portrait

collectif, Tiers-lieu, 06 décembre 2018

On ne fait pas la fête, on est en fête : Trapier-Duporté inside le tiers-lieu.

Investigation par Eric Loret

Sommaire

A l’initiale de ce texte, il y a l’intuition, somme toute banale et partagée ces temps-ci, que l’art se passe ailleurs. En dehors des lieux habituels, en tous cas, que sont les centres d’art, les écoles d’art, les galeries. Le sentiment que l’art ne se passe pas ou plus « là », donc, et l’espoir qu’on le trouve encore, cependant, quelque part.

[ 1 ]

P.O.L, 2016.

[ 2 ]

Gallimard, « Folio essais », p. 29.

[ 5 ]

On prendra à titre de symptôme tel article de I-D célébrant le « mélange » et « l’union » de la jeunesse parisienne au squat le Péripate pour prouver qu’il n’y pas de no-go zones. S’il n’est pas question de remettre en cause le travail remarquable de l’équipe du Péripate et du Freegan Pony en faveur des réfugiés, on doit noter que l’article se contredit totalement par l’homogénéité et l’« exclusivité » de l’échantillon qu’il cite au titre de la diversité : deux étudiants dans des disciplines non indiquées, dont l’un explique que « la population [du Péripate] est très éclectique, les gens sont tous très différents. Il y a des blancs, des gays, des blacks, des trans » (cherchez les absents), l’assistante d’un styliste, un étudiant en école d’art, une étudiante en commerce, un consultant pour startups et, last but not least, un mannequin. https://i-d.vice.com/fr/article/qvkv5q/le-pripate-a-ferme-ses-portes-i-d-lui-rend-hommage

On pourrait gloser sur l’anxiété et le soupçon qui sont consubstantiels à ce concept depuis son invention moderne : comme la critique, l’art est par nature en crise. « En 1810, dans un livre sur la chasse, les gens se plaignaient amèrement de la disparition du gibier » s’amuse Olivier Cadiot dans Histoire de la littérature récente. Tome I. « Ah c’est pas comme avant. Sous Louis XV, il y avait des lapins, mon cher, et en pagaille1. » Ce serait la fin de l’Histoire, la fin de l’universalisme des Lumières, d’un art réconciliateur qui participe du méta-récit du progrès, le triomphe de l’expressivisme 2.0 : la demande légitime mais quelque peu vieux-jeu d’unité est donc évidemment frustrée. A la place, une multitude de petits récits : depuis deux ou trois ans, ce qu’on appelle désormais les « tiers-lieux » se sont développés, qu’ils aient une existence physique ou qu’il s’agisse de plateformes curatoriales se manifestant en fonction des opportunités et des besoins. Ce serait là peut-être, croit-on, espère-t-on, que se passerait l’art, avec une vigueur et une jeunesse renouvelées.

Penser que l’art se passe ailleurs que dans les œuvres ou les discours sur celui-ci, ailleurs que dans le milieu de l’art, n’est pas très original. L’art semble toujours à côté, ou plus souterrain que lui-même pour une raison assez simple, pointée par John Dewey à l’ouverture de son livre l’Art comme expérience (Gérard Genette reprendra l’idée en disant que nous entretenons une « relation artistique » aux objets) : on croit que l’œuvre d’art est le produit livre, sculpture, film, etc. mais « la véritable œuvre d’art se compose en fait des actions et des effets de ce produit sur l’expérience2 ». Ce qui est proprement artistique, suppose Dewey, c’est une forme d’expérience particulière de la vie, plus intense – ce qui lui permet de ranger la pêche à la ligne parmi les expériences esthétiques. Peut-être est-ce donc cela qu’on attend désormais des tiers-lieux : une augmentation de l’expérience vive en tant qu’œuvre. Par les fêtes par exemple, qui s’y organisent : prise de psychotropes, tatouage, cuisine ou jardinage y deviennent « art ». Là encore, l’idée n’est pas neuve. C’est la dimension dionysiaque de la création chez Friedrich Nietzsche, la confusion apparemment totale de l’art et de la vie. L’ivresse physiologique en moins, on pourrait aussi penser à l’expérience de la Lebensreform (« réforme de la vie ») des Suisses du Monte Verità, dans les années 1910, qui devait essaimer chez les hippies californiens des années 1960.

C’est aussi en rencontrant le duo d’artistes Trapier-Duporté que nous avons eu l’idée de ce texte. Parce qu’ils ont été résidents pendant deux ans de La Halle Papin à Pantin, un tiers-lieu « boîte à outils festive et créative », qu’on les a vus produire des œuvres pour des festivals comme le Karnasouk de Vitry-sur-Seine en mars 2017 ou dans l’été qui a suivi à La Base Filante, bar en plein air et lieu événementiel dans le 11e arrondissement de Paris. Ils sont les inventeurs du « Wine Cube », un espace dont les murs sont imbibés de vinasse puante. Plus généralement, leur art vise une efficacité sur son récepteur : par la chaleur, l’odeur, éventuellement la douleur si vous choisissez de vous faire tatouer par l’un d’eux à l’aiguille à coudre. Aussi les avons-nous interrogés pour savoir comment ils vivaient de l’intérieur ce mélange de fête et de création, et si l’expérience pouvait se passer d’artefacts (la réponse est : non). Et surtout comment la dépense infinie de Georges Bataille, abouchée à l’éternel retour nietzschéen, venait nourrir leur travail. Lauréats du prix Pulsar, on les retrouve à partir du 6 décembre à la fondation EDF3.

Mais avant cela, une mise en contexte est nécessaire. Le terme « tiers-lieu » se prête à de multiples interprétations. On pourrait certes penser que c’est une version actualisée de la friche ou de l’artist-run space. Et de fait, lorsqu’il s’incarne physiquement, le tiers-lieu peut ressembler à une galerie où l’on organiserait des performances, lectures, rencontres, ateliers, mais avec des « expositions » classiques. C’est le cas par exemple de Lodos à Mexico, qui se présente comme « un espace d’exposition organisé par des artistes, des curateurs, des écrivains, des collaborateurs et des amis. Une galerie qui parle d’idées de collectivité et de propositions potentielles (sic) par la production artistique ». A Bruxelles, Damien & The Love Guru se définit comme un « champ d’expérimentation curatoriale en art contemporain avec un fond anthropologique. Il fonctionne actuellement comme une galerie d’art offrant des expositions éloquentes et non-conventionnelles d’artistes émergents. Notre mission est d’activer l’immersion dans les champs interdisciplinaires des arts visuels, de la performance et du son via des projets indépendants et des collaborations ainsi qu’une approche critique à leur égard. Chez Damien & The Love Guru, nous insistons sur le fait qu’un projet artistique est une façon de créer un environnement inclusif et tangible ». Au delà de l’expérience esthétique, le « projet artistique » semble ainsi d’abord un projet sociétal (« inclusif », « approche critique ») et, comme on le disait, muni d’une efficace (« environnement tangible »).

Les wikis, qu’on suivra pour le coup puisqu’ils sont contemporains du concept de tiers-lieu, voire qu’ils émanent de la philosophie collaborative, éclairent quelque peu le terme. En anglais, « Third-Place » est une notion forgée en 1989 par le sociologue américain Ray Oldenburg dans son essai The Great Good Place : le troisième lieu est, à côté du foyer (premier lieu) et du travail (deuxième lieu), celui où l’on se retrouve, où l’on traîne et échange, un lieu « au cœur de la communauté » indique le sous-titre américain. Third-Place ne désigne que ce qu’on appelle « lieux de sociabilité » (bars, salons de coiffure, parcs, cours d’immeuble, etc.) y compris virtuels, tels que les forums de jeu vidéo en ligne – sans nuance économique, même s’il est noté que le coworking est un croisement du deuxième et du tiers-lieu.

La version francophone de Wikipédia introduit quant à elle la notion de productivité dans le tiers-lieu, en s’appuyant en particulier sur le Manifeste des Tiers-Lieux rédigé par Yoann Duriaux et Antoine Burret, co-fondateurs de MoviLab, « la communauté francophone des Tiers Lieux Libres et Open Source », manifeste qui énonce que « la notion de travail est au cœur du Tiers-Lieu » car il y a « urgence » à « trouver des solutions pour améliorer les conditions de vie des citoyens et dépasser les crises économiques et écologiques majeures. […] Le travail, et particulièrement le travail de création, s’envisage dans une dimension exploratoire. » La méthode est celle non de la communauté mais du collectif, qui « évolue dans une dialectique entre collaboration et démarche individuelle. […] Chacun peut déployer sa volonté sans entraver les autres volontés. Car le Tiers-Lieu est un bien commun. Les savoirs et les biens en sont le patrimoine dont chacun peut disposer. » Les tiers-lieux sont ainsi des « projets collectifs permettant de co-créer et conserver de la valeur sur les territoires ». On est passé de l’œuvre immatérielle commune des Third-Places à un travail engagé dans une logique productiviste et entrepreneuriale.

Inside the wine cube, éloge de la fuite, ENSBA Lyon, 2015. Photo : Trapier-Duporté

Trapier-Duporté, Inside the wine cube, éloge de la fuite, ENSBA Lyon, 2015. Photo : Trapier-Duporté

C’est assurément de cette philosophie que s’inspirent la plupart des lieux créés récemment. Des sites comme homologues.xyz en recensent quelques-uns. A côté des tiers-lieux plus proches de l’artist-run space, d’autres sont plus nettement entrepreneuriaux ou proche de l’événementiel, mêlant fêtes, ateliers et expositions en développant de nouveaux modèles économiques pour la création. Car, englobant tous les champs de la vie, le tiers-lieu artistique n’est pas nécessairement étranger aux deux autres lieux. A Helsinki, le collectif Sorbus commence sa présentation en déclarant être « installé au milieu de kebabs à 10 euros, d’ateliers de yoga, de bars et de sex-shops à striptease. Nous avions cherché un équilibre entre l’art, le travail et la vie mais nous avons commencé à nous sentir vieux, réacs et épuisés. C’est notre job rêvé – mais on n’est pas sûrs de pouvoir le gérer. » A Paris, les tiers-lieux qui font parler d’eux sont parfois issus de structures comme Soukmachines qui, depuis 2004, a pour vocation de « créer des événements pluridisciplinaires et culturels festifs dans des lieux atypiques afin de croiser des formes artistiques différentes et de stimuler la découverte. » Ils produisent ainsi les ateliers La Halle Papin. Parmi les superstructures faciliteuses de tiers-lieux artistiques parisiens, on trouve Ancoats, « coopérative d’entrepreneurs culturels et de consultants en fundraising » qui a pour but d’« imaginer une ville intelligente, par des alliances innovantes entre secteur associatif et monde de l’entreprise » et qui a aidé le 6b, DOC !, le Wonder/Liebert, la Station, ou les Machines urbaines de Soukmachines, entre autres. Ainsi, ces tiers-lieux sont de fait unis par la recherche d’un modèle économique : on y croise les mêmes noms, les mêmes utopies et les mêmes intérêts. S’il s’agit de mettre en commun les moyens de production et les idées, de rendre visible la création, il n’est pas question en revanche de la monnayer (il ne s’agit pas de galeries, on ne vend pas) ni de rémunérer les performances des artistes ou leur travail. Mais le plus gros défi du tiers-lieu, se prend-on à penser alors, réside dans une inclusion réelle à l’heure où, comme le note le sociologue Jean Viard, « le vivre-ensemble n’est plus porté par aucune force sociale », voire est rejeté par toutes les classes4 . Car on n’y croise guère que les enfants des « classes créatives » urbaines bourgeoises et petite-bourgeoises, quand bien même ces tiers-lieux sont souvent localisés dans les banlieues5.

Au printemps dernier, le duo Trapier-Duporté avait installé une œuvre immersive, Aporie – Cristaux Livides, au Karnasouk de Vitry. Il s’agissait d’un mini-hangar qu’ils avaient construit pendant plusieurs jours, dont les murs intérieurs, noircis à la fumée, étaient gravés de dessins rappelant l’art pariétal. Le public évoluait sous les flashes d’un stroboscope pour tenter de deviner ces gravures, dans une odeur de laurier et de plastique brûlés. Mais l’œuvre n’a pas tenu vingt-quatre heures. Comme une partie de leurs projets anciens prend pour thème la fête et que certains d’entre eux, plus récents, comme Aporie – Cristaux Livides, sont montrés dans des cadres festifs, le travail de Trapier et Duporté nous a semblé résumer un certain nombre de réflexions ouvertes par ce déplacement de la pratique artistique dans les tiers-lieux : la dimension collective, la maintenance et la permanence des œuvres, la place de la fête dans la création, le don et la dépense dans l’exposition, le chamanisme, etc.

 

Eric Loret : Comment a disparu Aporie – Cristaux Livides ?

Théo Duporté : Quelqu’un a eu la riche idée de donner un coup de pied dans le Placoplatre… Le placo une fois percé appelle d’autres abrutis… Après, les gens ont kiffé, je pense… C’était une pièce violente, elle a donc eu un retour de bâton violent. C’était assez oppressant quand tu étais dedans… D’une certaine façon, on a eu ce qu’on voulait.
Camille Trapier : Il y a un lien entre la vie de la pièce et le sujet dont elle traite, qu’on le veuille ou non. Là, on savait qu’on n’allait pas pouvoir tout rapporter à l’atelier parce qu’on supposait qu’il allait y avoir de la casse. Mais on a été surpris par le fait qu’il y a eu plus de casse que prévu…

EL : On a pourtant l’impression que vos œuvres s’offrent souvent en potlatch…

CT : Oui, il y a clairement l’idée de la dépense. C’est un peu comme si nos pièces se consumaient… Par exemple on va prochainement fabriquer des bougies : on va mouler nos visages, faire deux bustes, avec un socle très lourd en parpaing. Une dichotomie bien clichée entre le corps et l’esprit, sauf que les bougies seront senteur papier toilettes. On va partir en fumée dans une odeur de désodorisant. Mais Aporie – Cristaux Livides est particulier… Un exemple opposé, ce serait le miroir qu’on a installé au festival Sans prétention : posé face au soleil, il reflète à la fois la nature et les gens. C’est une pièce amenée à être remontrée dans des cadres précis, à des endroits précis.
TD : Comme nos pièces comportent des parties conservables et d’autres non, il restera toujours un élément de la pièce. Ou au moins des traces photographiques. L’âme reste.

EL : On vous voit beaucoup dans des festivals, liés à des tiers-lieux ou non, ce qui renforce l’aspect festif et éphémère de votre travail…

CT : Il est plus facile de travailler en festival en ce moment parce qu’il y a plus de demande, de liberté, plus d’espace aussi, puisque cela se déroule en extérieur. Il y a plus facilement de l’argent, parce que cela passe par des associations qui peuvent être subventionnées. Mais ce n’est pas forcément un choix. Il y a plein de lieux à Paris qui jouent sur les deux tableaux, à la fois ateliers d’artistes et lieux de fête. Il y a toujours eu de la décoration et de la scénographie dans les festivals, avec le mapping vidéo, par exemple, mais c’est en train de s’hybrider avec des formes qu’on a l’habitude de voir en galeries ou en centres d’art.
TD : On travaille de temps à autre sur le thème de la fête et il nous arrive de montrer des pièces dans des cadres festifs, mais le cœur de notre travail reste ancré dans le cadre de l’art contemporain : on ramène nos formes directement de l’art dans une esthétique qui est plus typée palettes, banderoles et bolas. Et ce n’est pas du tout pareil pour nous de les montrer dans ce format-là… on s’adresse à un autre public, dans un autre cadre, dans un autre contexte, mais l’idée, c’est que ces pièces réalisées dans le cadre de festivals soient à l’avenir ramenées en galerie et inversement.

 

Surexposition, (installation olfactive), détail, 2016, galerie Michel Journiac, Paris. photo Trapier Duporté

Trapier-Duporté, Surexposition, (installation olfactive), détail, 2016, galerie Michel Journiac, Paris. photo Trapier Duporté

EL : En 2016, vous avez soûlé des plantes pour les faire ressembler, disiez-vous à l’époque, à des artistes après un vernissage… Plus récemment, vous avez aspergé les murs d’une galerie de vinasse odoriférante pour en faire un « Wine Cube ». Après la fête, il y a la gueule de bois ?

CT : La question, c’est toujours : jusqu’où la fête est-elle marrante ? Il y a toujours un moment où ça devient glauque. Je ne suis pas sûr qu’on travaille sur la fête, comme on l’a dit, mais plutôt sur la dépense. On ne parle pas de soirées, évidemment. La fête, c’est une manière particulière pour l’énergie de se mouvoir, une attitude moléculaire. Ça peut être en nous ou n’importe où. On ne dit pas qu’on fait la fête : on est en fête. Etre en fête, c’est une curiosité accordée aux choses, à l’instant, c’est le seul moment où l’on n’est pas en train de penser au passé ou à demain. C’est une manière d’être présents au monde, mais aussi de lutter contre l’inquiétude permanente d’être au monde.
TD : Comme dit [Harald] Szeemann, les attitudes deviennent formes… Même si l’on a des pièces qui ont un accès joyeux, festif, on a d’autres pièces qui mettent les mêmes éléments en jeu mais qui parlent plutôt d’une tristesse post-fête. On travaille sur la fête, sur ce que génère la rencontre des corps. La fête est un tout. Une tentative d’être au monde qu’on injecte dans nos pièces. C’est plutôt cynique, il y a un penchant ironique. La débâcle actuelle du monde, c’est aussi une fin de partie…
CT : Cynique, je ne suis pas sûr, mais on est absolument romantiques dans notre rapport à l’art et au réel : critique de la réalité, désenchantement du monde, inadéquation avec l’époque, fantasme de l’ailleurs ou d’un avant…

EL : Si la fête est un accès, à quel moment devient-elle triste ? Il y a eu une tradition de la fête comme transgression, comme ouverture et comme don, voire comme révolte, mais celle que vous analysez semble plutôt stérile, en tous cas peu politique… Vous dites que vous êtes la génération « balek » [ndlr : pour « on s’en bat les couilles »]…

TD : Quand tu arrêtes de faire la fête après beaucoup d’heure d’excès, tu es triste et en descente. Tu te rappelles quand tu ne pensais à rien, et donc tu as envie d’y retourner : c’est cyclique, c’est le tourbillon dionysiaque. C’est aussi un moyen d’avoir un bandeau sur les yeux.
CT : Oui, la fête permet de penser à autre chose, de s’échapper, mais ce n’est sûrement pas une ouverture. J’ai lu un article comme ça, sur la génération qui mange bio la semaine et enchaîne les rails de coke le week-end… Une grosse pulsion de vie suivie d’une grosse destruction. Ce que le monde de la fête construit, c’est juste d’autres fêtes… Parfois, il y a des exceptions, par exemple ce que fait l’after le Péripate, qui est très LGBT et très « dark », avec le Freegan Pony sous le périphérique : une cantine solidaire à bas prix qui a aussi pris l’initiative pour nourrir gratuitement les migrants.
TD : Sinon, il y a certes un idéal de communauté, on dit que la fête unifie, et le week-end tu as envie de faire des bisous à tout le monde, mais ceux que tu as embrassés la veille redeviennent traders le jour et ce n’est pas sûr que tu aies envie de continuer à les aimer.
CT : Le problème de la révolte, c’est que même si tu manifestes contre la Loi travail, au bout du compte, c’est pareil que de râler contre les grévistes : en réalité, ce n’est pas là qu’on a mal. Pouvoir avoir un ennemi, aussi faux et petit soit-il, cela permet de ne pas déprimer, de continuer, sinon on se détruit. C’est ce que dit Henri Laborit : il y a trois possibilités, la lutte, le suicide ou la fuite, en sachant que la fuite, c’est l’art et la poésie. Donc on se demande quand même ce qui va pouvoir arriver dans un monde qui se réduit de plus en plus. Les murs se rapprochent, vachement.

EL : On a mal où ?

TD : On a mal à l’autre.
CT : Ce n’est pas la question d’avoir mal ou pas, la question qui se pose est existentielle, c’est celle de l’absurdité du monde…. du fait que ce dernier n’a pas de sens et que c’est très bien comme ça, parce que le monde n’est pas humain. Il n’y a rien à trouver. Or nous, on veut trouver. C’est le mot d’Albert Camus : le silence du monde et l’appel désespéré des humains. Il faut retrouver son homme révolté quelque part…
TD : Il peut nous arriver de nous servir de l’accessibilité du sujet de la fête comme d’une porte d’entrée pour parler de sujets plus denses, mais ces sujets sont toujours suggérés et laissés à l’appréciation du spectateur et de son jugement…
CT : Face à l’absurdité, on a décidé de faire des totems. Des pièces totémiques.
TD : Par exemple, on a acheté un distributeur de préservatifs sur le Bon Coin, avec sa clé.

EL : On se demande qui peut mettre en vente un truc pareil…

CT : Nous on se demande plutôt qui peut acheter un truc pareil.
TD : On va le peindre, lui donner une forme minimaliste, métallique, le remplir de toutes sortes de médocs…
CT : Non non non…
TD : Mais ils ne seront pas accessibles…
CT : Enfin, si tu veux… L’idée c’est de le mettre au mur comme un totem tout simple. Peut-être avec d’autres éléments, comme un truc immersif. Juste la forme, qu’on reconnaisse la forme.

EL : Le préservatif, c’est encore lié à la dépense, au sida…

CT : Non, plutôt à cette génération qui veut continuer sans pour autant se reproduire.
TD : Notre travail nous permet de parler du monde mais on n’a aucun espoir de changer quoi que ce soit. Est-ce que ce n’est pas un peu égoïste, ou égotique ? On n’a pas de délire d’unité non plus quand on parle de la fête, on sait qu’on ne va se prendre par la main pour vivre un truc fort… C’est plutôt « t’es tout seul dans ta bulle ». Notre travail c’est de mettre le spectateur – pas un groupe de spectateurs – dans sa propre bulle.
CT : Nos pièces ne cherchent pas à mettre le public à l’aise. On a envie de le brusquer, de lui taper dessus. Parce que les autres, par définition, n’écoutent pas, donc a envie de les secouer. On cherche à créer des électrochocs.
TD : Par exemple, imposer une odeur, c’est hyper autoritaire. Tu passes devant un tableau, tu peux le regarder ou pas, mais une odeur te pénètre, surtout si elle est nauséabonde. Tu t’insinues avec quelque chose qui est invisible, tu pénètres la personne sans son accord et ça peut la dégoûter.
CT : On va faire une série de photos prises dans un night-club un peu miteux, avec du grain, du bruit, mais le mode d’apparition de cette photo, ce sera sur un Dibond avec en dessous un néon qui va aveugler le regardeur. On reste donc dans les sensations…
TD : … et la place du spectateur. C’est un des principes : on le met en face ou à l’intérieur de quelque chose qui le met mal à l’aise.

EL : Finalement, même si c’est pour l’agresser, vous vous intéressez beaucoup à l’autre…

TD : En fait on est un peu humanistes (rires)…
CT : La difficile caresse.
TD : On caresse avec le poing. Ou avec le bout du pied.

EL : Parmi vos œuvres, on peut compter les tatouages, que vous vous faites l’un l’autre, ou à vos amis. Là aussi, il y a de l’expérience vive et du don…

CT : Oui, on va faire un tatouage petit à petit sur moi : on va me recouvrir des dessins de Lascaux. Je ne sais pas si on peut dire que c’est une pièce. C’est un dessin, une gravure. C’est pictural si l’on veut, ça peut être aussi une performance. C’est aussi la vie tout simplement, on n’a pas forcément besoin de le définir. Ce sera selon les jours, les moments, s’il y a à boire ou pas. Et ça va probablement finir par une photo sur Instagram. Donc dans son mode d’apparition ça va être un peu triste, mais dans ce que ça signifie pour moi ou pour nous, c’est puissant.
TD : Il y a ce tatouage qu’on fait à tout le monde [un trait le long de deux phalanges, sur le côté du majeur]. Ça a commencé à une soirée, bourrés, c’est un marquage. On a cinq ou six potes qui l’ont, c’est notre crew.

EL : D’où vient cette fascination pour la peinture pariétale, les mains négatives ?

CT : Dans notre rapport à la préhistoire, il y a quelque chose de très romantique. C’est un temps passé, y compris de l’art : les gestes premiers, indépassables. On a par exemple le projet de créer une sorte d’alphabet proto-préhistorique avec des signes très simples, jouant sur la polysémie. Un trait pourrait vouloir dire un homme, par exemple, ou autre chose… on s’était dit « direction », « inflexion ». Il s’agirait de rassembler des significations.
TD : C’est aussi lié au chamanisme, qui fait partie de la fête. Tout le monde croit que c’est un truc cool mais en réalité, si tu fais une séance avec un vrai chamane, tu vomis tes tripes et tu te fais un trip vénère. Peut-être qu’on parle plus de chamanisme que de fête.
CT : Il y a ce livre de l’anthropologue Jeremy Narby, qui a testé l’ayahuasca, et qui est très décrié parce qu’il passe pour un gros défoncé… Il essaie de comprendre pourquoi les chamanes disent qu’ils sont en connexion avec la nature. Sa théorie est que, sous ayahuasca, tu comprends le langage universel qui serait le langage de l’ADN, et que c’est pour ça qu’on verrait durant le trip deux serpents en train de s’enrouler comme une hélice d’ADN… Pourquoi pas ?

EL : Une sorte de régression à l’unité cellulaire du vivant…
CT : Voilà, ça permettrait de remonter le fleuve Léthé de la création.

Couverture : Trapier-Duporté, sans titre, (les arrachés), photographie numérique, 2016. Photo : Trapier-Duporté

[wp-faq-schema accordion="1"]
Envie de réagir ?
[wpforms id="17437"]

Lire aussi...

Parcourez nos éditions

Jean Dupuy par Renaud Monfourny pour la galerie Loevenbruck
04
04

Hommage à Jean Dupuy

Découvrir l’édition
Beaucoup plus de moins
03
03

Beaucoup plus de moins

Découvrir l’édition
Encyclopédie des guerres
02
02

L’Encyclopédie des guerres (Aluminium-Tigre)

Découvrir l’édition
O. Loys, bal des Incohérents
001
001

Décembre 2021

Découvrir l’édition
Younes Baba Ali, art et activisme en Belgique
01
01

Art et engagement Enquête en Belgique

Découvrir l’édition

Parcourir nos collections