La première semaine de confinement a vu TikTok débouler dans le monde des adultes, alors que ce média social était jusque là considéré comme un amusement pour gamins. Des adolescent.e.s se filmant pour devenir « virales » et « viraux » en répétant à l’infini les mêmes gestes et mêmes chants. Quelle politique raconte cette esthétique de l’enfermement ?
« Il est aussi raisonnable de représenter une espèce d’emprisonnement par une autre que de représenter n’importe quelle autre chose qui existe réellement par quelque chose qui n’existe pas » : c’est l’exergue de La Peste de Camus, empruntée au Robinson Crusoé de Defoe.
Un type avec des lunettes de soleil et une casquette prend une photo par le hublot d’un avion. On entend « miaou ». La caméra se lève et on découvre un chat dans le porte-bagages. On se rend compte que le type est en réalité chez lui devant le tambour de sa machine à laver, dans laquelle il a dû glisser un Ipad représentant le ciel.
Après un léger panotage qui abandonne un dos et un parapet en pierre, la caméra suit des poissons très longs dans une rivière, qui semblent munis d’une sorte d’antenne ou de chevelure flottant sur l’eau. La musique, déjà entendue mille fois, évoque les bandes-son pour exercices de relaxation. Les textes de légende sont en japonais.
Puis c’est une scie d’apparence latino, « kourikitakaté, kourikitakata », qui revient elle aussi pour la trois millième fois. Une jeune femme de dos, en robe à fleurs au milieu d’un champ, commence une sorte de chorégraphie avec ses bras, devant un parterre de salers. Quand elle s’avance en dansant vers les vaches, celles-ci s’enfuient.
Un garçon joue deux rôles dans une saynète, en champ et contre-champ. Au mur, des photos de foot et un drapeau français. On lit en sticker « Certains musulmans ». S’en suit un dialogue postsynchronisé en anglais, sous-titré en français : « Tu bois de l’alcool ? – Oui. – Tu fumes [il montre un énorme pétard factice] ? – Oui ! – Mais tu manges pas de porc ? – AstahrfAllah je suis musulman ! » Pour cette dernière réplique, le jeune acteur a quitté son sweat-shirt à capuche pour un habit maghrébin « traditionnel » et a posé un plaid coloré en guise de tapis de prière sur son épaule.
Vous êtes sur TikTok. Pour obtenir l’échantillon ci-dessus, il vous a fallu tricher un peu : prendre un téléphone anonyme, ne pas avoir de compte, ne pas vous servir de l’application ou presque. On ne commentera pas plus avant : art du trompe-l’œil, zoo- et phytophilies ordinaires, burlesque. Les trois premières vidéos sur lesquelles vous tombez permettent de réécrire à peu près Le public moderne et la photographie de Baudelaire : « It is a happiness to wonder, « c’est un bonheur d’être étonné » ». Pour la dernière, peu importe de connaître l’intention de son auteur : la lecture des commentaires nous apprend que la saynète peut être interprétée comme une satire des dévots, un rappel à l’ordre, une insulte à la religion, une forme d’autodérision proposée aux musulmans, etc. C’est un rêve de sociologue de l’art : TikTok offre des centaines de témoignages sur la réception des œuvres – certes limités à un public plutôt homogène.
Sur votre autre smartphone, personnel, les vidéos qui défilent sont d’une toute autre sorte : vous avez un compte, vous regardez régulièrement TikTok. Très vite, en quelques heures, l’algorithme a compris ce qui vous intéressait réellement, dans le fond : les garçons torse nu/les filles en bikini et les chats/voitures. Il n’y a plus que ça sur votre fil, logiquement intitulé « Pour toi ». Vous avez eu beau chercher « art », « kunst », « design », la machine vous a cerné.e (elle a analysé le temps que vous passiez sur chaque vidéo, si vous la répétiez, si vous consultiez le compte du créateur ou de la créatrice) et elle ne vous propose plus que la même chose, en boucle. Vous avez beau vous abonner à des comptes de personnes en surpoids qui font de l’humour métaphysique, rien n’y fait. À un moment, vous vous êtes aperçu.e dans l’une des vidéos : une ado se moquait des vieux qui matent des jeunes en train de faire leur gym quotidienne. Vous êtes devenu un mème. Première vertu de TikTok : épargner des années d’introspection. Il vous tend le miroir cru de votre misère intellectuelle. Baudelaire : « la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal ».
Un rêve d’art populaire
Du point de vue esthétique, TikTok, encore pauvre en publicité, réalise aussi un rêve d’art populaire. Chacun dispose d’une minute maximum pour faire le court-métrage de son choix. Car regarder sans publier soi-même de « contenu » contrevient au principe d’échange qui prévaut sur les médias sociaux. Et au principe même de TikTok : le passage de mème, donc, comme on dit passage de témoin. Il s’agit de reprendre une même chanson, un même dialogue, d’en oublier l’origine et de réinterpréter cette bribe, de l’enrichir, de se laisser ventriloquer par elle (tout se fait en lipsync), comme on peut imaginer que les aèdes enrichirent l’Iliade et l’Odyssée – du moins il est satisfaisant de le penser. Par ailleurs, TikTok n’est pas dénué de réflexivité (vertu cardinale de la modernité, comme on sait) puisqu’en tant que royaume du mème, il n’est pas dupe de son identitarisme. A ce titre, on peut s’étonner que très peu d’artistes s’en soient emparés, comme des autres médias sociaux du reste. Il y a eu un art de l’enregistrement magnétique (la musique concrète), un art vidéo qui chacun soumettaient le médium à un torture test. Rien de cela pour Instagram et autres. En revanche, il existe un art digital qui, chez Ian Cheng, Meriem Bennani ou Bertrand Dezoteux par exemple, tâte les extrémités de l’intelligence artificielle et tente de cerner, comme dit Dezoteux, « quel monde, quelle idéologie, quel système politique » produisent des programmes livrés à eux-mêmes.
Le fait qu’on parle de vidéos virales peut-il apporter un éclairage à la crise qui nous traverse ? Ce qui est sûr c’est que les jeunes utilisateur.trice.s des médias sociaux ont presque mieux réagi à la propagation des fake news du début de confinement que nos amis les plus sérieux et rationnels. On a vu des collègues quadras et quinquas à bac +12 se mettre à colporter des images ou des infos fausses comme s’ils en étaient la première source. Dans le même temps, les adolescents de TikTok – pour certains du moins – rivaliser de créativité et quitter le domaine de la singerie pour mettre en scène les nouveaux obstacles de la réalité. Comme s’ils étaient vaccinés aux mèmes et aux leurres dont ils maîtrisent parfaitement l’usage, contrairement aux adultes.
De cette vision du monde ultraconnecté, ses act.eur.rice.s ont volontairement effacé leur vie au dehors. C’est, on suppose, un effet du médium : avec leur format 9:16, telle une télé renversée sur sa plus courte tranche, les stories Instagram ou TikTok produisent une image en forme de meurtrière. Comme s’il n’y avait plus qu’un immense hors-champ, menaçant, dévorant. Car invisible. Les personnages y ressemblent tous à Klaus Kinski pivotant autour de la caméra d’Herzog pour apparaître en Aguirre. Il paraît que la méthode s’appelle « vis Kinski » : cela permet de surgir de nulle part. En ce sens, les médias sociaux prennent acte de la disparition des fenêtres au profit des écrans. Et c’est très congruent à la situation actuelle : parce que privés de « dehors », nous avons le sentiment de ne plus être nulle part, y compris et surtout quand nous sommes chez nous. Comme le rappelle Emanuele Coccia dans un entretien au Monde à propos du confinement, « la maison est l’espace à l’intérieur duquel un ensemble d’objets et d’individus sans liberté vivent dans l’ordre voué à la production d’une utilité. » En cela, elle est « l’exact opposé du politique ».
Les héro.ïne.s qui s’agitent au fond de nos smartphones semblent y habiter. Sans prise sur leur hors-champ, il.elle.s ne sont pas bon.ne.s pour le documentaire, mais pas tellement non plus pour la fiction, incapables qu’il.elle.s sont de représenter quelque chose « qui existe réellement par quelque chose qui n’existe pas »1. Ce dont il.elle.s sont le plus proches, ce sont des avatars de jeu vidéo sans doute. Dans les jeux en caméra subjective, le hors-champ est tout aussi fuyant : il se génère au fur et à mesure de l’avancée du.de la joueu.r.se et s’effondre après son passage. Une certaine idée de l’exister contemporain. Entre les quatre planches de leur chambre et de nos écrans, les personnages de TikTok n’en mènent littéralement pas large. Cela tombe bien : ils aspirent à une forme de minorité ou de fluidité. Mais ils le font le plus souvent dans la discipline de la domus romaine, ce qui contredit la seconde aspiration. D’une certaine façon, TikTok reflète assez bien, et avec une distance amusée, nos vies domestiques de Tamagotchi.
En cela ce réseau pose une question facile : à qui ou quoi tenons-nous compagnie ? Et une autre plus urgente : à quoi sommes-nous en train d’être éduqués ?