Raymon Gamayel, infinity pool
géopolitique

Migration, 21 octobre 2021

Raymon Gamayel, infinity pool

Together in Agony we Persist Dialogue avec Amanda Abi Khalil, Temporary Art Platform Beyrouth

Entretien par Qalqalah

Sommaire

TAP (Temporary Art Platform) est une structure artistique créée en 2014 à Beyrouth par la curatrice Amanda Abi Khalil, dans le but de promouvoir la production de projets, commandes et résidences touchant aux pratiques sociales et aux espaces publics au Liban. Elle est en dialogue avec Qalqalah قلقلة depuis 2020 et l’exposition Qalqalah قلقلة : plus d’une langue, qui rassemblait (entre autres) plusieurs projets collectifs s’intéressant aux formats éditoriaux. Parmi ceux-ci, TAP se distinguait par sa nature expérimentale de micro-institution investissant tout aussi bien les pages de journaux, le village de Miziara au Nord du Liban ou plus récemment Kaaysá Art Residency à Sao Paulo au Brésil.

Leur économie contingente, leur mobilité, leur intérêt commun pour la recherche et les problématiques sociales rapprochent les deux plateformes que sont TAP et Qalqalah قلقلة. Elles se distinguent néanmoins radicalement par leurs ancrages, la situation politique, économique et sociale libanaise poussant TAP à toujours plus d’inventivité pour perdurer. Amanda Abi Khalil, fondatrice et directrice de la plateforme, donne ici voix à TAP dans un entretien mené par Qalqalah قلقلة.

Qalqalah قلقلة : Fondée à Beyrouth, TAP se définit comme une plateforme curatoriale internationale, dont les projets s’orientent vers des pratiques artistiques et sociales liées notamment aux espaces publics au Liban. Malgré cet ancrage local, le nom de la plateforme est en anglais — une des trois langues parlées au Liban, avec l’arabe de dialecte libanais et le français. Pourquoi avoir choisi un nom, un site internet en anglais uniquement ? Et quelle est l’importance de la dimension temporaire, qu’on retrouve dans le nom, pour la plateforme ?

Amanda Abi Khalil : Depuis sa création, TAP a été conçue comme un projet curatorial dont la structure formulait une réponse ou une critique à l’institutionnalisation forcée des initiatives culturelles à Beyrouth. Fragilisées par l’instabilité politique du pays et de la région ; dépendantes de financements sporadiques privés et / ou gouvernementaux provenant de l’extérieur (il n’existe pas de financement ou de politiques publiques pour l’art et la culture au Liban), les institutions culturelles ont depuis toujours souffert de leur incertaine durabilité.
Initialement, « temporary » renvoyait à notre modus operandi, sans lieu fixe, insistant plutôt sur le processus et la nature de nos interventions dans différents types d’espaces, institutions et lieux, qu’ils soient physiques ou symboliques. Lorsqu’on vit et travaille à Beyrouth, ou qu’on y est né pendant la guerre civile, on est malheureusement accoutumé à ce que la relation au quotidien, au temps, à la vie surtout, soit toujours menacée d’ébranlements souvent tragiques et imprévus. Le déploiement des interventions de TAP dans divers lieux, ainsi que sa capacité à réagir et se transformer selon les besoins et les circonstances reflètent un mode d’action qui est contextuel au Liban. Les conditions de travail dans le milieu culturel sont précaires, mouvantes. Depuis les derniers événements tragiques et surtout la Révolution d’Octobre 2019 – mouvement populaire contestataire des plus importants de l’histoire du pays contre la classe politique dominante et la corruption systémique -, travailler dans la culture constitue une forme de résistance et de prise de position claire vis-à-vis de l’obscurantisme qu’on nous impose. Cette Révolution selon nous est en cours, même si elle a été interrompue par la pandémie et les conditions économiques drastiques qui ont suivi. Certain·e·s Libanais·es s’y réfèrent avec des termes différents tels que soulèvements populaires, insurrection d’Octobre, ou mobilisations d’Octobre, atténuant son ampleur pour des raisons de positionnement politique ou par frustration devant son apparent échec. La temporalité d’une Révolution et les piliers qui la soutiennent sont complexes. Semblable au champignon, élément qui inspire l’une de nos prochaines investigations curatoriales, une révolution émerge à la surface de la terre, le temps d’une nuit, cependant les réseaux qui l’alimentent et contribuent à sa prolifération sont souterrains, invisibles et difficilement ébranlables. Il s’agit d’une forme de contamination régénératrice qui se propage et qui portera des fruits plus visibles dans un futur prédicable même si encore lointain.

Make yourself at home, Radical Care and Hospitality, résidence au Brésil 2020 © DR

Make yourself at home, Radical Care and Hospitality, résidence au Brésil 2020 © DR

Dans ce contexte, les pratiques curatoriales prennent de fait un autre rôle, encore plus engagé, elles portent une responsabilité politique réelle… Depuis la Révolution, des artistes et des intellectuel·le·s sont aléatoirement convoqué·e·s devant des tribunaux militaires, des comparutions violant toute forme de droits d’expression. Récemment, l’abominable assassinat de notre très cher collègue et ami Lokman Slim — l’une des plus grandes figures de l’activisme par la culture, opposant ferme au Hezbollah et ses alliés dans la région — , est un message de menace clair : notre liberté de penser est en danger, nous le sommes aussi. Un grand nombre d’artistes et d’acteur·trice·s engagé·e·s dans le champ de l’art ont choisi l’exil. À Beyrouth aujourd’hui, on compte ceux qui restent sur les doigts des deux mains…

TAP a un nom arabe depuis sa création, « منصة مؤقتة للفن », que nous utilisons sur la plupart de nos documents bilingues (anglais-arabe) tels que les publications, les posters et invitations, etc. Nous aurions voulu avoir un site Internet qui reflète cette cohérence et surtout notre engagement envers nos publics arabophones, mais notre organisation n’en n’a pas encore les moyens…

Aujourd’hui, TAP est en pleine transformation, dans son modèle de gouvernance, son positionnement institutionnel et sa stratégie de communication. L’été dernier, peu avant l’explosion du 4 août 2020, nous avons joué autour de nos trois lettres T, A et P pour une campagne de messages : Together in Agony we Persist [persévérer ensemble, dans la douleur], Temporary Autonomous Process [processus autonome temporaire], Today’s Actions as Protests [protestons par nos actes de ce jour]. Si nous entendons jouer davantage avec d’autres déclinaisons des lettres T, A et P dans nos prochaines communications, notre nom usuel est « TAP ». En français, en anglais et en arabe, les trois langues dans lesquelles nous travaillons, c’est un radical, un mot mais aussi un son : «tap into something» [tirer parti de quelque chose] est une expression qui nous ressemble. Tap veut dire robinet en anglais, c’est aussi le son des mains que l’on claque ou une porte que l’on ouvre avec force !

Qalqalah قلقلة : Pourriez-vous revenir sur la création de TAP, en 2014 ? A quoi ressemblait alors le paysage artistique beyrouthin, l’estimiez-vous trop institutionnel ? Fondatrice de TAP, en avez-vous d’abord été la seule curatrice, Amanda, ou est-ce rapidement devenu un projet collaboratif ? De même, comment définiriez-vous vos modes de travail avec les artistes : privilégiez-vous les collaborations dans la durée, sur plusieurs projets ?

Hatem Imam, simulation 3D, Commission d’Art Public pour le nouvel hôpital privé AUBMC à Beyrouth, 2016 © DR

Hatem Imam, simulation 3D, commande publique pour le nouvel hôpital privé AUBMC à Beyrouth, 2016 © DR

Amanda Abi Khalil : L’échec de l’institutionnalisation des initiatives culturelles dans un contexte tel que le Liban était déjà flagrant lorsque TAP a été créée. Et aujourd’hui, au vu des multiples crises que nous vivons, il est de plus en plus clair que les modèles institutionnels rigides ne sont plus viables. Ils sont surtout contestables quant à leur réelle contribution sociale en temps de mutations profondes des besoins, du tissu social et des modes d’interactions. On ne peut copier des manières de faire qui fonctionnent ailleurs, dans un pays où les problèmes systémiques sont si graves et si nombreux.

Après mes études et un début de carrière à Paris, je suis rentrée au Liban pour diriger le Hangar, centre d’art et de culture en 2011, à l’invitation des co-directeurs d’UMAM, centre de recherche et documentation, Monika Borgmann et Lokman Slim, assassiné par le Hezbollah le 4 février dernier. J’y ai fait l’expérience de la complexité à maintenir une institution en vie dans une ville comme Beyrouth. Les aléas sont immenses et l’instabilité du système aux antipodes des modalités de fonctionnement institutionnel que connaissent les milieux artistiques ou culturels dans d’autres pays. Situé dans la banlieue Sud de Beyrouth, fief depuis les années 80 du Hezbollah, allié de la Syrie sur le territoire libanais et dans la région, le Hangar était aux premières loges du conflit syrien. La guerre était enracinée dans ce quartier où les voitures piégées étaient devenues pratique courante, hebdomadaire… Maintenir le centre ouvert en animant un programme de résidences et d’expositions nées d’immersions, puisant dans les archives de l’histoire du Liban, fut un apprentissage parmi les plus importants dans ma vie.

La plateforme TAP est née alors d’une conversation avec de nombreux·ses artistes, collègues et ami·e·s qui continuent d’ailleurs d’être nos interlocuteur·trice·s privilégié·e·s. Nous travaillons souvent sur la durée avec les artistes. Ces collaborations récurrentes, en particulier sur des projets de commandes, nous permettent d’approfondir des relations humaines de confiance, d’amitié et de complicité qui trouvent souvent écho dans les productions. Soutenir et participer à la formation de jeunes artistes est par ailleurs une préoccupation de TAP ; nous tentons de garder cet équilibre entre les artistes avec lesquel·le·s nous aimons régulièrement travailler et notre désir d’inclure de nouve·aux·elles artistes intéressé·e·s par les pratiques sociales de l’art, les démarches participatives, les espaces publics et surtout par l’accompagnement de la société civile à travers la médiation et le discours critique.

Qalqalah قلقلة : En mars 2020, le monde entier a été frappé par la pandémie de la Covid-19, dont les répercussions économiques, sociales et personnelles ont inévitablement modifié nos manières de vivre et travailler ensemble. Le Liban était déjà plongé dans une crise économique, qui a été aggravée par la situation sanitaire mais surtout par l’explosion dévastatrice du 4 août 2020. Malgré les mouvements contestataires d’Octobre 2019 (qui se poursuivent depuis), la situation demeure invivable, et nombre de Libanais·es ont, encore une fois, été forcé·e·s de quitter leur pays. Quels changements avez-vous connus dans l’économie de TAP — une structure indépendante, et donc particulièrement fragilisée par ces multiples crises ? Gardez-vous cet ancrage au Liban pour la majorité de vos projets, ou bien avez-vous été contraint·e·s de multiplier vos lieux de travail ?

200grs, On the same wavelength, intervention artistique in situ à Dalieh, 2017 © DR

200grs, On the same wavelength, intervention artistique dans l’espace public à Dalieh (Beyrouth), 2017 © DR

Amanda Abi Khalil : Suite à l’explosion meurtrière et orchestrée du 4 août, TAP a démontré sa flexibilité et sa réactivité en organisant une résidence d’urgence au Brésil (au sein de la forêt de la Mata Atlantica, en collaboration avec le Goethe Institute et Kaaysà). Elle a accueilli sept artistes en quête de lieu sûr pour récupérer et se remettre physiquement et mentalement de la tragédie. Ce programme, intitulé « Make Yourself at Home: Radical care and hospitality » [Faites comme chez vous : pratiques de soin radical et d’hospitalité], s’est focalisé sur les pratiques du soin et sur la construction d’une nouvelle forme de vivre ensemble suite au trauma. Cette résidence nous a permis de prendre la mesure de notre capacité à réaliser l’impossible et saisir des opportunités afin de répondre à des besoins immédiats qui sont devenus notre priorité.

La flexibilité de notre institution nous a prouvé qu’en temps de crise, notre modèle était non seulement plus viable encore mais aussi à même de s’adapter aux circonstances difficiles en formulant des propositions radicales, justes, qui participent à la création de nouvelles formes de liens sociaux. Après de longs mois d’impasse en 2020, et de deuil de nos collègues, victimes de l’explosion ou d’assassinats politiques, de premiers soins prodigués à nos artistes, nous remontons doucement la pente. Nos ressources sont quasi inexistantes et notre déficit des deux dernières années béant, cependant la force de la résistance demeure. Nous avons enregistré TAP comme association loi 1901 en décembre 2019 à Paris dans le but d’étendre nos activités en France et au Brésil où nous avons des relations institutionnelles privilégiées ; afin de soutenir la scène artistique libanaise et pousser encore plus loin notre agenda politique et social dans le milieu de l’art contemporain.

Qalqalah قلقلة : Dans l’exposition Qalqalah قلقلة : plus d’une langue ont été présentées les douze œuvres multiples produites par douze artistes – Ahmad Ghossein, Annabel Daou, Caline Aoun, Daniele Genadry, Gilbert Hage, Haig Aivazian, Ilaria Lupo, Nada Sehnaoui, Omar Fakhoury, Raafat Majzoub, Sirine Fattouh et Walid Sadek – que vous aviez invité·e·s à investir les pages de quatre journaux quotidiens libanais. Ce projet, intitulé Works on Paper, est symptomatique de votre pratique curatoriale qui s’intéresse aux alternatives à l’exposition. Avez-vous aujourd’hui complètement renoncé à ce format ou y avez-vous parfois encore recours ?

Amanda Abi Khalil : La structure de Works on Paper a été fixée dès le départ en conversation avec BeMA (Beirut Museum of Art), institution partenaire porteuse du projet de musée d’art moderne et contemporain au Liban : trois mois, quatre journaux, un artiste par mois dans chaque journal. Notre échange avec les artistes sur la place que les journaux quotidiens tiennent dans la sphère civique et publique était central. Plusieurs sujets ont fait l’objet de débats avec les artistes et les rédacteurs en chef avec qui nous avons travaillé. La question des publics était très importante : à qui nous adressons-nous ? Les lecteur·trice·s au Liban, même de journaux quotidiens, sont rares. Dès lors, dans quelle mesure nos interventions étaient-elles une forme de médiation des pratiques contemporaines ? La question reste ouverte.

D’autres questions plus délicates d’un point de vue politique comme l’allégeance des journaux au pouvoir et leur financement par celui-ci ont fait débat.

Pour TAP, réunir douze artistes, quatre journaux, quatre idéologies, trois langues et la possibilité de parler à un public qui ne pousserait pas forcément la porte des galeries et centres d’art élitistes à Beyrouth était un pari et un acte symboliquement fort. Là où nous pensons avoir échoué, c’est de n’avoir pas réussi à convaincre les journaux partenaires de pérenniser ces interventions. Works on Paper comme la plupart de nos projets a été pensé comme projet pilote. Nous aimons défricher de nouveaux terrains, établir des protocoles solides et faire naître un désir et un engagement chez nos partenaires, qu’il s’agisse de journaux, municipalités, hôpitaux ou groupes activistes.

En ce qui concerne le format de l’exposition, nous n’y avons pas renoncé définitivement. Ce n’est sans doute pas le format curatorial de prédilection de TAP mais nous savons le détourner, si besoin est, en suivant les pratiques de hacking et d’infiltration qui nous sont chères.

Qalqalah قلقلة : Le projet Works on Paper (2016) que nous venons d’aborder témoigne de l’importance des espaces publics pour TAP. Votre engagement se manifeste notamment à travers votre projet de base de données autour des pratiques artistiques publiques (Public Art Practices). Pouvez-vous nous parler de ce projet ? Les problématiques que vous explorez autour de l’espace public sont par ailleurs partagées avec les structures et personnes qui le souhaitent via Art in public space in Lebanon: A research project and tool guide [L’art dans l’espace public au Liban: Un projet de recherche et guide pratique]. Comment est né ce projet de boîte à outils ?

A few things you need to know when creating an art project in a public space in Lebanon, 2016, 1962 Law, p36 © TAP

A few things you need to know when creating an art project in a public space in Lebanon (Deux ou trois choses que vous devez savoir avant de créer un projet artistique dans l’espace public au Liban), 2016, 1962 law (la loi de 1962), p 36 © TAP

Amanda Abi Khalil : En introduisant des pratiques artistiques dans l’espace public nous nous positionnons comme médiateur·trice·s entre l’art et la société, afin d’ouvrir les imaginaires et transformer les relations aux espaces urbains et paysages. Cette mission nous pousse à développer notre connaissance de ce champ à travers la recherche et la publication d’outils pour la diffusion de ce savoir.

Nous nous sommes intéressé·e·s au cadre légal et administratif qui régit l’art public en l’absence de toute politique publique. En collaboration avec l’avocate Nayla Geagea, nous avons publié un manuel bilingue en version digitale qui rassemble les lois, décrets et démarches officielles et officieuses qui régissent la réalisation de projets dans les espaces publics au Liban1. Durant trois ans, nous avons mené des entretiens avec des artistes, des institutions mais aussi des interlocuteur·trice·s au sein d’institutions publiques et de diverses administrations qui octroient les permis et décident de l’installation de sculptures permanentes, et autorisent les interventions éphémères ou les rassemblements publics et le street art. Ce guide pratique aborde également d’autres sujets d’une grande importance pour le secteur culturel comme les lois qui régissent le travail d’un artiste au Liban, le pouvoir de censure que détient la [Direction Générale de la ] Sûreté Générale – direction qui n’a fait que gagner du pouvoir les dix dernières années face aux complexes conflits d’intérêts et négociations idéologiques qui ont maintenu un statu quo entre le « Parti de Dieu » ou le Hezbollah, et les autres partis opposants – et de manière moins officielle, l’autorité des partis politiques, des instances ainsi que les factions de quartier.

Ce projet répondait à un besoin réel et nous voyons cela dans sa grande circulation entre les artistes, les institutions et les chercheur·euse·s. Nous aimerions qu’un jour cet outil soit mis à profit par les institutions publiques. Cette recherche nous a en effet permis d’identifier le besoin d’une coordination nécessaire entre le Ministère de la culture, les municipalités, les mairies et les nombreuses administrations telles que la circulation, les travaux publics…

Ce guide comporte des exemples de projets d’art public, documentés à travers des images et des informations pratiques. Suite à sa publication, il nous a paru naturel de poursuivre cette recherche en récoltant davantage de données et donc de savoirs sur l’art public au Liban. C’est ainsi qu’est née notre base de données qui sera mise en ligne prochainement Avec l’aide de nombreux étudiant·e·s de l’ALBA (Académie Libanaise des Beaux-Arts), de chercheur·euse·s et de stagiaires, nous avons constitué une base de données de plus de 400 œuvres et projets d’art moderne ou contemporain relevant de l’art public installés ou réalisés au Liban entre les années 1980 et aujourd’hui.

Qalqalah قلقلة : L’approche collaborative qui semble caractériser TAP est aussi doublée d’une dimension participative, comme dans la commande que vous avez faite à l’artiste Annabel Daou pour le le projet Mathat Mathaf / Chou Hayda (2018), en collaboration avec BeMA. Partant de l’histoire particulière du musée national de Beyrouth, situé sur ce qui était la ligne de front pendant la Guerre Civile (1975-1990), Annabel Daou a invité le public à composer un audioguide pour le musée. Des subjectivités multiples relataient alors leurs propres versions ou histoires personnelles liées aux objets de la collection. Quelle était la visée de ce projet ? Comment cette approche participative a-t-elle contribué à repenser l’identité même du musée national de Beyrouth, dont le sous-sol, fermé depuis la guerre, venait alors d’être rénové ?

Mathat Mathaf, Chou Hayda?, projet participatif d’Annabel Daou pour le Musée national de Beyrouth, 2018 © DR

Mathat Mathaf, Chou Hayda?, projet participatif d’Annabel Daou pour le Musée national de Beyrouth, 2018 © DR

Amanda Abi Khalil : Nous avons invité l’artiste Annabel Daou à concevoir un audio-guide alternatif à celui qui permet de découvrir habituellement la collection d’objets archéologiques du Musée National de Beyrouth. Sa proposition étant participative, elle a invité des personnes qui n’étaient jamais entrées au Musée National à prêter leur voix à un guide vocal construit à partir de questions-réponses entremêlant les voix de l’institution muséale, incarnée par les acteur·rice·s George Khabbaz et Julia Kassar, très connu·e·s au Liban, et les voix des habitant·e·s de Beyrouth, assemblées par l’artiste sonore et compositeur Nadim Mishlawi.

En 2018, on comptait au moins cinq projets de nouveaux musées pour Beyrouth, y compris celui de BeMA, alors que le public pour ce type d’équipement culturel est très limité. La fréquentation de musées est une pratique culturelle qui est loin d’être ancrée dans le quotidien des Libanais·es comme c’est le cas d’ailleurs dans le reste du monde non-occidental. Une fois franchi le seuil de l’institution, séparée d’un carrefour plutôt populaire par de grandes marches intimidantes, les visiteur·se·s, habitant·e·s de tout Beyrouth, ont été invité·e·s par l’artiste à parler des objets exposés. Que placeriez-vous ici ? Qui détient l’autorité là ? Voulez-vous nous dire quelque chose ? Les questions posées aux participant·e·s, bien que d’apparence simples et anodines, reflétaient néanmoins la visée politique et sociale sous-jacente du projet. Ces objets de plus de 5 000 ans ont pu entrer symboliquement en relation avec des passant·e·s peu habitué·e·s à visiter de tels lieux. Nous avons voulu transformer le musée archéologique, que seul·e·s les touristes et quelques groupes scolaires visitent, en un lieu vivant et engagé dans la vie des habitant·e·s de Beyrouth aujourd’hui. La voix est un élément politique très important dans ce projet, nous avons voulu une multitude de voix comme alternatives à la version institutionnelle de l’histoire de l’art.

Art, Ecology and the Commons, événement pluridisciplinaire conçu par l’urbaniste Adib Dada et Amanda Abi Khalil pour TAP, sélection de site © DR

Art, Ecology and the Commons, événement pluridisciplinaire conçu par l’urbaniste Adib Dada et Amanda Abi Khalil pour TAP, sélection de site © DR

Ré-écouter cet audio-guide suite à la Révolution d’Octobre 2019 nous confirme que les révolutions ne surgissent pas, elles reposent sur la voix du peuple à travers le temps. Aujourd’hui ce projet acquiert une autre dimension dépassant les frontières du musée comme espace public : on ne peut qu’y entendre l’écho des manifestations de la Révolution libanaise en cours. Certaines phrases de notre audio-guide prononcées par des jeunes, des travailleur·euse·s migrant·e·s ou des enfants à propos d’une clé ancienne ou d’un rassemblement de statues phéniciennes renvoient à des images, voire des slogans, que nous avons retrouvé·e·s dans les rues de Beyrouth il y a près de deux ans maintenant.

Qalqalah قلقلة : Vous vivez aujourd’hui au Brésil, Amanda, où vous avez récemment organisé une résidence pour artistes libanais·e·s notamment (“Make yourself at home: radical care and hospitality. An emergency relief residency program for artists from Beirut”). Vous nous aviez aussi parlé, lors d’une conversation préalable à notre collaboration pour l’exposition Qalqalah قلقلة : plus d’une langue, d’une recherche en cours sur les publications brésiliennes bilingues portuguais-arabe, en lien avec les communautés d’origine palestinienne et libanaise notamment. Ce travail est-il toujours en cours, et avez-vous d’autres projets tissant un lien entre ces deux pays ?

art, ecology and the commons

Projet Art, Ecology and the Commons, plantations © DR

Amanda Abi Khalil : Oui ce projet est en cours, A casa e sua: Migraçao e hospitalidade fora do lugar [Faites comme chez vous : migrations et hospitalité hors-lieu] est une exposition internationale qui réunit une vingtaine d’artistes et collectifs, et dont l’ouverture à Rio de Janeiro prévue en avril 2020 a été repoussée de deux ans à cause de la mauvaise gestion de la pandémie au Brésil. Cette exposition jouant sur les tensions de l’hospitalité et les relations guest/host (accueilli·e/accueillant·e) a été inspirée des récits – pour la plupart fantasmés, et que l’exposition tentera de démystifier – de la diaspora libanaise au Brésil et des vagues de migration successives des Libanais·es dans les Amériques. L’exposition comporte trois nouvelles commandes d’œuvres dans l’espace public qui résonnent avec les méthodologies participatives et in situ de TAP. Les trois ans que j’aurai passés en partie au Brésil m’ont permis de tisser des liens très forts avec des artistes et des institutions qui « parlent une langue » que nous comprenons bien, dans le sens où iels ont des pratiques d’organisation informelles similaires aux nôtres, car elle s’inscrit dans le même contexte de crise. Ces deux pays, le Liban et le Brésil, traversent une situation politique, économique et sanitaire des plus graves en ce moment. Les travailleur·euse·s culturel·le·s se heurtent à des idéologies auxquelles ils doivent faire face au risque de leur vie parfois. Ces similitudes, caractéristiques dans les échanges entre les régions du Sud Global, constituent un terrain fertile à davantage de collaborations et d’échanges sur les préoccupations mais aussi les méthodes de résistance et de survie en temps de crise.

Nous avons un certain nombre de projets dans les tiroirs, conçus avec des collègues brésilien·ne·s. Leurs discours critiques sur l’écologie et la pensée décoloniale renouvelant les rapports à la nature, à la négritude, ou à l’écoféminisme, sont des plus importants pour nous, puisqu’ils permettent l’inclusion des voix de communautés indigènes, de chamanes, de femmes noires et de minorités souvent encore écartées des sphères de production de savoirs dans les pays occidentaux.

En couverture : Raymond Gemayel, infinity pool, dans le cadre d’interventions artistiques dans l’espace public, Dalieh, (Beyrouth), 2017 © DR

1.Temporary Art Platform 2016: A Few Things You Need to Know When Creating an Art Project in a Public Space in Lebanon.version PDF à télécharger ici.

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