Éditeur, producteur et réalisateur, activiste politique et militant pro-démocratie au Liban, Lokman Slim est tombé sous la balles de tueurs à ce jour officiellement non identifiés le 4 février 2021 dans la région de Nabatieh au sud du Liban. Pour éclairer quelques traits de sa personnalité et témoigner des dangers auxquels les artistes activistes sont confrontés, nous avons sollicité deux proches de la victime, Amanda Abi Khalil, fondatrice de la plateforme curatoriale Temporary Art Platform (TAP) et Fadi Toufiq, écrivain et artiste, tous deux Libanais. Pour Switch (on Paper), ils ont accepté de témoigner sur l’impossibilité de témoigner.
Lokman traça sa propre trajectoire vers la mort. En se rendant au sud Liban, il mesurait pleinement le risque qu’il prenait. Aussi choquant que fut son assassinat, il était prévisible. Cela faisait un moment qu’il était menacé, il avait écrit une lettre qu’il a rendue publique, dans laquelle il annonçait la responsabilité du Hezbollah pour tout ce qui pouvait lui arriver, à lui ou à sa famille. Il s’est joué des pièges évidents de l’ennemi. Jouer était son modus operandi.
Lokman, es-tu devenu leur cible en tant qu’activiste politique, en tant qu’écrivain, ou cinéaste, en tant que cofondateur d’UMAM, ou directeur de Hayya Bina, en tant qu’éditeur, ou comme dissident chiite en lutte pour la justice et la liberté d’expression ?
Portais-tu une cravate ce jour-là ?
La cravate était le laisser-passer de Lokman dans les différents milieux à travers lesquels il naviguait. Passant d’une interview télévisée sur la guerre en Syrie à un rendez-vous avec un plasticien qui préparait une installation au Hangar – un espace qu’il avait transformé en interstice de liberté pour les arts et la culture à Dahieh (dans la banlieue sud de Beyrouth), avec l’activiste culturelle Monika Borgmann, sa femme.
Je t’écris tous les jours depuis février dernier ; correspondance épistolaire post mortem comme moyen de faire mon deuil. Impossible pour moi de me retrouver dans cette dalle de marbre qui a été placée dans le jardin familial, ni dans les portraits placardés sur les panneaux d’affichage, pas plus qu’à l’idée d’une fondation. Il y a pour moi une incompatibilité entre la façon dont tu as fabriqué ton existence jusqu’à la mort et la façon dont ces rituels ou modèles (pour reprendre les mots de ton ami Fadi Toufiq) se sont manifestés dans l’espace public. Le jour des funérailles, j’essayais de déchiffrer le chant des oiseaux. Ces oiseaux auxquels tu prêtais tellement attention, comme à leur habitat, en sauvegardant une oasis verte au milieu de la jungle des tours en béton du voisinage. Tu les as maintes fois mentionnés dans tes lettres ou tes descriptions d’UMAM et du Hangar. Je les ai entendus et je sais que tu les entends aussi.
Les gens sont venus en masse malgré le confinement, ils sont revenus pour commémorer le 40e jour, le 6e mois, et bientôt ils viendront pour la commémoration de la première année. Je n’ai pas pu assister à tout cela. Pour l’heure, l’enquête sur l’explosion du port est au point mort et le pays s’enfonce dans la pire crise humanitaire et économique qu’il ait jamais connue. L’enquête autour de ton assassinat est également en suspens, du moins n’en avons-nous aucune nouvelle officielle. Monika déploie tous ses efforts. En fin de compte, tout cela est venu rejoindre la mission de l’organisation que vous avez fondée. Ironie ? Sans commentaire.
Je sais que tu regardes et analyses, tu es partie prenante de là où tu es. Nous avons tous changé de discours, de façon de parler en nous colletant avec la réalité à laquelle nous sommes confrontés. Penses-tu qu’ils vont prendre le pouvoir ? Je sens que c’est en train de se produire, la tension est extrême dans les rues de Beyrouth.
Quel est le sens d’écrire sur les morts ? On m’a demandé de parler/témoigner sur toi, notre expérience professionnelle commune et notre amitié, mais je n’ai rien à ajouter à ce que tout le monde sait, écrit ou dit à propos de ton courage inconditionnel, ton absence de crainte, ta passion et ton engagement à vie pour la justice et le sens des responsabilités. Ce que je me suis employée à faire depuis qu’ils t’ont tué, c’est de correspondre avec toi comme je le fais maintenant et de mettre en pratique les choses que tu m’as enseignées sur la vie et la mort et tout ce qui se trouve entre les deux. Une conscience qui infuse chaque repas que je prépare, chaque livre que je lis, chaque texte que j’écris.
J’ai encore l’impression que c’était hier. Le temps est fluide comme tu le disais souvent.
Les dernières lettres que tu m’as laissées ont généré un élan de vie au sens le plus littéral du terme, qui m’aide à faire face à ton absence.
Fadi et moi sommes devenus amis, le jour même de ton assassinat. Je savais que vous étiez très proches tous les deux. J’étais à Beyrouth et Fadi à Marseille ce jour-là. Nous nous sommes appelés sur WhatsApp, nous ne nous étions jamais parlé auparavant. Les mots n’étaient que des euphémismes, leur écho sonnait vide, nous sommes restés avec cette vacuité pendant un temps…
Puis, nous avons commencé à nous téléphoner régulièrement, je connaissais à peine Fadi de la petite scène artistique de Beyrouth, je connaissais surtout son travail et ses écrits. Nous avons entrepris de lire ce livre d’Adrian Parr, Deleuze and Memorial Culture. Lui de France et moi de Beyrouth, puis de Rio de Janeiro où je me suis réfugiée et immergée dans le travail pour faire mon deuil et surmonter la douleur. Beyrouth devenait trop toxique pour ma santé mentale, nous essayons tous de mettre bout à bout les dernières onces de raison pour faire face au quotidien là-bas.
Dans le livre de Parr, Fadi a mis en exergue le chapitre 6, The Amish shootings, qui traite de la façon dont le choc peut être interprété en l’absence d’expérience personnelle vécue ou de modèle connu. En quelques mots, il décrit la fusillade survenue dans une école en Pennsylvanie en 2006, où un chauffeur de camion, père de trois enfants, abattit six filles Amish avant de se suicider. La note qu’il laissa exprimait sa colère envers Dieu pour lui avoir enlevé sa fille née prématurément des années auparavant. Le texte décrit la manière dont la communauté Amish contint sa colère et s’abstint d’exprimer publiquement son chagrin (évitant la commémoration), tout au contraire : elle fit preuve de force et de sang-froid et accomplit quelques gestes décisifs, l’un d’entre eux consistant à tendre la main à la famille du tueur, et créa un fonds de soutien pour la famille des défuntes.
Échapper à la logique du capitalisme tardif et garder ses distances physiques et psychologiques avec le modèle dominant avec ce que cela implique sur la culture, constituent le trait d’identité partagé par l’ensemble de la communauté Amish. Fadi et moi nous sommes intéressés à la manière dont ils ne commémorent pas, n’honorent pas ou ne font pas l’éloge des morts. Nous avons continué à chercher des indices, des clés, des lectures qui résonnaient avec notre propre sentiment de refus de la commémoration et la pression constante qui s’exerçait sur nous, en tant qu’amis, pour parler, écrire et produire (organiser) des événements en ton honneur.
Nous avons ressenti le besoin d’écouter, de « ne pas parler », de lire, d’attendre… Nous nous sommes vraiment identifiés aux Amish qui ne cherchaient pas à exprimer leur chagrin au reste du monde par le langage ou les mots, mais plutôt par des formes immatérielles…
Nous avons continué à lire, notamment, un autre livre très édifiant, Radical Hope – Ethics in the Face of Cultural Devastation du psychanalyste et philosophe Jonathan Lear. Comme tu nous l’as sans doute appris… nous avons essayé de chercher du soutien dans les livres pour transformer notre vulnérabilité, notre fragilité et notre désespoir en courage créatif.
Fadi et moi avons continué à échanger par le biais de lectures et d’appels téléphoniques par-delà les fuseaux horaires, jusqu’à ce que nous nous rencontrions à Marseille puis à Labège et qu’une amitié naisse. Naissance d’une amitié comme moyen de faire face à ta mort. Parallèlement, nos vies personnelles et professionnelles, en tout cas la mienne, ont connu des transformations radicales, empreintes de ces sentiments que l’on tente de décrire, mais qu’en réalité, on ne saurait que vivre.
En couverture, piles de journaux parmi les archives de l’UMAM © Marwan Tahtah