’arrivée du numérique et des nouvelles technologiques comme un bouleversement de leurs pratiques. Biberonné·e·s à la téléréalité, aux teen movies ou encore aux clips musicaux sur MTV, puis à Internet, les millenials s’identifient à de nouveaux modèles. La chanteuse Britney Spears incarne parfaitement l’icône télévisuelle devenue un modèle féminin générationnel. Née en 1981 aux États-Unis, elle a été une star de Disney Channel dès l’âge de dix ans, avant de commencer une carrière dans la musique pop à l’âge de dix-sept ans avec le tube Baby One More Time (1998). Les chansons de Britney Spears ont accompagné le passage de l’enfance à l’adolescence des jeunes filles nées au tournant des années 1990. La chanteuse est présentée comme une enfant pure et innocente, tout en étant très sexualisée, à l’image des grandes contradictions culturelles des États-Unis – terre des extrêmes, à la fois ultra-libérale et extrêmement puritaine et moralisatrice. Les produits de la pop culture sont le réceptacle de ces contradictions, d’autant plus fortement quand il s’agit de jeunes femmes. Britney Spears devient rapidement une icône qui incarne les stéréotypes de la vierge et de la putain : tout en prônant des valeurs conservatrices et chrétiennes, elle apparaît comme fortement libérée sexuellement et outrancière. Sa vie privée est médiatisée, son intimité dévoilée au grand jour dans la presse à scandale, mais elle reste la porte-parole d’une jeunesse féminine cherchant à affirmer son pouvoir d’agir. Elle est à la fois socialement et médiatiquement dénigrée et érigée en modèle par toute une génération de jeunes femmes.

 

Marilou Poncin (avec Camille Nicolle-Goffart), Let out the inner Bitch, 2017. Vidéo en réalité virtuelle, 5 min. Courtesy de l’artiste et Galerie Laurent Godin

 

Aujourd’hui encore, de jeunes artistes s’emparent de son image pour réfléchir à l’influence des archétypes de la culture populaire sur la construction de leur propre identité.

Marilou Poncin, artiste multimédia française née en 1992, a réalisé une œuvre intitulée Let out the inner Bitch (2017), titre que l’on pourrait traduire par « laisse la garce en toi s’exprimer ». Dans cette vidéo en réalité virtuelle, l’artiste, sous la forme de son avatar numérique Marilove, danse de manière lascive sur une version ralentie de la chanson Work Bitch (2013) de Britney Spears, accentuant ainsi l’érotisme latent de la mélodie. Elle est très apprêtée, maquillée, les cheveux lissés et attachés en queue de cheval ; elle porte d’imposantes boucles d’oreilles, une mini robe rose fuchsia moulante et de hauts talons. La vidéaste se réapproprie ici un vocabulaire kitsch issu de la culture populaire, surjoue les stéréotypes associés à la chanteuse américaine et prône une esthétique de la vulgarité et du « mauvais goût ». Si Marilou Poncin dit ne pas particulièrement admirer Britney Spears, elle reconnaît l’importance de cette figure dans la construction identitaire de sa génération, en ce qu’elle est « un modèle pour jeunes filles, entre la bimbo et l’adolescente 8». Let out the inner Bitch dévoile aussi, par l’utilisation d’un avatar, la facticité de nos identités numériques.

La démocratisation d’Internet, dans les années 1990, a facilité la diffusion et l’expansion de la pornographie. L’apparition, au tournant des années 2000, de sites proposant du contenu en streaming – les sites de « tubes » –, en grande partie du contenu en accès gratuit et illimité, a impulsé de profonds changements en termes de consommation. Il suffit de quelques secondes sur un ordinateur ou un smartphone pour trouver la vidéo répondant précisément à ses fantasmes. Le camming, qui consiste en des « shows » filmés et diffusés en direct sur des sites internet dédiés, promet des interactions véritables avec des personnes réelles, professionnelles ou amateures. La forme la plus courante de cette pratique est à caractère pornographique : des cam girls se livrent à diverses activités érotiques (masturbation, danse, striptease…) à la demande des clients, qui communiquent en instantané par le biais du site.

Cette pratique, emblématique de la cyberpornographie, fascine Marilou Poncin, qui a réalisé deux vidéos, souvent présentées en diptyque (Cam Girl Next Door et Roxy’s Room), mettant en scène des cam girls interprétées par deux actrices. Dans Cam Girl Next door (2017), une jeune femme raconte son expérience et son rapport à cette pratique, ses réflexions sur son statut de femme et son assujettissement conscient aux fantasmes masculins. Dans Roxy’s Room, la cam girl fait un show privé en s’adressant directement à la caméra, mettant le spectateur ou la spectatrice à la place du client. Il s’agit de rejouer le dispositif de cette interaction, en montrant sa dimension profondément artificielle – les femmes étant un support de projection. Cependant, cette œuvre démontre que le camming, s’il est vecteur d’objectification de la femme, s’avère également un possible outil de liberté et d’émancipation. La figure générique de la cam girl devient ainsi la porte-parole d’une « génération qui, bien que consciente de l’influence des médias sur sa féminité, ne peut s’empêcher d’en incarner les codes 9». Le titre d’une des vidéos fait référence au cliché de la Girl next door, aux antipodes des topoï très sexualisés de la femme fatale ou de la bimbo, mais dont le potentiel érotique n’en est pas moins important. Cette fille jeune, innocente, banale, inexpérimentée, voire désœuvrée, est le potentiel réceptacle de tous les fantasmes.

L’écrivaine québécoise Nelly Arcan évoque également cet archétype dans ses ouvrages d’autofiction traitant du culte de la jeunesse, de la tyrannie de la beauté et de l’obsession de la sexualité dans la société. Dans Folle (2004), récit adressé directement à un ancien compagnon, grand amateur de cyberpornographie, elle aborde le poids des injonctions sociétales liées à la sexualité féminine, largement entretenues par la pornographie mainstream omniprésente sur internet. Ainsi écrit-elle : « J’ai également connu les filles du Net stockées en masse dans ton ordinateur et qui, celles-là, portaient tous les noms regroupés en grandes catégories, les Schoolgirls, les College Girls et les Girls Nextdoor, les Wild Girlfriends et […] les Fuckmeboots. Grâce à toi, j’ai appris que sur le Net il y avait peu de Women 10». Elle évoque ainsi le désir d’un corps jeune et la manière dont les femmes sont représentées dans la pornographie comme des avatars d’une féminité fantasmée, uniformisée, correspondant à diverses catégories codifiées – allant de la Girl Next Door à la MILF (Mother I’d Like to Fuck).

 

Alis Pelleschi : la porosité entre réel et virtuel

En ce qu’ils influent sur nos représentations et nos comportements, les stéréotypes s’avèrent
agissants. Avec la série Super fans (2010), Alis Pelleschi nous donne à voir l’artificialité et la dimension construite des modèles auxquels nous nous identifions. Cette photographe anglaise née en 1988 réalise des autoportraits dans lesquels elle incarne de multiples personnages qui s’inspirent d’icônes de la culture populaire. Elle aborde l’idéalisation des vedettes, inhérente à la culture de l’image dans laquelle nous vivons, sa dimension fétichiste, ainsi que son influence sur la construction de soi. Dans une des photographies de la série, elle se met en scène sous les traits d’un personnage nommé Britney : une jeune femme, face caméra, prend la pose à genoux sur un lit, vêtue de lingerie noire transparente, d’une veste rose et de hautes bottes à talons aiguilles en cuir noir vernis, et portant de nombreux bijoux dorés. Sur le lit sont disposés des livres et magazines consacrés à la chanteuse, mannequin et personnalité de téléréalité anglaise Jordan (maintenant Katie Price), tandis que sur le mur trônent de grands posters de la star en petite tenue et dans des postures lascives. Ici, Alis Pelleschi souligne le fait que les clichés influent directement sur la construction de notre identité par un processus d’identification aux personnages médiatiques et de fétichisation de ces derniers. Un processus qui s’inscrit dans un contexte de mondialisation de la culture populaire et de généralisation de la pratique de l’autoportrait, notamment à travers les selfies diffusés sur les réseaux sociaux.

 

Alis Pelleschi, 3D Slut, 2011. Publié dans Bullett (Londres). Photographie retravaillée numériquement. Vêtements : Cassetteplaya. Courtesy de l’artiste

 

À l’instar de Marilou Poncin, Alis Pelleschi traite également des avatars numériques qu’il est aujourd’hui aisé de construire en ligne, toujours en utilisant sa propre image. Dans sa série intitulée 3D Slut, elle cherche à se montrer en « real-life 3D Slut », une « salope en 3D réelle ». Sur une photographie, elle se met en scène en bikini avec le mot « cunt » (« salope ») flottant au- dessus de sa tête, tel le nom d’un avatar de jeu vidéo. Elle rejoue cet univers, typiquement masculin, en insistant sur l’érotisation du corps de la femme. Ces photographies sont retravaillées numériquement, ce qui confère à l’artiste l’apparence d’un avatar virtuel. Composée d’autoportraits, cette série analyse la représentation de soi et de son identité – de genre et sexuelle – dans le contexte numérique de démultiplication des possibles. 3D Slut semble affirmer que la sexualité peut aujourd’hui être pensée comme un terrain de jeu où les femmes peuvent s’émanciper en performant consciemment les attentes du regard masculin.

 

Chelsea Culprit : les médiums traditionnels au service d’un hommage aux stripteaseuses

L’artiste américaine Chelsea Culprit démontre par ses œuvres que les vêtements, accessoires ou apprêts participent à l’élaboration d’un stéréotype global et collectif ainsi qu’à la « performativité du genre ». Représentant des stripteaseuses par le moyen de médiums traditionnels – peintures et sculptures –, elle place son œuvre au sein de la longue histoire de la représentation des femmes dans l’art. D’une image créée par et pour les hommes pendant des siècles, le corps devient dans ses œuvres un assemblage de signes à performer. Au-delà des attributs corporels érotisés (seins, cheveux, hanches…) mis en avant, un attirail d’accessoires permet de signifier la sexualisation. En témoigne l’accent mis sur les chaussures à plateforme et la lingerie dans les sculptures de Transfigurations in Ritual time (2019). Cette installation se compose de quatre sculptures monumentales représentant des stripteaseuses en position d’attente. La force de la représentation vient non seulement des formes excessivement généreuses des corps, mais également des éléments qui les habillent. L’attention du spectateur ou de la spectatrice est ainsi portée sur les corps outranciers, les longues chevelures (blondes, roses, brune), ainsi que sur leurs accessoires : un miroir aux contours roses, un rouge à lèvres, une nuisette en résille… Ces objets se révèlent en tant qu’attributs normatifs et codifiés participant à la représentation caricaturale des stripteaseuses. L’installation de Chelsea Culprit est composée, outre les sculptures, d’une grande fresque, d’un grand miroir illuminé dans lequel se contemple un personnage, ainsi que de rideaux de plastique transparents sur lesquels sont dessinés des corps de femmes aux formes exagérées. L’artiste s’inspire généralement de personnes de son entourage. Ainsi, les figures sont singularisées, ayant chacune des caractéristiques propres, mais les particularités s’effacent et se rejoignent dans un archétype global, comme chez les « bimbos » de Garance Bonotto. En figurant ces stripteaseuses, Chelsea Culprit leur rend hommage et va à rebours de la dépréciation, voire la diabolisation, du travail du sexe dans la société occidentale. En se conformant aux injonctions de la société patriarcale de manière consciente, ces femmes reprennent le pouvoir sur leur corps et acquièrent une puissance qui leur a longtemps été refusée. De même Chelsea Culprit, en s’emparant de médiums traditionnels et d’un des sujets de prédilection de la peinture moderne, d’Edgar Degas à Pablo Picasso, prend en charge, en tant que femme, la représentation du corps féminin.

 

Chelsea Culprit, Transfigurations in Ritual time, 2019. Installation. Vue de l’exposition. Prince·sse·s des villes, Palais de Tokyo, Paris, 2019 Courtesy de l’artiste. Photo © Aurélien Mole

 

Les œuvres de Garance Bonotto, Marilou Poncin, Alis Pelleschi et Chelsea Culprit offrent un autre niveau de lecture des injonctions sociétales liées à la féminité. Loin d’ériger des figures paroxystiques en hérauts du féminisme, ces jeunes créatrices leur accordent une place de choix dans leurs œuvres. Par la médiation de l’art et de la fiction, elles célèbrent leurs singularités qui s’affirment dans les archétypes. En tant que jeunes femmes représentant d’autres femmes, elles rendent un hommage à une féminité contemporaine multifacette. Aussi paradoxal qu’il puisse paraître, le potentiel d’agir des femmes dans le monde a été augmenté par internet et les nouvelles technologies, qui proposent de nouveaux modèles et offrent un espace de liberté dans lequel les femmes peuvent faire de leur corps un outil d’empowerment et une manière de reprendre le contrôle sur leur image. Ces démarches artistiques se heurtent cependant aujourd’hui encore à certaines réticences dans le monde de l’art, du théâtre, et même dans les milieux féministes, qui peinent parfois à actualiser leur point de vue. Ces créatrices millenials affirment et revendiquent le droit à l’autodétermination et l’autoreprésentation des femmes, données essentielles – sinon véritables enjeux – du féminisme.

 

Éditeur : Vincent Simon
Remerciements : Laurence Bertrand Dorléac
Couverture : Chelsea Culprit, Transfigurations in Ritual time, 2019. Installation. Vue de l’exposition Prince·sse·s des villes, Palais de Tokyo, Paris, 2019. Courtesy de l’artiste. Photo © Aurélien Mole

Ce texte est produit avec le soutien de la Fondation Antoine de Galbert (Paris) :
https://fondationantoinedegalbert.org/

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