franck leibovici, Bogoro, tampons
franck leibovici, Bogoro, tampons

Bogoro, l’œuvre-enquête de Franck Leibovici et Julien Seroussi #4 Les images dans le procès

Investigation par Virginie Bobin

Sommaire

Au croisement de l’art, de la poésie et la justice internationale, Switch (on Paper) publie un texte sous forme d’enquête en plusieurs épisodes sur un projet mené depuis 2014 par Franck Leibovici et Julien Seroussi à la Cour pénale internationale (CPI) dans le cadre du procès Katanga/Ngudjolo, noms de deux personnages accusés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité perprétrés en 2003 dans le village de Bogoro en République démocratique du Congo. Ce quatrième texte éclaire le rôle des images et du regard dans le procès, au travers de l’étude de deux installations : muzungu (2016 – en cours) et vitraux et tampons — l’histoire du pixel (2018).

[ 1 ]

bogoro, op.cit. p. 247.

[ 2 ]

The text and its performance à Bunkier Sztuki (Cracovie, 2016), Dreams&Dramas. Law as Literature à nGbK (Berlin, 2017), vitraux et tampons – l’histoire du pixel à La Chaufferie (Strasbourg, 2018) et Juger – Créer à la Cité internationale des arts (Paris, 2018).

[ 3 ]

Julien Seroussi et Franck Leibovici, bogoro, Questions Théoriques, 2016

Au cours du procès Katanga/Ngudjolo, de nombreuses images ont été soumises aux juges par l’équipe du procureur en tant qu’éléments à charge : photographies des lieux de l’attaque, portraits de protagonistes présumés, cartes… Pourtant, très peu de ces preuves ont été jugées recevables. Les récits des témoins font en effet ressortir les divergences d’interprétations et de regards portés sur les individus, les lieux et les situations représentés par les différentes parties. Le caractère de preuve objective que l’on associe communément à la capture photographique s’effondre au gré des hésitations et des contradictions, accentuant la difficulté qu’il y a à faire émerger des faits suffisamment stables pour convaincre les juges « au-delà de tout doute raisonnable ». Là encore, pratiques légales et pratiques vernaculaires entrent en conflit. Au-delà des intérêts de l’accusation et de la défense qui influent évidemment sur la lecture des images, on ne regarde pas une photographie de la même manière selon qu’on est une juge belge, un agriculteur congolais, une anthropologue française ou un artiste.

D’après Julien Seroussi, les juges ont tendance à se méfier des images en tant qu’éléments de preuve. Celles du procès Katanga/Ngudjolo ont été produites aussi bien au cours des événements que pendant l’enquête préliminaire par différents acteurs : miliciens, journalistes, membres d’ONG, de l’équipe du procureur, ou experts médico-légaux. Dans le contexte politique et matériel instable qui a vu naître ces images, il est parfois très difficile de retracer leur « chaîne de possession », c’est-à-dire leur parcours depuis le moment où elles ont été prises jusqu’à leur présentation au tribunal. Or, la source de ces images et le chemin qui les a menées jusqu’à la cour par l’intermédiaire d’une série de médiateurs sont des éléments-clés pour assurer leur recevabilité. D’un point de vue légal, ce sont des documents, et tout document doit pouvoir être certifié. Lors du procès, une photographie représentant, selon l’accusation, un groupe d’enfants-soldats encadrés par un milicien, a été décrite par un chef de village comme un groupe d’écoliers accompagnés de leur enseignant. Ainsi, Chef Manu, chef du village de Zumbe suggère que celle-ci représente en réalité des personnes de l’ethnie rivale :

lorsque je dis cela, c’est parce que je n’arrive pas à identifier une seule personne. martin cobra n’y est pas. cobra matata n’y est pas. je ne reconnais personne sur cette photo. c’est la raison pour laquelle j’ai dit que peut-être ce sont les hema parce qu’ils étaient nos ennemis, nous nous battions contre eux. je n’ai pas confirmé qu’il s’agissait des hema (…). je ne suis pas en mesure d’identifier cette photo, et je crois peut-être qu’il s’agit des hema.1

Un seul élément de preuve visuelle sera finalement admis par les juges : un stratagème proposé par Seroussi en superposant deux cartes, qui permettra de confondre l’un des témoins. Le jugement indique ainsi :

la Chambre a constaté, au cours du transport judiciaire qu’elle a effectué en Ituri, que cette représentation du village de Zumbe s’appliquait en réalité davantage à la topographie du village d’Aveba.

franck leibovici, julien seroussi, muzungu, 2016. éléments de preuve présentés à travers les témoins p-280 (carte de village de zumbe) et p-258 (carte du village d’aveba).impression numérique sur papier a4.

muzungu : un dispositif visuel interactif

Une ancienne collègue de Seroussi à la Cour Pénale Internationale, dont celui-ci souhaite préserver l’anonymat, a reconnu que la méfiance des juristes envers les images résulte aussi de leur manque de pratique. Or regarder une image, cela s’apprend : la « vision professionnelle » des juristes, qui s’appuie sur l’exercice du droit, les encourage à privilégier les preuves écrites et à négliger les informations inscrites dans les images, faute de pouvoir les reconnaître (dans tous les sens du terme). Ce constat a mené Leibovici et Seroussi à concevoir muzungu, une installation interactive présentée dans plusieurs expositions depuis 20162. « Muzungu » est un terme swahili employé dans la région des Grands Lacs pour désigner les Blancs, que l’on traduirait littéralement par « ceux qui tournent en rond », terme qui a notamment été appliqué non sans ironie aux enquêteurs de la CPI lors de leur venue en Ituri pour récolter preuves et témoignages en prévision du procès Katanga/Ngudjolo. Cela donne une idée de la perplexité et de l’estime mitigée dans lesquelles la population locale tenait le travail des enquêteurs, et plus généralement celui de la CPI.

L’installation muzungu présente l’intégralité des éléments de preuve documentaires du procès. Documents administratifs, photographies, cartes, diagrammes, transcripts, ont été imprimés en format A4 (le format standard utilisé à la CPI) et fixés avec des aimants sur des panneaux magnétiques mobiles. Ce premier geste d’organisation dans l’espace, courant pour des chercheurs, des artistes ou des commissaires d’exposition, est inédit dans le cadre d’un procès, où les documents sont présentés à la cour de manière successive et non spatialisée. Cette présentation permet un jeu de comparaisons et de connexions visuelles, qui émergent par effet de rapprochement ou de montage. Leibovici et Seroussi ont de plus appliqué aux documents un système de codes couleur et de mots-clés issus des transcripts du procès parallèle à celui du livre bogoro3. Il s’agit moins de proposer ici une interprétation des documents mis à disposition que de faire saillir un certain nombre d’informations déjà présentes et de rendre ainsi visibles des liens qui n’auraient pu être repérés autrement.

franck leibovici, julien seroussi, muzungu, « the text and its performances », bunker sztuki, cracovie, 2016, impression numérique sur papier a4, feutres surligneurs, étiquettes, peinture magnétique, aimants, portants magnétiques.

« on voit tout de suite, explique Leibovici, si un protagoniste du procès se retrouve au centre d’un réseau ou à sa périphérie, s’il est isolé ou très bien connecté. le rôle de certaines figures, considérées comme marginales dans certains récits, peut soudain être reconsidéré. dans notre cas, le rôle joué par les féticheurs dans les chaînes de commandement est immédiatement ressorti. katanga est aussi apparu dans une nouvelle position, celle d’un coordinateur entre différentes chaînes de commandement, à l’intersection des milices et des féticheurs, dans une double position de vassalité et de pouvoir, qui n’apparaît pas lorsqu’on suit les témoignages de manière linéaire. »

D’une installation artistique à un outil juridique ?

Avec l’aide d’un médiateur, chargé d’introduire le dispositif, les visiteurs de l’exposition sont invités à repérer ces liens et à manipuler les documents pour proposer leurs propres combinaisons et assemblages. En « tournant en rond » entre les documents, chacun, fort de sa « vision professionnelle » et de ses propres outils conceptuels, est ainsi amené à faire surgir des connexions particulières et à composer une lecture alternative des faits, susceptible de modifier le « poids » de tel élément de preuve qui aurait pu être jugé au cours du procès. Une fois encore, Leibovici et Seroussi n’ont pas pour ambition de rejouer le procès Katanga/Ngudjolo pour atteindre une conclusion différente de celle des juges. En invitant les visiteurs à effectuer le travail de mise en relation entre les documents, ils rendent perceptibles et compréhensibles les opérations permettant d’établir des faits, de les indexer, de les analyser et de les intégrer dans un jugement. Ils proposent aussi des outils permettant d’élargir les grilles de lectures possibles et, peut-être, les critères de crédibilité juridique des documents (voir ainsi leur installation « a rashomon effect » (2018) qui rassemble, pour chaque fait, les versions antagonistes des différents témoins – permettant ainsi de partir non pas de la crédibilité des témoins pour évaluer ses dires, mais à l’inverse, de l’isolement ou du recoupement de ses dires par les autres témoignages). La connotation négative du terme muzungu est ainsi renversée : déambuler parmi les documents n’est plus une marque d’errance et de confusion, mais une méthode d’enquête qui, en s’autorisant méandres et détours, devient productive par sérendipité. Tout l’enjeu est alors de rendre cette méthode acceptable aux yeux des juristes de la CPI, afin que muzungu ne soit pas réduite à la production de récits alternatifs, voués à le rester.

franck leibovici, julien seroussi, a rashomon effect, 2018. cour pénale internationale, la haye, 2019. impressions sur papier coréen montées sur carton, laines de couleur, clou.

Comment passe-t-on d’une expérience interactive au sein d’un espace d’exposition artistique à une pratique juridique ? Cette question vient perturber à la fois le fonctionnement habituel des centres d’art et celui de la cour. Si les lieux d’exposition sont de plus en plus familiers et friands d’œuvres dites participatives, qui leur permettent de nouer des rapports de proximité avec « les publics », ces œuvres mettent en lumière les conditions d’exposition des œuvres standard. Car ce type d’installations est souvent chronophage pour le visiteur : il est difficile d’y passer moins de 20 minutes pour qui décide de se plonger dans la masse présentée. Pour cette raison, selon Leibovici, la présence d’un médiateur est indispensable afin d’éviter que l’installation ne soit perçue comme un assemblage d’artefacts visuels à contempler plutôt que comme un outil discursif. Or peu d’institutions sont prêtes à rémunérer une personne à temps plein pour accompagner une seule œuvre, a fortiori dans le cadre d’une exposition collective. Leibovici a ainsi parfois dû renoncer à ses honoraires, ou bien assurer lui-même la médiation de muzungu.

En ce qui concerne la CPI, il s’agit plutôt d’agir sur les standards juridiques de la cour, en invitant les juristes à intégrer les possibilités méthodologiques offertes par muzungu. Avant de l’installer directement dans les espaces professionnels mêmes de la Cour, à l’attention des employés, Leibovici et Seroussi ont profité des différentes expositions pour inviter des chercheurs, des juristes et des membres de la CPI à tester leur dispositif. Des membres de l’équipe des juges de la Chambre préliminaire, de la Chambre de première instance, et de la défense ont ainsi pu expérimenter de nouveaux gestes et de nouvelles approches autour des documents auxquels ils avaient déjà été confrontés lors du procès. Certaines de leurs compositions ont d’ailleurs été présentées dans l’exposition du nGbK à Berlin. David Hooper, l’avocat anglais de Germain Katanga, et Katanga lui-même, ont exprimé le souhait de retraiter les documents au moyen de muzungu. La réalisatrice britannique un documentaire sur Hooper et les avocats de la défense dans les cours de justice internationale ont demandé à utiliser l’installation comme support visuel pour leur récit du procès.

Enfin, muzungu a été présentée dans le cadre de l’exposition Juger – Créer, à la Cité internationale des arts à Paris en novembre 2018, consacrée au 20e anniversaire de la création de la CPI. Organisée par le ministère français de la Justice, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, l’Institut des Hautes Études sur la Justice, et l’École nationale de la magistrature sous le regard attentif de la CPI, et rassemblant différents artistes et chercheurs, l’exposition a permis de faire circuler muzungu parmi des réseaux universitaires et juridiques, y compris celui de la cour elle-même. Celle-ci y voit en effet un autre intérêt, en rapport avec ses missions de sensibilisation et de relations publiques. Afin de mieux faire connaître ses activités et son fonctionnement, la CPI rend public l’ensemble des transcripts et des éléments de preuve de ses procès, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils soient lisibles ou compréhensibles. Le profane se heurte à une série d’obstacles : la complexité du langage juridique ou la masse de documents à appréhender. muzungu représente donc un outil de médiation précieux aux yeux de la cour et pourrait offrir un autre point d’entrée dans le monde de la justice internationale.

Publiciser, protéger : une histoire du pixel

Les missions de sensibilisation et de médiation de la Cour pénale internationale ne sont pas seulement entravées par la complexité des pratiques et des matériaux qu’il faut rendre accessibles à des communautés très diverses : populations locales, victimes, ONG, journalistes, grand public… Elles se heurtent aussi aux impératifs de protection des témoins, qui impliquent le brouillage ou l’expurgation de certaines informations. Cela a évidemment un impact non négligeable sur les images produites par les procès, ce qui n’a pas manqué d’interpeller Seroussi et surtout Leibovici. Ce dernier s’est plus particulièrement intéressé aux techniques de pixellisation permettant de rendre méconnaissables le visage des témoins. Le degré de pixellisation des images est fixé par des normes juridiquement déterminées qui doivent permettre de résoudre la tension entre sécurité des témoins, évaluation des témoignages et publicité des procès. Ces normes ne sont donc pas neutres, elles évoluent et sont négociées par des experts soumis à des impératifs juridiques, éthiques et politiques.

Comment rendre palpables les tensions qui forment la matière de ces images, et conditionnent tout aussi bien leur production, réception et circulation dans le monde de la justice internationale ? Opérant un rapprochement visuel entre le pixel et le carreau de vitrail (où la lumière joue un rôle central), Leibovici a profité d’une invitation à exposer à l’automne 2018 au centre d’art La Chaufferie à Strasbourg pour travailler avec un maître-verrier à la réalisation de trois vitraux monumentaux, reproduisant les visages brouillés de trois témoins issus des captations vidéo du procès Katanga/Ngudjolo. Plus de quarante sortes de verres teintés ont été utilisées pour chaque vitrail (alors qu’un vitrail standard utilise en moyenne 5 couleurs), avec l’ambition de reproduire le plus fidèlement possible les variations de couleur des pixels numériques. La lumière filtrée par les vitraux se reflète sur le sol de l’espace d’exposition, les visages réapparaissant ainsi sous une troisième forme, floue et évanescente, et projetant des taches colorées sur le corps des visiteurs et sur les autres œuvres présentées dans l’exposition.

franck leibovici, 3 témoins pixellisés, « vitraux & tampons – une histoire du pixel », la chaufferie, strasbourg, 2018. vitraux.

En regardant les photos de l’œuvre, on peut se demander si, malgré sa beauté, elle ne reproduit pas une forme de violence vis-à-vis des corps – des corps noirs – représentés dans ces images : violence de la guerre, mais aussi violence de l’institution judiciaire qui, même quand elle a pour but d’apporter des réparations, fait déplacer des personnes dans un pays avec un système et des procédures qui leur sont étrangers et qui ne peuvent que rappeler l’héritage colonial. Ces visages brouillés racontent une chose : témoigner, c’est s’exposer au danger, c’est risquer sa vie et celle de ses proches. Quelques centaines de pixels semblent offrir une protection bien fragile face à ce danger. Exposer à nouveau ces images, les magnifier, n’est-ce pas prolonger symboliquement la violence faite à ces corps ? Pour Franck Leibovici, la violence symbolique se trouve ailleurs : « produire des vitraux de témoins pixelisés pose la question de l’identité visuelle d’une institution telle que la CPI. Ils mettent au premier plan la mission contradictoire de la cour, sans jamais dissimuler la charge de violence que les actions de cette dernière transportent ou comportent. »

La monumentalité des vitraux, en accentuant le caractère abstrait des images reproduites, invite à se détacher d’une approche représentative ou narrative pour se concentrer sur le processus de fabrication des images. Pour Franck Leibovici, il s’agit bien de faire saillir des éléments par ailleurs invisibles, en matérialisant visuellement et spatialement des procédures à la fois techniques et juridiques. Il s’appuie ici sur la notion de « rendering », développée par le sociologue nord-américain Michael Lynch. En étudiant des scientifiques spécialistes des nano-échelles, développant une étrange pratique de nano-sculpture, Lynch s’est rendu compte que la fabrication d’objets d’art permet à ces scientifiques de se poser des questions de façon située, qu’ils ne se seraient pas posées autrement, et de produire de nouvelles données. Un rendering est donc non seulement une représentation, mais aussi un processus de réaction faisant saillir des questions ou des propriétés invisibles avant ce test. Pour Leibovici, toute œuvre d’art peut fonctionner comme un rendering : une manière de (se) poser les questions différemment, et de les rendre sensibles à différents publics. Les vitraux présentés à Strasbourg pourraient ainsi rendre visibles et lisibles les tensions qui se nouent entre publicisation et anonymisation dans le travail de la justice internationale, et les implications technologiques, juridiques et culturelles encloses dans chaque pixel, chaque carreau de verre. L’œuvre rejoue ainsi la double fonction associée à l’art du vitrail au Moyen-Âge : narrative et somptuaire, donc légitimante.

L’œuvre d’art comme système d’encodage

L’exposition de La Chaufferie a également permis à Franck Leibovici d’expérimenter la fabrication d’une autre série de « renderings », dans un registre visuel très différent. De prime abord, on croit avoir affaire à une installation d’art actuel courante, composée d’un ensemble de petites sculptures de bois posées au sol, agrémentées de ficelles, de fils de fer et de couleurs vives  – un répertoire esthétique qui peut évoquer celui de l’artiste camerounais Barthélémy Togo, par exemple. En s’approchant, on remarque des fac-similés de courriers apparemment officiels, tamponnés de divers sigles et logos et couverts de larges disques de cire rouge gravés. On comprend alors la fonction des sculptures en bois : ce sont des tampons d’un modèle plus grand que nature mais fonctionnels. Une machine de sténotypie ancienne, des morceaux de cire rouge et un réchaud sur lequel est posé une petite casserole remplie d’un reste de cire fondue, complètent l’ensemble. Au mur, une carte colorée a été dessinée à la main. Elle tente de représenter l’évolution des différentes milices impliquées dans le conflit en Ituri, dont les noms, les sigles, les uniformes, les alliances et les oppositions n’ont cessé de fluctuer au fil des mois, entravant le travail de la cour. Les documents reproduits au sol sont des courriers échangés par ces milices qui figuraient parmi les éléments de preuve. Au lieu d’aider les juges à authentifier les documents et obtenir une représentation stabilisée des rapports de force en présence et des chaînes de commandement, les tampons apposés sur ces lettres n’ont fait qu’ajouter à la confusion : leur allure officielle dissimulait parfois mal leur caractère artisanal et la légitimité toute relative des personnages qui en faisaient usage.

franck leibovici, 11 tampons reconstitués, 2018. « vitraux & tampons – une histoire du pixel », la chaufferie, strasbourg, 2018. bronze, bois, acrylique.

Collecter les tampons, les indexer et les fixer, permet d’étudier et de comparer ces objets éphémères et pourtant essentiels. En donnant une forme, un poids et un usage à ces objets, Leibovici propose donc de rendre préhensibles et manipulables des éléments autrement opaques et fuyants. Le processus de production de l’œuvre a fait émerger des questions imprévues, qui ont à leur tour permis de mettre en lumière certains faits. Ainsi, certains tampons sont la marque de fusions ou de dissidences entre milices, ce qui n’est pas perceptible dans leur dessin. Leibovici a donc eu l’idée d’utiliser les manches de bois pour encoder des informations invisibles sinon. Les manches d’aspect travaillé, sculptés au tour, sont associés à des tampons officiels, tandis que d’autres, d’allure plus brute, taillés au couteau, portent les tampons de groupes plus informels. L’association de deux moitiés de manche différentes évoque une fusion entre deux milices. Les codes couleurs utilisés reprennent ceux des éléments de preuve présentés côte à côte dans l’installation muzungu. L’œuvre contribue donc à la création d’un système d’outils qui se répondent et se complètent.

Une affaire à suivre…

Dans le travail de Leibovici, les objets d’art ne sont jamais une fin en soi. Ils permettent de fixer temporairement la re-présentation d’un problème public et de le rendre appréhensible. Ce sont des prototypes, des outils, chargés de différentes strates d’information et d’usage, qui agissent au sein d’un écosystème de pratiques et de représentations auxquels ils contribuent en faisant émerger de nouveaux publics. Dans le cas de law intensity conflict, la recherche qu’il mène depuis 2014 avec Seroussi, chaque œuvre élabore un dispositif d’enquête pour opérer une médiation ou proposer une résolution possible à un problème rencontré au cours du procès Katanga/Ngudjolo. Leur vocation est double : permettre à des publics variés de comprendre le travail d’une justice internationale encore en pleine invention et transformer les pratiques de ses acteurs. C’est à cette fin que Leibovici et Seroussi prévoient de faire de l’exposition prévue au sein même de la CPI au printemps 2020 un « Medialab » pérenne, mêlant installations et workshops : un ensemble d’outils mis à disposition des juristes, ou construits avec eux, qui puisse aussi être utilisé pour sensibiliser le public et les différentes communautés concernées par les missions de la CPI. Qu’un tel outil, à la fois conceptuel et pragmatique, puisse trouver place au sein de la CPI est bien la preuve des effets potentiels de l’art sur les institutions, et un modèle inspirant pour agir, depuis l’art, sur la société.

Couverture : franck leibovici, 11 tampons reconstitués, 2018. « vitraux & tampons – une histoire du pixel », la chaufferie, strasbourg, 2018. bronze, bois, acrylique.

[wp-faq-schema accordion="1"]
Envie de réagir ?
[wpforms id="17437"]

Lire aussi...

Parcourez nos éditions

Jean Dupuy par Renaud Monfourny pour la galerie Loevenbruck
04
04

Hommage à Jean Dupuy

Découvrir l’édition
Beaucoup plus de moins
03
03

Beaucoup plus de moins

Découvrir l’édition
Encyclopédie des guerres
02
02

L’Encyclopédie des guerres (Aluminium-Tigre)

Découvrir l’édition
O. Loys, bal des Incohérents
001
001

Décembre 2021

Découvrir l’édition
Younes Baba Ali, art et activisme en Belgique
01
01

Art et engagement Enquête en Belgique

Découvrir l’édition

Parcourir nos collections