Pussy Riot, Policeman Enters the Game, 2018 AP Photo Thanassis Stavrakis
Pussy Riot, Policeman Enters the Game, 2018 AP Photo Thanassis Stavrakis

Art et pouvoir dans la Russie de Vladimir Poutine

Investigation par Sasha Pevak

Sommaire

La séparation entre l’art et le pouvoir dans la récente histoire russe n’a jamais été nette. Peu après la chute de l’URSS, l’art contemporain, et notamment l’actionnisme des années 1990, a produit une large critique de la société et est entré dans le champ du politique. Cette tendance s’est poursuivie après l’élection en 2000 du président Vladimir Poutine.

[ 1 ]

Formulées par le Directeur adjoint de l’administration de Poutine  Vladislav Sourkov dans les années 2000. https://www.wsj.com/articles/SB116646992809753610

[ 7 ]

« The Chronicles of Russian Art », in Peter Weibel, Global Activism, The MIT Press, 2014.

[ 8 ]

Tiziana Villani, Camilla Pin, Voina : art / politique, Paris, Eterotopia, 2014, p. 5.

[ 15 ]

Piotr Pavlenski, Le cas Pavlenski. La politique comme art, Paris, Louison éditions, 2016, p. 52-53.

[ 19 ]

Andreï Erofeev, « Compétition entre politiciens et actionnistes », Iskusstvo, 18 mai 2016.

[ 21 ]

Boris Groys, « Becoming a Meteorite », in Silvia Franceschini, Boris Groys, Arseniy Zhilyaev, M.I.R.: New Paths to the Objects, Paris, Kadist Art Foundation, 2014, p. 6.

[ 22 ]

Andreï Erofeev, « Contemporary Russian art under the authoritarian regime », in Lena Jonson, Andrei Erofeev (éd.), Russia: Art Resistance and the Conservative-Authoritarian Zeitgeist, Routledge, 2018, p. 130.

[ 29 ]

Lena Jonson, « The new conservative cultural policy and visual art », in Lena Jonson, Andrei Erofeev (éd.), Russia: Art Resistance and the Conservative-Authoritarian Zeitgeist, Routledge, 2018.

[ 32 ]

Andreï Erofeev, « Contemporary Russian art under the authoritarian regime », in Lena Jonson, Andreï Erofeev (éd.), Russia: Art Resistance and the Conservative-Authoritarian Zeitgeist, Routledge, 2018, p. 131.

La politique identitaire russe dans les années 2000 s’est construite sur quatre piliers : le nationalisme étatique, avec la « verticale du pouvoir », une vision de la Russie en tant qu’État-nation, la religion orthodoxe, et le mythe de la Voie unique, renforcée par la notion de « démocratie souveraine » et l’idée de l’omniprésence d’une cinquième colonne à l’intérieur du pays1. Une volonté de consolider la société autour de ces valeurs a provoqué, selon la politologue Lena Jonson, des tensions entre l’État et la culture, s’agissant en particulier de la cause religieuse. Elle a été à l’origine de procès contre les expositions « Attention ! Religion » (2003) et « L’Art interdit 2006 » (2007), montrées à Moscou par le Centre Social Andreï Sakharov.

Ce dernier organisait des manifestations temporaires et menait des activités pour la défense des droits de l’homme. Pour une partie de l’opinion, il était le symbole de la Russie démocratique, tandis que pour l’autre il représentait un élément antipatriotique, et ce d’autant plus qu’il était financé par des fondations étrangères. En 2014, le ministère de la Justice l’a d’ailleurs catalogué comme « agent étranger », au prétexte que, touchant des subventions américaines, il menait des actions à caractère politique2.

En 2003, l’exposition « Attention ! Religion » organisée par Aroutiun Zouloumian, a été vandalisée par des activistes religieux.ses quelques jours après son ouverture3. En vertu de l’article 282 du code pénal, ses organisateurs.rice.s ont été condamné.e.s pour « incitation à la haine et atteinte à la dignité humaine ».

L’exposition « L’Art interdit » (2007) a été entièrement conçue en réaction à la censure, regroupant des travaux retirés ou interdits d’exposition par des musées de Russie au cours de l’année 2006. Certaines œuvres utilisaient des symboles chrétiens, mais elles n’attaquaient pas ouvertement l’Église ou la religion. L’exposition a pourtant provoqué l’indignation des activistes religieux.ses qui ont eu recours à la justice et manifesté devant le Centre dans le but d’obtenir la fermeture de ce « cloaque, où des éléments anti-orthodoxes, anti-gouvernementaux et anti-russes se réunissent, rencontrent les sponsors et prennent des drogues4 ». Selon le verdict, tombé en 2010, les organisateurs ont été jugés coupables d’avoir eu une attitude cynique et méprisante envers les sentiments des croyant.e.s5 ; entre-temps, en 2008, le curateur de l’exposition Andreï Erofeev a été démis de son poste de conservateur à la galerie Tretiakov.

Les deux expositions ont été exploitées par le pouvoir comme des exemples criants de blasphèmes et d’attaques contre les valeurs de la nation russe, c’est-à-dire contre les valeurs orthodoxes ; ces jugements étaient fondés sur l’interprétation des œuvres et des intentions des curateurs.rice.s par les activistes religieux.ses. La presse officielle soutenait ces accusations en insistant sur le préjudice moral causé à la société6. Les procès ont donc revêtu un caractère idéologique : ils devaient envoyer un signal univoque aux institutions, empêcher des actions similaires, générer de l’autocensure et donner un blanc-seing symbolique aux extrêmes.

« L’Art interdit » d’Erofeev était un geste politique, une protestation contre la censure. La scénographie était explicite : les œuvres étaient exposées derrière de faux murs, comme « détenues » dans des cellules et seulement visibles à travers de petites ouvertures. L’exposition forçait les spectateurs.trices à se mettre en position de voyeur.euse.s, regardant un objet « honteux » par le trou de la serrure. Une telle présentation conditionnait tout autant les visiteurs.rice.s que les œuvres soumises aux intentions du curateur.

Les polémiques qui ont suivi ont été considérables et, toujours selon Lena Jonson, le procès a marqué un point de non-retour dans des relations entre l’État, l’Église et la culture. Le verdict du tribunal a également préfiguré les directions conservatrices de la politique culturelle russe et le contrôle croissant sur les institutions. Ainsi dès 2010, l’art a-t-il pris une tournure radicale afin d’échapper à la domination de l’État dans la culture, avant que ces orientations aient été officiellement formalisées à partir de 2012.

L’art activiste russe

En 2014, la curatrice Tatiana Volkova a affirmé qu’une nouvelle génération d’artistes activistes russes n’était plus intéressé.e par les institutions existantes, l’espace public devenant leur principal champ d’expression7. Ces artistes se sont en effet engagé.e.s dans des débats sociétaux ou politiques et leurs actions sont entrées en conflit ouvert avec l’État.

Les actions du groupe Voïna, par exemple, ont été menées dans les lieux du pouvoir et avaient pour but de se confronter aux symboles de l’autorité étatique. Ainsi, La Bite prisonnière du FSB (2010) consistait à la réalisation sur un pont de Saint-Pétersbourg d’un gigantesque phallus peint de 65 mètres de long. Quand le pont s’est levé, le phallus s’est dressé face aux fenêtres du FSB (ex-KGB). À l’étonnement de la communauté artistique, ce travail a obtenu le prix Innovation décerné par le Centre national d’art contemporain dans la catégorie « œuvre visuelle ».

Cette récompense a suscité des controverses car dès sa création, Voïna a eu une attitude méprisante vis-à-vis de l’art institutionnel qu’il qualifiait de « pitoyable masturbation artistique pseudo-libérale avec des programmes8 ». En toute logique, le groupe a versé l’intégralité du montant du prix (400 000 roubles) à l’association Agora pour la défense des droits de l’homme et des prisonnier.ière.s politiques en Russie : « Nous avons fait en sorte que l’État paie les ennemi.e.s de l’État. […] À partir de ce moment-là, il n’a plus tenté de nous acheter puisqu’il a compris qu’en toute circonstance nous n’aurions pas fait autre chose que de nous servir de lui pour nos propres intérêts. »

Pussy Riot, Prière Punk, 2012

Pussy Riot, Prière Punk, 2012

Le cas Pussy Riot

Les Pussy Riot ont succédé à Voïna ; leur Prière punk en août 20129 a provoqué un véritable choc médiatique. Selon l’Église, cette Prière représentait une offense aux sentiments des croyant.e.s10 et se rapprochait du nazisme11. Le procès a servi en Russie de prétexte pour renforcer la solidarité orthodoxe contre les « blasphématrices ». En réponse à la Prière punk, un Te Deum a été organisé dans tous les diocèses russes à la fin avril 2012. Vladimir Poutine, tout juste réélu, a ratifié en juin 2013 une modification du code pénal, alourdissant les peines pour des actions publiques manifestant un irrespect avéré à l’égard de la société ou réalisées en vue d’attenter au sentiment religieux des croyant.e.s12.

En Occident, le procès est devenu le symbole de la répression du régime, prenant la tournure d’une affaire diplomatique. En août 2012, l’article du Monde sur « La condamnation des Pussy Riot ‘‘digne de l’Inquisition13’’ » résumait l’indignation des grandes puissances : « Ailleurs qu’en Russie, la sentence a rapidement été condamnée par la chef de la diplomatie de l’Union européenne, Catherine Ashton, qui l’a jugée ‘‘disproportionnée’’. La France déplore ‘‘un verdict particulièrement disproportionné, compte tenu des faits mineurs qui leur sont reprochés’’. La Grande-Bretagne et les États-Unis utilisent également le mot ‘‘disproportionné’’, Washington demandant aux Russes ‘‘de réviser ce procès et de faire en sorte que la liberté d’expression soit maintenue’’. L’organisation non gouvernementale Amnesty International a estimé que les trois membres du groupe punk étaient des ‘‘prisonnières de conscience, détenues uniquement pour avoir exprimé pacifiquement leurs convictions’’. »

L’action a également fait son chemin jusqu’aux institutions de l’art contemporain. Alors que les artistes étaient sur le banc des accusés, le Palais de Tokyo (Paris) inaugurait le 21 juin 2012, « Le Cas Pussy Riot », projet à l’initiative d’Andreï Erofeev. Son objectif consistait à donner une audience supplémentaire à l’affaire et à protéger ainsi le groupe en se servant de la réputation d’une des plus prestigieuses institutions françaises14. Les activités des Pussy Riot restaient dès lors inséparables de leur portée politique, du bruit médiatique et des polémiques, mais aussi du verdict du tribunal qui a révélé l’état de la société russe et les rapports entre pouvoir et opposition. Cet éclairage a préparé le terrain à la pratique de Piotr Pavlenski.

Combat symbolique entre l’artiste et le pouvoir

Ce dernier a mené au fil des actions un véritable dialogue avec le pouvoir. Ses agent.e.s, la police, les médecins, les procureur.e.s, sont devenu.e.s les moteurs mêmes de ses travaux. « Leur fonction est de neutraliser l’événement, de le liquider, de nettoyer la rue et la place. Mais cela les force à servir un but opposé. Ils se mettent à construire l’événement. Ils en deviennent des acteur.rice.s. C’est sur eux que mon action repose. Car mon action est réduite à un minimum. Je suis simplement assis ou je reste debout, sans rien faire15. »

En 2012, pour sa première action (Suture), en soutien aux Pussy Riot, il se coud la bouche devant la cathédrale Notre-Dame-de-Kazan à Saint-Pétersbourg. Puis en 2013, après la réélection de Vladimir Poutine, les manifestations à Moscou et l’adoption des nouvelles lois répressives, il réalise l’action Carcasse16: nu et enroulé dans un cocon de fil de fer barbelé, il se fait déposer à l’entrée du Parlement de Saint-Pétersbourg. L’artiste ne bouge pas, tandis que l’action est mis à terme par la police qui découpe le barbelé et confie Pavlenski à une brigade psychiatrique pour une expertise de son état mental.

Piotr Pavlenski, Carcasse, 2013 Photo : Reuters

Piotr Pavlenski, Carcasse, 2013. Photo : Reuters

En 2014 à Saint-Pétersbourg, après la victoire de Maïdan en Ukraine, Pavlenski réalise Liberté17. Il érige des barricades improvisées avec des pneus et y met le feu. Jugé pour vandalisme, il décide de tourner le procès à son avantage en enregistrant sur un dictaphone toutes les conversations avec l’enquêteur, puis publie les retranscriptions. Dans ces conversations, qui font penser aux dialogues entre Raskolnikov et l’enquêteur dans Crime et châtiment de Fiodor Dostoïevski, l’artiste, en recourant à l’histoire de l’art, essaye de réveiller la conscience du procureur afin de tenter de lui faire comprendre que ce n’est pas au pouvoir d’imposer ses interprétations de l’art. Les dialogues prennent parfois des tournures inattendues, révélant ainsi l’absurdité du système ; à la fin du deuxième dialogue, par exemple, l’enquêteur affirme qu’il est un « artiste de justice ».

En 2015, pour Menace, sa dernière action – à ce jour – en Russie, il met en pleine nuit le feu au portail du FSB, visant directement l’État et Vladimir Poutine. A la suite de cette action, Pavlenski sera seulement condamné pour acte de vandalisme. En revanche, début 2017, le point de non-retour est atteint quand il est accusé de viol et forcé de quitter le pays avec sa compagne18.

L’art de Pavlenski est spectaculaire. Pourtant, selon Andreï Erofeev, dans cette « compétition » entre l’artiste et le pouvoir les deux entités ont fusionné : « Poutine est présenté par les médias officiels comme un homme exceptionnel, comme l’attestent ses actions – ses vols en ULM entouré d’oiseaux, ses plongées sous-marines, ses parties de chasse à l’ours, etc. De la même manière, Pavlenski sculpte son image d’artiste radical de l’actionniste russe19. » Il s’agissait, selon le critique d’art, d’une bataille entre « deux titans-showmen », qui performaient devant des millions de spectateurs. Ce rapprochement entre le pouvoir et l’actionnisme a été renforcé par le fait que l’État s’est approprié la culture du spectacle, développée par les actionnistes « en imitant le leader et son entourage, tout l’establishment pro-gouvernemental a commencé à assimiler des formes performatives de la pensée et du comportement ‘‘insensé’’. » C’étaient, selon l’auteur, des carnavals et des bouffonnades sur des sujets militaires et géopolitiques qui, par leur ampleur, ont dépassé toutes les actions des artistes. « L’État a décidé de jouer lui-même un punk », conclut Erofeev en citant Nadejda Tolokonnikova des Pussy Riot.

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Musée d’histoire de la Russie

Ce rapport de force entre l’artiste et le pouvoir, ainsi que le jeu avec le personnage de Vladimir Poutine, ont fourni la base d’une exposition organisée par Arseniy Zhilyaev à la Kadist Foundation à Paris. « M.I.R.: New Paths to the Objects20 » [M.I.R. : Musée d’histoire de la Russie] présentait une fiction autour de l’histoire de la Russie contemporaine, où tous les éléments issus du monde pro ou anti-gouvernemental, se retrouvent côte à côte.

Dans le récit fictionnel de l’exposition, Vladimir Poutine, pour répondre à une crise dans la culture contemporaine, aurait d’abord créé une plateforme artistique puis, en 2024, proposé le programme « New Paths to the Objects » synthétisant toutes les recherches plastiques ayant eu cours en Russie. Une partie de l’exposition était consacrée aux œuvres de Poutine. On y retrouvait par exemple The Bird Migration, durant laquelle le président réalisait un vol en deltaplane, accompagné de grues de Sibérie, qu’il aidait à trouver leur route migratoire. La performance Inauguration le représentait le jour de l’inauguration à Moscou. The Deuce parlait des conditions de vie précaires sous le capitalisme néolibéral en mettant notamment en scène l’emprisonnement des deux artistes et musiciennes Nadejda Tolokonnikova et Maria Alekhina, membres du groupe Pussy Riot ; il s’agissait de démontrer, selon le texte d’accompagnement de l’œuvre, que le travail le plus stable ne peut être obtenu qu’en prison…

Dans « M.I.R. », Arseniy Zhilyaev a adopté une posture analytique et ironique, en proposant une spéculation autour du devenir de l’art en Russie. Il a présenté l’espace culturel russe comme submergé par des informations abondantes et des images spectaculaires provenant aussi bien du pouvoir que de l’opposition. Comme l’a résumé Boris Groys, « Zhilyaev ne veut pas participer à cette compétition pour l’impact médiatique – […] car il ne croit pas qu’un artiste ou un politicien puisse la gagner21 ».

Les fondations pour une nouvelle politique culturelle

Pour assurer le contrôle sur le système de l’art en Russie, les contours d’une nouvelle politique culturelle ont commencé à se dessiner avec le retour de Vladimir Poutine à la présidence du pays en 2012 et la nomination d’un nouveau ministre de la Culture, Vladimir Medinski. Pour rivaliser avec les pratiques qui se sont formées de façon spontanée, ce dernier a voulu créer sa version de la culture contemporaine – « duplicata “patriotique” ou simulacre de la culture artistique vitale22 ».

Cette mission a été menée par Medinski, jusque-là haut fonctionnaire du parti pro-Poutine – Russie unie –, et connu par son patriotisme23. En octobre 2013, le conseil de la Fédération, par la voix de sa présidente Valentina Matvienko, annonçait un nouveau tournant sociétal : « La Russie a depuis longtemps besoin de nouveaux standards pour la culture, car dans les dix dernières années, on a observé l’intervention croissante d’idées étrangères. » Medinski a fait par la suite une remarque à propos de la 5e Biennale d’art contemporain de Moscou, qu’il venait de visiter : « Je marchais et réfléchissais : pourquoi personne ne s’exclame “ le roi est nu’’ ? ” Pourquoi devons-nous entendre par art contemporain quelque chose d’abstrait-cubique, tordu, qui ressemble à un tas de briques ? Et qui de plus financé par l’argent public ! Sans compter que pour la plupart des russes, c’est totalement incompréhensible. » Il a par ailleurs annoncé qu’il comptait réactiver une ancienne institution soviétique nommée Rosizopropaganda (rebaptisée Rosizo depuis 1994), pour « faire de la propagande de la culture russe par le biais des arts plastiques24 ».

Suite à ces déclarations, un nombre de décrets a été émis par les autorités. Les fondations pour une nouvelle politique culturelle d’État25 (2014) ont accordé une place centrale à la culture orthodoxe qui devait être transmise aux nouvelles générations pour cultiver les sentiments du patriotisme et de fierté nationale. Le décret sur la nouvelle Stratégie de la sécurité nationale de la Fédération russe26 (2015) érige, comme son nom l’indique, la culture comme un élément à part entière de la sécurité nationale. La Stratégie de la politique culturelle d’État jusqu’en 203027(2016) doit par ailleurs prévenir les risques d’une « crise humanitiaire » liée à la dégradation des niveaux intellectuel et culturel de la société, à la dévaluation et l’altération de ses valeurs et à la déformation de la mémoire historique. La dilution des valeurs traditionnelles spirituelles et morales, « par le biais de l’expansion culturelle et de l’information extérieure », représentait selon le document une menace pour la sécurité nationale et l’unité de la nation, ainsi qu’une tentative de falsification de l’Histoire. Il a été alors demandé de garantir la cohésion des institutions culturelles à tous les niveaux.

En 2017, une circulaire du ministère de la Culture28 proposait de redéfinir le terme « art contemporain ». Il y est suggéré que toute œuvre créée aujourd’hui, tous styles et médiums confondus, était de l’art contemporain, tandis que l’art qui s’adresse à des problématiques actuelles, doit s’appeler « art actuel ». Cette initiative a été perçue par le milieu de l’art comme une tentative de redéfinir la politique des institutions publiques et élargir leur champ d’action.

Le grand nettoyage

En quelques années, le ministère a changé la majorité des directions des musées ou des centres d’art : en 2013, Marina Lochak a pris la place d’Irina Antonova au Musée Pouchkine ; en 2015, Irina Lebedeva, la directrice de la galerie Tretiakov, a été remplacée par Zelfira Tregulova, ancienne directrice du Rosizo, spécialiste de l’avant-garde russe et du réalisme socialiste. En mai 2016, une opération a été menée contre le Centre national d’art contemporain et son directeur Mikhail Mindline. Tout d’abord, l’action Menace de Piotr Pavlenski a été short-listée dans la catégorie de l’œuvre visuelle du Prix Innovation, puis retirée au dernier moment – et sans aucune explication – de la compétition par Mindline. Cette décision a été largement contestée par le milieu de l’art. Entre temps, le 31 mai, la police a débarqué dans les locaux du Centre pour perquisitionner les bureaux, officiellement pour une affaire de détournement de fonds publics. Soupçonné de fraudes, Mindline a été destitué de son poste. Dans la foulée, le Centre national d’art contemporain est devenu un des départements du Rosizo. Enfin, en mai 2016, le fondateur de la Biennale de Moscou, Joseph Backstein, a cédé la place à un comité d’experts coordonné par une personne issue du ministère de la Culture.

Dans le même temps, le nouvel art d’État n’a jamais vraiment fait l’objet d’une définition claire, même si Lena Jonson estime que certaines expositions blockbusters destinées au grand public pouvaient en préciser les contours29. L’État cherchait en effet à promulguer un certain type de récit historique. La place centrale était désormais donnée à l’art réaliste, notamment au réalisme socialiste. La légitimité de ce récit devait être assurée par l’inclusion des grandes figures de l’art non officiel soviétique du xxe siècle.

Lena Jonson a particulièrement mis l’accent sur un tandem d’expositions qui se sont tenues au Manège à Moscou en 2015 : « Réalisme romantique. Peinture soviétique, 1925-1945 », organisée par le ministère de la Culture et le Rosizo et confiée à Zelfira Tregoulova, et « La Russie orthodoxe. Russie – Mon histoire. 1914-1945. De grands chocs à la grande victoire », initiée par le Patriarcat de Moscou. Par la première, les organisateur.rice.s cherchaient à revaloriser les qualités plastiques des œuvres soviétiques. En mettant côte à côte les œuvres des peintres officiels soviétiques et celles des victimes du régime, il s’agissait de faire revivre la période du grand rêve communiste. Cette approche a été contestée par la communauté artistique qui voyait là une tentative de réhabilitation des idéaux soviétiques. La seconde exposition mettait en scène une complicité entre l’art stalinien et l’orthodoxie, alors qu’entre 1928 et 1941 Staline mena une véritable persécution religieuse. Ce paradoxe en dit long sur l’esprit du système culturel russe actuel.

Dans les grands musées russes se tient alors toute une série d’expositions consacrées aux différentes versions de l’art réaliste. En 2015, « Réalisme russe : xxie siècle » au Musée de l’histoire contemporaine russe a réuni une sélection des œuvres d’art contemporaines et celles des années 1920-1930, ayant pour point commun selon les organisateurs, « l’unité intérieure de la méthode réaliste et son empressement à répondre aux enjeux d’aujourd’hui30 ». Ont suivi en 2016 : « Russie : Réalisme. xxie siècle31 » au Musée russe de Saint-Pétersbourg et des expositions monographiques des artistes officiels soviétiques tels que : Alexandre Guerassimov au Musée historique d’État, Tahir Salahov puis Gueli Korjev à la galerie Tretiakov à Moscou. En 2017, l’exposition blockbuster « Dégel » à la galerie Tretiakov était consacrée à la période 1953-1968. Cette époque suivant la mort de Staline, qu’on nomme « dégel », a permis l’émergence des plus grand.e.s artistes non officiel.le.s soviétiques, opposé.e.s au régime et à l’art d’État. Mais encore une fois, les organisateur.rice.s ont fait le choix de mettre de côté les controverses politiques du passé au profit d’une présentation harmonieuse et adoucie de l’Histoire.

La carotte et le bâton

« Une campagne de recrutement et de séduction des maîtres du non-conformisme », selon Andreï Erofeev, a alors été menée par l’État32. Si l’artiste Ilia Kabakov, a précisé Erofeev, a résisté à cette campagne, Erik Boulatov « s’est laissé entraîner dans une intrigue ». Il est devenu académicien et a reçu du Président russe l’ordre de l’Amitié. Lors de la remise de sa médaille en 2015, l’ambassadeur de Russie en France a souligné : « Quand on regarde les tableaux d’Erik Boulatov, on se rappelle de la peinture des années 1920, ce qui était les débuts de l’art contemporain. Nous pouvons être fiers que l’art contemporain soit né en Russie, vienne de nous, et Erik Boulatov est le continuateur de ces traditions33. » Quelques mois plus tôt, en septembre-octobre 2014, la plus grande rétrospective de Boulatov a eu lieu au Manège à Moscou, a précisé Erofeev.

Depuis les années 2000, l’État, en combinant les actions d’intimidation, les méthodes répressives et le principe de la carotte et du bâton, élargissait progressivement le contrôle sur le monde de la culture en Russie, rendant cette politique systématique après 2012. Les « éléments indésirables » ont été gommés du paysage : plusieurs artistes et autres opérateur.rice.s culturel.elle.s ont été poursuivi.e.s par la justice, emprisonné.e.s, forcé.e.s à émigrer, ou bien éloigné.e.s des institutions, des sources de financement et des flux d’informations. D’autres se sont retrouvé.e.s instrumentalisés par le pouvoir ; certains enfin se sont extrait.e.s du système, et en dépit de l’expansion de la politique culturelle officielle, se sont radicalisés et ont formé une véritable opposition politique, ou bien mené des initiatives indépendantes, qui restaient tout de même trop marginales pour attirer l’attention des autorités et du public. Au travers du nouveau système et de la politique d’exposition populiste, l’État cherchait à promulguer sa version de l’histoire de l’art russe au xxe siècle et un certain type de récit historique.

Pussy Riot, Policeman Enters the Game, 2018 AP Photo Thanassis Stavrakis

Pussy Riot, Policeman Enters the Game, 2018. AP Photo : Thanassis Stavrakis

Si les œuvres du passé, dont certaines sont issues de l’art non officiel soviétique, ont été souvent des pions dans le jeu, la plus récente action des Pussy Riot s’appuyait également sur un artiste de ce milieu, actif à partir des années 1970, pour faire passer un message politique. Le 15 juillet 2018, durant la finale de la Coupe du monde de football à Moscou, le groupe a réalisé une action initulée « Le Policier entre dans le jeu », un hommage à l’artiste et poète non officiel soviétique, Dmitri Prigov. Déguisé.e.s en policier.ière.s, quatre membres du groupe ont pénétré sur le terrain, certains en saluant les joueurs. Très rapidement, les services de sécurité ont réussi à maîtriser les artistes. Malgré cette apparition très furtive et la quasi-absence d’images en direct à l’antenne, de nombreuses vidéos ont circulé sur le Net. Selon le manifeste des Pussy Riot, leur but était de créer une confrontation symbolique entre deux figures : policier.ère céleste, qui « protège le sommeil de bébé » et policier.ère terrestre qui « persécute des prisonnier.ère.s politiques, emprisonne des gens pour des “reposts” et des likes34 ». Le groupe a alors exigé de :

  1. Libérer tous les prisonniers et prisonnières politiques
  2. Ne pas jeter personne en prison pour des likes.
  3. Mettre fin aux arrestations illégales lors des manifestations.
  4. Autoriser le pluralisme politique dans le pays.
  5. Ne pas fabriquer des causes criminelles et ne pas retenir des gens dans des prisons sans raison.
  6. Transformer le.la policier.ère terrestre en policier.ère céleste.

À la différence de leur Prière Punk qui s’était déroulée presque anonymement dans une église avant d’être relayée sur Internet, l’action a été menée cette fois-ci lors d’un énorme événement médiatique, profitant de la présence de la présidente croate et des présidents russe et français au match. Ce moment de gloire de Vladimir Poutine pour qui la Coupe du monde était une occasion de restaurer l’image de la Russie se voulait également l’occasion de rendre visible l’aspect ludique des rapports entre l’art et le pouvoir en Russie. Voulue comme une gifle publique au président russe, l’action n’a pourtant entraîné jusqu’ici que des légères peines pour ses organisateurs. A moins qu’elle ne prédise un nouveau tournant dans les relations entre l’artiste et le pouvoir en Russie ?

Remerciements : Jérôme Glicenstein, Tatiana Volkova et Claire Migraine (http://thankyouforcoming.net/)

Couverture : Pussy Riot, Policeman Enters the Game, 2018. AP Photo : Thanassis Stavrakis

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