Depuis la fin des années 1980, des artistes chinois développent un art corporel fait de souffrance et d’auto-maltraitance, a priori proches de certaines performances occidentales et pourtant bien différentes dans leurs intentions. La différence tient à la culture chinoise – entre les pensées issues du confucianisme et du taoïsme –, à la tradition du lettré – créateur garant de l’éthique –, mais aussi aux récentes évolutions de la société. Le corps de l’artiste est ici un corps social qui reflète les paradoxes de l’évolution politique récente du pays où la tension se fait de plus en plus forte entre les dogmes communistes et l’ultra-libéralisme de l’économie. Mais cet art prend également appui sur la Révolution culturelle, sombre époque de l’histoire du pays où des milliers d’intellectuels furent condamnés à l’humiliation et dont la Chine se garde bien de commémorer l’anniversaire il y a exactement cinquante ans.
On se souvient de la formule de Mao : « L’art au service du peuple ». C’était un art « réaliste socialiste » mis au service de la propagande maoïste bien loin des intérêts des masses. Tout juste après la Révolution culturelle, la liberté dans l’art, longtemps réprimée en Chine, est réclamée, en particulier par le groupe artistique et littéraire Les Etoiles1. Prenant à rebours l’époque où Mao Zedong était considéré comme la seule source de lumière, l’intitulé « Les Etoiles » signifie que chaque individu peut désormais diffuser sa propre lumière en se réclamant de l’« expression du moi2 ».
Parallèlement, naît un courant littéraire appelé « Littérature des cicatrices » qui exprime essentiellement le souvenir du trauma mental et physique chez les jeunes instruits envoyés à la campagne par Mao dès 1968. Les écrivains de ce courant emploient un nouveau style d’écriture humaniste utilisant un vocabulaire riche et subtil, loin du langage restreint et conventionnel de la propagande maoïste. Par la suite, la « littérature des cicatrices » a eu un impact considérable sur les travaux d’artistes qui emploient la peinture comme moyen d’expression pour rendre compte des persécutions physiques et morales subies par le peuple chinois pendant la Révolution culturelle. Cette peinture réaliste, connue sous le nom de l’« Art des cicatrices » (Shanghen meishu), efface à la fin des années 1970 l’« expression du moi 3».
Dans les années 1980, sous l’influence de la pensée occidentale (Nietzsche, Freud, Sartre, etc.) et du Performance Art, du Body Art, du Happening et de l’Aktion 4, la « cicatrice » historique trouve dans le langage corporel un autre mode d’expression. Cette souffrance est soit extériorisée par le fait de s’« infliger des sévices », soit exprimée par le geste de « bander » le corps, de le « panser » pour montrer symboliquement la blessure et les atteintes portées à la liberté d’expression. Très souvent réalisées par des groupes, les performances de cette époque se déroulent dans des lieux publics. Elles revendiquent un corps « socialisé », gardant la trace de la mémoire collective, héritage paradoxal de l’idéologie maoïste5.
Le corps de l’artiste, qui s’empare de l’espace public et prétend rapprocher l’art des spectateurs, ne cherche pas à mettre en avant une sensibilité individuelle6. Il rejoint une dimension humaniste et altruiste au détriment de l’« expression du moi ». Conscients de faire partie d’une petite élite investie d’une mission généreuse, les artistes-performeurs entendent ainsi apporter leur contribution à la réforme socio-culturelle et politique du pays.
Des tensions sociales d’une grande violence
L’année 1989 est marquée par la première grande exposition consacrée à l’art contemporain China/Avant-garde, interrompue par la police à deux reprises. Une première fois à cause du geste de l’artiste Xiao Lu qui tire deux coups de feu sur son installation afin de corriger son caractère trop fini7. Une deuxième fois à cause d’une alerte à la bombe. Cette exposition précède les manifestations de la place Tiananmen cette même année 1989. Après les manifestations tragiques, l’art de la performance traverse quelques années de silence. Ce n’est qu’au milieu des années 1990 qu’il reprend son souffle et se manifeste notamment au travers des actions d’artistes underground marginalisés par l’art officiel. Ces artistes résident dans un quartier misérable qu’ils nomment East Village en référence à la fois à sa situation dans les faubourgs de Pékin et à l’esprit de l’East Village de New York. Une fusion se produit alors entre l’« expression du moi » et la revendication humaniste. Les artistes utilisent leur corps comme porteur de souffrances pour exprimer leurs propres inquiétudes et les malheurs d’autrui liés aux problèmes de la société chinoise. La décennie 1990 est en effet celle d’une mutation profonde où se mêlent les anciennes valeurs de partage de l’idéologie communiste et les encouragements nouveaux à la réussite individuelle nourrie par la fascination de l’argent. Ce qui était respecté hier est alors méprisé dans les faits. Les combattants exaltés du rêve communiste, les masses ouvrières, souvent mal formées dans les années sombres de la Révolution culturelle, sont pour la plupart conduits à la misère, incapables de saisir les opportunités nouvelles offertes par l’essor d’un capitalisme sauvage. L’amertume des perdants, le pragmatisme du pouvoir, l’insolence des nouveaux riches suscitent des tensions d’une grande violence dans le corps social. Dans ce contexte s’affirment le recours au corps, sa nudité, son auto-maltraitance et toutes les réflexions liées à la conscience morale et au sacrifice.
Le corps, la nudité, l’auto-maltraitance
Né en 1965, Zhang Huan réalise plusieurs performances tandis qu’il réside à l’East Village. Les conditions de vie épouvantables, ainsi que le statut des habitants considérés comme des parias, l’amènent à réaliser en 1994 des œuvres telles que 12 Square Meters et 65 Kg. Dans 12 Square Meters, l’artiste se déshabille entièrement, s’enduit d’un liquide visqueux à base de poisson et de miel et s’installe dans une des toilettes les plus sales du village. Après une heure d’immobilité totale, son corps est couvert de mouches qui restent collées sur sa peau, attirées par le baume nauséabond. Dans 65 Kg, nu et enchaîné par dix chaînes de fer, il est suspendu au plafond de son atelier. Trois médecins de l’hôpital sont invités sur place. Ils installent un dispositif de transfusion sanguine autour du corps, puis font une entaille dans son bras gauche. Pendant une heure, 250 ml de sang s’écoulent goutte à goutte dans des tubes jusqu’à un plateau métallique blanc installé au milieu d’un lit couvert d’un drap blanc. La distance entre le plateau et l’artiste est de moins de trois mètres. Le sang bout constamment dans le plateau grâce à un réchaud placé au-dessous. Suspendu au plafond, il est obligé de respirer l’odeur de son propre sang réchauffé puisqu’il est bâillonné par un ruban noir. Au cours de la performance, la souffrance du corps de l’artiste se déplace du côté des spectateurs. D’après des témoins, l’odeur du sang remplit la salle et donne au public la sensation d’une mort imminente8. L’artiste apprécie notamment Chris Burden et Marina Abramovic9 qui, dans leurs œuvres, testent souvent les limites de leur résistance physique et psychique. Mais au-delà de cette inspiration, existe-t-il une approche du corps et de la nudité fondamentalement différente entre l’Occident et la Chine ? L’art contemporain, invention de l’Occident devenue universelle, impose ses moyens d’expression aux autres pays mais derrière une uniformisation apparente se cache une autre logique de l’histoire de l’art chinoise.
Le corps socialisé
La place du corps dans l’art occidental a une longue histoire. La figure du Nu tire son origine de l’antiquité grecque. Elle est l’image glorieuse du héros. La Renaissance reprend cette tradition ; l’homme est l’être que Dieu a placé au sommet de sa Création et, à ce titre, il est digne d’être représenté pour cette perfection. On pourrait dire que la nudité, c’est l’homme déchu d’une modernité sans Dieu. Et c’est souvent cette nudité qui est exposée dans les performances. Rien de tel dans la tradition chinoise. Le peintre lettré10 de la Chine ancienne prend pour premier motif un paysage en transformation (montagne-eau, shanshui) dans lequel l’homme n’occupe qu’une place réduite. Le Nu y est ignoré. Cependant, dès les années 1910, grâce aux lettrés modernes soucieux d’introduire les pratiques occidentales, la réforme de l’enseignement de l’art met en place une pédagogie fondée sur un apprentissage académique où l’étude du Nu se répand. À l’initiative de ces changements : Cai Yuanpei11. Ce dernier était conscient des liens qui existent entre l’expression artistique d’un peuple et l’ensemble des valeurs dans lesquelles il se reconnaît. Transformer les pratiques artistiques, introduire les méthodes occidentales sont pour lui des moyens puissants pour transformer la société chinoise en profondeur.
Longtemps réprimée pendant la Révolution culturelle, l’étude du Nu est réhabilitée dès la fin des années 1970, restant jusqu’à nos jours un élément fondamental de l’apprentissage dans les écoles d’art. En étudiant la pratique du langage corporel chez les performeurs occidentaux, les jeunes artistes chinois peuvent sans doute tirer parti de leur familiarité avec l’étude du Nu et des connaissances anatomiques qu’elle suppose. Cet apprentissage académique les a mis au contact des corps à l’occasion de longues séances d’observation, sans doute plus fréquemment que les jeunes artistes occidentaux à la même époque. Ils ont donc déjà emprunté une culture du corps à l’Occident. Pour autant, elle n’en a pas fait oublier les anciens savoirs. Il faut donc imaginer qu’ils mêlent ces deux héritages. Si la haute conception morale du lettré ignore les images du corps, il existe dans la tradition qui le nourrit de nombreuses anecdotes antiques concernant l’acte de se mettre nu. Le penseur taoïste Zhuangzi (369 ?- 286 ? av. J.-C.) rapporte qu’un bon peintre artisan, un dessinateur (de cartes géographiques) se déshabille et se met à l’aise, nu jusqu’à la ceinture avant d’accomplir son œuvre12. Ici, l’acte de « se mettre nu » est un comportement qui rejoint l’ordre naturel.
En évoquant la figure du peintre artisan, Zhuangzi révèle, en effet, une autre conception du corps, différente de celle du monde grec. Le corps, dans la pensée traditionnelle chinoise, n’est pas conçu comme une forme fermée (sôma, corpus), mais comme un système de circulation de souffles (qi) ou encore comme une forme « en train de s’actualiser », accordée à la transformation du monde, épousant sa respiration. À côté de la pensée taoïste s’est affirmée une culture confucianiste selon laquelle « être humain, c’est être d’emblée en relation avec autrui, relation qui est perçue comme étant de nature rituelle. Se comporter humainement, c’est se comporter rituellement13. » Sans évoquer tous les prolongements et attributs du rite, on remarque que le corps ne se distingue pas de la communauté.
Lorsqu’on a conscience de son propre corps, le corps ne peut pas être pensé sans le corps d’autrui. Dans l’époque contemporaine, bien que la pensée confucianiste soit violemment remplacée par l’idéologie de la Révolution culturelle, le corps persiste cependant à ne pas avoir d’autre existence que celle de son appartenance au groupe social. Pour l’idéologie maoïste, sa valeur ne peut se manifester qu’au travers d’un corps travailleur fondu dans la propagande politique. Malgré la fin de la révolution, cet aspect des choses reste toujours présent dans l’art de la performance au milieu des années 1980 à travers la revendication d’un « corps socialisé ». Tandis que le taoïsme propose une sagesse du corps épousant la respiration du monde, le confucianisme, d’une manière complémentaire, propose un corps socialisé. C’est cette double connaissance qui habite les artistes chinois, en dialogue avec les enseignements de l’Occident.
La conscience morale et le sacrifice
Le corps de Zhuang Huan n’est donc pas un corps qui s’enferme sur lui-même et trouve sa fin dans la souffrance causée par l’auto-maltraitance. Il est comme un médiateur entre « soi-même » et autrui : « Le fait de se torturer n’est pas seulement un problème personnel. C’est un phénomène qui touche au commun, spécialement dans la circonstance actuelle de la Chine d’aujourd’hui. Dans la banlieue de Pékin où je vis, il y a aussi des milliers de paysans qui viennent de tout le pays pour gagner leur vie en vendant des légumes. Chaque matin ils se lèvent à quatre heures pour leur travail. Je crois qu’ils souhaitent avoir plus de temps pour dormir comme les autres. Mais ils ne peuvent pas. Si l’on doit faire quelque chose que l’on n’a pas envie de faire, c’est une sorte de torture14. » Il s’agit d’un constat indigné au regard de la société chinoise dans laquelle certains endurent de véritables souffrances, tandis que d’autres sont épargnés. Le geste apparemment masochiste de l’artiste prend d’emblée une autre dimension en prétendant prendre sur lui le malheur d’autrui. La souffrance subie par les villageois est assumée par la performance de l’artiste au travers de son propre corps. Le corps de Zhang Huan est un corps ouvert qui accueille et qui épouse la souffrance d’autrui. « Je me suis souvent trouvé en conflit avec ce qui se trouve autour de moi, ajoute l’artiste évoquant une expérience physique, et j’avais l’impression que ce monde était intolérant à mon existence… Ce contact… me fait réaliser que le corps est la seule voie directe par laquelle j’arrive à connaître la société et la société arrive à me connaître15. » Non seulement l’artiste prend conscience des difficultés des paysans chinois mais il se rebelle aussi contre la répression artistique qui le marginalise et contre l’oppression économique qu’il subit. Son geste d’auto-maltraitance prend ainsi en charge ces deux dimensions.
He Yunchang, né en 1967, est un autre artiste à avoir pris pleinement conscience des problèmes sociaux chinois contemporains. Au tournant du XXIe siècle, lui aussi réalise plusieurs performances en s’infligeant divers sévices. Dans Golden Sunshine (1999), il exhibe son corps peint en jaune et se suspend devant un bâtiment de la prison d’Anning, une ville du Yunnan, sa région natale. Un miroir à la main, il cherche à capter la lumière du soleil pour la réfléchir vers les cellules des prisonniers et la leur offrir en signe d’espoir. Exposé au soleil pendant 127 minutes, l’artiste s’évanouit à deux reprises. Pour Dialogue with Water (1999), on le retrouve torse nu, suspendu à une grue située au-dessus d’une rivière, la tête en bas. Il tient à deux mains une épée et fait comme s’il tentait de séparer la rivière en deux. Au cours de l’action, il s’entaille les deux bras sur 30 centimètres de long et un de profondeur. Le sang coule le long de ses deux bras et tombe dans la rivière. La performance est prévue pour durer trente minutes. D’après ses calculs, sachant que la lame de l’épée mesure 28 centimètres et que la vitesse d’écoulement du cours d’eau est de 150 mètres par minute, après une demi-heure, on aperçoit une traînée de sang de 4,5 kilomètres flottant sur la rivière, comme si elle était coupée en deux. Keeping Promise est réalisée entre les 24 et 25 octobre 2003. La main gauche de l’artiste est emmurée dans une imposante colonne de béton. Il reste torse nu, genoux au sol 24 heures durant. La performance est inspirée d’une histoire racontée par Zhuangzi : « Wei-cheng, ayant pris rendez-vous avec une fille sous un pont, la belle ne vint pas ; les eaux de la crue arrivèrent, Wei-cheng ne s’en alla pas et se laissa noyer en embrassant un pilier du pont16. » Le jeune garçon meurt par amour ayant tenu sa promesse. L’histoire nous enseigne la dignité de vivre pour une promesse, une conviction, une croyance ; un message qui semble ne plus être en adéquation avec notre société.
La performance la plus sanglante s’intitule One Meter of Democracy (2010). Elle se divise en deux temps. L’artiste annonce d’abord face à une assemblée d’une vingtaine de proches qu’il souhaiterait s’entailler le flanc droit de son corps sur un mètre de long et sur 0,5 à 1 centimètre de profondeur. Mais il offre de suspendre sa décision à un vote démocratique. Après le vote, le résultat donne douze voix pour, dix voix contre et trois abstentions. Le deuxième temps a lieu dans une salle avec rien d’autre qu’un lit couvert d’un drap blanc immaculé. L’artiste s’allonge entièrement nu sur le lit. Avec l’aide d’une femme qui joue le rôle d’une infirmière et le concours de quelques-uns de ses amis, le côté droit du corps de l’artiste est entaillé devant tous les participants. La plaie est par la suite cousue à vif, on applique enfin des compresses de gaze dessinant une ligne blanche d’un mètre de long. Un mètre de démocratie est ainsi réalisé par l’artiste et le collectif qui l’assiste.
Sisyphe et Kuafu
Face aux conditions de vie austère de la prison, à la dignité perdue et à la rigidité du régime politique, les gestes de l’artiste, malgré ses efforts et son obstination, restent inefficaces ou dérisoires. Car le soleil ne peut point être déplacé ni la rivière divisée. La démocratie reste une utopie. Alors pourquoi tant d’obstination ? Dans un texte intitulé « Les contes de fées pour les adultes », l’auteur de ces performances raconte l’histoire à l’origine de toutes ses performances : « En 1997, un jeune homme se rend un jour dans une boucherie pour acheter cent grammes de porc. Le boucher ne veut pas lui vendre une quantité aussi ridicule. Le jeune homme explique alors qu’il est ingénieur et que sa femme et lui viennent d’être licenciés. Voilà longtemps qu’ils n’achetaient plus de viande et leur gamin de 5 ans avait envie d’en manger… Ému, le boucher lui offre 2,3 livres de viande et refuse énergiquement tout argent. L’ingénieur rentre chez lui avec la viande. Après discussion avec sa femme, il cuisine une marmite de cette viande et y ajoute de la mort aux rats. Les trois membres de la famille en mangent et meurent. » L’histoire se situe à une période de pleine restructuration industrielle pour la Chine. Nombreux sont ceux qui, comme cet ingénieur, se retrouvent du jour au lendemain sans emploi. « À cette époque, poursuit l’artiste, je me trouvais moi-même dans une situation difficile. Cette histoire triste m’a fait comprendre qu’il y avait des milliers de gens dans la même situation17. »
Comme celles de Zhang Huan, les performances de He Yunchang sont nées d’une profonde empathie des artistes pour leurs semblables. Face aux malheurs, ils ont une réaction spontanée envers ce qu’ils jugent insupportable dans la société. Ce mouvement spontané fait écho aux réflexions du penseur moraliste Mengzi (372-289 av. J.-C.) : « Pour tout homme, il est quelque chose qu’il ne supporte pas qu’il arrive aux autres18 » Il appartient à l’homme pénétré du « sentiment d’humanité » d’étendre cette indignation à tout ce qui nuit aux êtres humains. Ici, le « sentiment d’humanité » se comprend dans le sens où l’existence objective d’un être humain est fondée sur le rapport aux autres. Autrement dit, le sujet « moi » existe bien, « mais au lieu d’être perçu dans la perspective isolante… il est envisagé d’emblée comme partie prenante d’une relation19. » C’est ainsi que la conscience morale n’est rien d’autre qu’un « affect circulant entre humains » (gantong)20. Elle est expression d’un sujet qui s’insurge en faveur de l’autre. Mais comment ? He Yunchang choisit de soumettre son corps à toutes sortes de difficultés, voire de dangers. Le corps vulnérable prétend rivaliser avec les forces naturelles, lutter contre la dureté des matériaux industriels, affronter directement l’arme blanche ; en vain. Cet entêtement absurde rappelle Sisyphe roulant sans fin un rocher jusqu’en haut d’une colline et en redescendait avant d’avoir atteint le sommet. La figure de Sisyphe est comparable au Kuafu de la mythologie chinoise qui souhaitait rattraper le soleil pour que son peuple en profite davantage mais qui finit par mourir de soif et de fatigue. L’artiste du XXIe siècle ne chercherait-il pas à fonder son propre mythe ? Derrière ce mythe contemporain se cache, en effet, l’idée de rendre hommage à la volonté inébranlable manifestée par le peuple, vulnérable mais capable de triompher de toutes les épreuves de l’histoire : « Bien que les circonstances soient difficiles, bien que la puissance soit tyrannique, des milliers de gens subissant le même sort n’ont pas renoncé à la vie comme l’a fait l’ingénieur qui s’est empoisonné avec sa famille. La cruauté de la réalité ne peut pénétrer que dans leur corps, mais ne peut pas nuire à leur volonté. Cette volonté d’esprit inébranlable des gens vulnérables m’enthousiasme21.»
Une sorte de vie retenue mais intrépide
Cet aspect cruel des performances se comprend également dans la perspective d’une aptitude au sacrifice. He Yunchang cite Lin Zexu (1785-1850), l’un des fonctionnaires de l’Empire habité par une haute moralité, connu pour avoir lancé la campagne de suppression de l’opium contre la Grande-Bretagne : « “Pour me rendre utile au pays, déclare Lin Zexu, je peux même sacrifier ma vie. Pour rien au monde je n’esquiverais ce devoir.” Ce courage est très rare, commente He Yunchang, il y a beaucoup de choses contre lesquelles nous n’osons pas nous battre… Non seulement l’artiste et l’art doivent lutter, mais en tant que simple individu, on se doit de faire face…22. » Il est aujourd’hui assez exceptionnel d’entendre un artiste contemporain parler en ces termes de conscience morale, en cela il reprend la tradition du lettré chinois qui, avant tout, entretient dans sa personne la dignité de l’humanité. Il est vrai que dans la pensée confucianiste, il était interdit de se mutiler au point qu’il était interdit de « s’arracher un poil » si on voulait garder une piété filiale. Mais lorsque le bien même des êtres humains est en jeu, il faut s’arracher des poils, autrement dit, sacrifier tous les intérêts privés des individus pour défendre les intérêts publics. « Un mètre de démocratie, ajoute l’artiste, c’est précisément pour montrer ce qu’un chinois ordinaire est capable d’endurer. C’est une sorte de vie retenue mais intrépide […] Dans les circonstances actuelles, je pense qu’il est nécessaire de réaliser cette œuvre. L’œuvre est un peu sanglante. C’est normal parce que la société actuelle est aussi très cruelle. » « J’aime la vie et j’aime l’équité, nous dit le moraliste Mengzi, si je ne puis avoir les deux à la fois, je laisserai ma vie et prendrai l’équité23. » Une telle conscience morale est-elle encore pertinente dans la société chinoise actuelle ? He Yunchang est bien conscient dans ses déclarations de l’inefficacité apparente et même de l’absurdité de son geste. Toutefois, cette obstination, comme ce « mètre de souffrances », exerce, on peut le penser, une efficience invisible travaillant à la transformation des cœurs.
Le lecteur occidental peut avoir du mal à comprendre la volonté des artistes-performeurs chinois de se mettre au service de la communauté jusqu’à renoncer à l’expression de leurs seuls sentiments personnels. Cet effacement relatif se fait pourtant en ayant une haute conscience de leur responsabilité et de la dignité qu’elle leur confère. Car les artistes cités sont héritiers de la tradition lettrée. Et le lettré est avant tout celui qui travaille pour le bien de l’Empire. Il est un fonctionnaire modèle capable quand il le faut de rappeler aux puissants leurs devoirs. Il est un homme de bien dont l’engagement dans le monde est aussi l’accomplissement d’une fonction d’équilibre dans le jeu des forces de l’univers. Et c’est à ce titre qu’il peut écrire des poèmes et faire de la peinture. On voit par là tout ce qui le sépare de la personnalité et du rôle prêté à l’artiste moderne ou contemporain occidental. Malgré tous les changements survenus au XXe siècle, malgré les violences encourues, cette tradition lettrée a nourri de nombreux artistes ayant traversé la Révolution culturelle24. Pour ces artistes, le rôle joué par le corps où se mêlent les apports occidentaux et les conceptions chinoises, la référence insistante au lettré dans leurs propos n’empêche en rien une ouverture sur un idéal démocratique d’origine occidentale. Cette rencontre assumée entre l’Occident et la Chine est sans doute un trait original de cette génération.
Remerciements : Sylvie Coellier