Œuvre d'Evangelia Kranioti
Œuvre d'Evangelia Kranioti

Anti-clichés du Brésil

Investigation par Anysia Troin-Guis

Sommaire

Plus une semaine ne se déroule désormais sans son lot de nouvelles venues du Brésil, propres à susciter notre inquiétude et nourrir un sentiment de révolte ou de consternation. Le pays a certes traversé de nombreuses crises, mais l’accession au pouvoir du président d’extrême-droite Jair Bolsonaro en 2018 les a radicalisées. Reflétant la montée du populisme partout dans le monde, cette élection traduit un mélange de rébellion contre les inégalités économiques et les élites financières, un refus de l’establishment politique et un rejet de l’autre, qu’il soit l’incarnation d’une minorité ou issu de l’immigration. Si les artistes brésiliens prennent massivement position contre leur actuel gouvernement et ses dérives, c’est tout un pan de la création contemporaine qui charrie aujourd’hui les réalités complexes du pays

[ 1 ]

Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé (La Fabrique éditions, Paris, 2008), p. 93-114.

[ 2 ]

Ludovic Carème, Brésils, Friche Belle de Mai, Marseille, 30 juin-29 septembre 2019.

[ 3 ]

Le sujet de la photographie, ou « spectrum », selon Roland Barthes, cf. La Chambre claire. Note sur la photographie (Gallimard, Paris, 1980), p. 22-23.

[ 4 ]

Roland Barthes, op. cit., p. 128.

[ 5 ]

Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes. I : économie, parenté, société ; II : pouvoir, droit, religion (Éditions de Minuit, Paris, 1969).

[ 6 ]

Les Mort, les vivants et ceux qui sont en mer (Commissaire : Matthieu Orléan), Rencontres de la photographie d’Arles, 1er juillet-22 septembre 2019.

[ 7 ]

Clarice Lispector, Água viva [trad. Claudia Poncioni et Didier Lamaison] (Éditions des Femmes – Antoinette Fouque, Paris, 2018), p. 37.

[ 8 ]

Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen âge et sous la Renaissance (Gallimard, Paris, 1970), p. 255 : « La foule en liesse qui emplit les rues ou la place publique n’est pas une foule ordinaire. C’est un tout populaire, organisé à sa façon, à la manière populaire, en dehors et à l’encontre de toutes les formes existantes de structure coercitive sociale, économique et politique, en quelque sorte abolies pour la durée de la fête. Cette organisation est, avant tout, profondément concrète et sensible. […] le peuple ressent son unité et sa communauté concrètes, sensibles, matérielles et corporelles ».

[ 9 ]

À ce sujet, voir les réflexions de Claire Tancons, commissaire, critique et historienne de l’art qui développe une réflexion sur le carnaval et ses formes contemporaines, notamment dans le texte « The Greatest Free Show on Earth : Carnival from Trinidad to Brazil, Cape Town to New Orleans » disponible sur son site web www.clairetancons.com

[ 10 ]

Selon Oswald de Andrade, la culture brésilienne repose sur un mouvement anthropophage : valorisant l’idée du cannibalisme de certaines tribus, le moderniste revendique la « dévoration » par les intellectuels brésiliens de la culture étrangère et une réappropriation des références amérindiennes, selon une critique radicale de la colonisation et de l’hégémonie culturelle européenne régnant en Amérique latine.

[ 11 ]

Vanina Géré, « Retour sur la notion d’art politique », La Belle Revue, n° 9, disponible sur La Belle Revue

[ 12 ]

What’s going on in Brazil? (commissaire : Ioana Mello), Fondation Manuel Rivera-Ortiz, Arles, 1er juillet-22 septembre 2019.

[ 13 ]

En ce sens, le rapport annuel de la Fédération nationale des journalistes (Fenaj) publié en janvier 2020 s’ouvre en affirmant que « l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro à la présidence a affecté de façon significative la liberté de la presse au Brésil », voir Fédération nationale des journalistes

[ 14 ]

L’image est d’ailleurs, selon Georges Didi-Huberman, « le premier opérateur politique de protestation, de crise, de critique ou d’émancipation », in Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles (Éditions de Minuit, Paris, 2009), p. 101.

Elsa Leydier

Elsa Leydier, El Elenao bandidada, photographie extraite de la série Ele Nao (lui non) accompagnée d’une citation de Jair Bolsonaro : « Avec nous, il n’y aura pas de politique des droits de l’Homme. Tous ces voyous vont mourir, parce qu’on ne leur enverra pas de défenseurs. » © Adagp, Paris 2020

Au cours de l’été 2019, plusieurs expositions, dont deux dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles, réunissaient des œuvres prenant le Brésil comme sujet d’enquête et de réflexion. Elles offraient autant de points de vue tentant de dépasser les représentations stéréotypées habituellement associées au pays : les favelas, la pauvreté et la violence extrême qui entachent son statut de neuvième puissance mondiale, un exotisme luxuriant entretenu par une certaine idée du carnaval de Rio ou de la forêt amazonienne, le prestige du football brésilien incarné par Pelé, Ronaldo, Neymar encore Sócrates, artisan de la Démocratie corinthiane. Les expositions arlésiennes s’adressaient sans doute à des visiteurs déjà conscients des problèmes que traverse le pays sud-américain. Cependant, par les œuvres exposées, elles ouvraient un dialogue sur le Brésil, ses fractures sociales, sa mixité culturelle et ethnique et, évidemment, les crises politiques et économiques qu’il a traversées depuis quelques années, culminant avec la destitution de la présidente Dilma Rousseff, en 2016, et l’emprisonnement pour corruption et blanchiment d’argent de son prédécesseur Lula, en 2018, pour aboutir à l’élection de Jair Bolsonaro la même année. Qu’ils soient brésiliens ou étrangers, les photographes exposés visaient à saisir le Brésil à travers ses identités sociales multiples, sa multiculturalité et le palimpseste historique qui le caractérise. Leurs œuvres, révélatrices des crises brésiliennes, nous invitent pourtant à réfléchir aux stratégies formelles de leurs auteurs, la puissance d’agir de l’image méritant d’être réévaluée dans une telle configuration : si l’image, fixe ou mobile, constitue une source de réflexion et une modalité de pensée, l’esthétisation ne risque-t-elle pas de vider le sujet de son sens ? Quels dispositifs iconographiques peuvent agir sur nous, spectateurs et citoyens ?

De l’image intolérable ?1

Première étape de ce parcours critique, l’exposition de Ludovic Carème, Brésils2, présentée à La Friche la Belle de Mai (Marseille). Retraçant un séjour entre São Paulo et les terres profondes d’Amazonie, le photographe restitue son expérience d’un pays où il passa dix ans de sa vie. Il y traite des différents sujets qui font l’actualité brésilienne et dresse le portrait d’un territoire en proie à de nombreux maux, cherchant à déconstruire les clichés d’un Brésil allègre. Quatre séries retracent son parcours du pays, de la périphérie vers le centre, de la forêt amazonienne à la ville. La série Acre (du nom d’un État brésilien) témoigne de la déforestation exponentielle de cet État frontalier du Pérou et des conditions de vie difficiles de ses habitants. Água Branca se concentre sur le sort des habitants de cette ancienne favela construite aux environs de São Paulo. Os Moradores da rua [les habitants de la rue] présente des images de sans-abris vivant à même le sol, à peine perceptibles, sous des tas de vêtements, de cartons, de bois ou de plastique. Centro donne à voir les ruines des immeubles abandonnés du centre-ville de São Paulo, symboles de la crise sociale et de la spéculation immobilière, que l’usage de la contre-plongée rend davantage monumentaux. Leurs façades deviennent la surface d’expression vertigineuse des Pixadores, ces graffeurs équilibristes qui escaladent les immeubles paulistes et pratiquent le pixação, une forme de revendication urbaine à l’esthétique proche des runes.

Ludovic Carème, portrait d'Edmario Leira de Morais

Ludovic Carème, Edmário Leira de Morais devant chez lui favela Agua Branca à Sao-Paulo, 2010 © Ludovic Carème – Modds

Les images sont belles et captivantes, et le photographe, qui utilise le noir et blanc, s’inscrit dans la tradition du photojournalisme humaniste. Les procédés techniques et le style accentuent le pathos des scènes. Si l’on suit Roland Barthes3, qui, par la notion de « spectrum », analyse la photographie et le brouillage qu’elle effectuerait entre la vie et la mort, il apparaît que les portraits de Ludovic Carème, comme certains de ses paysages, semblent sans vie. Par son geste privilégiant une approche ultra formelle et statique, le photographe fixe littéralement le référent, l’enferme et lui extirpe toute vie, donnant ainsi à l’image son caractère spectral. Cette dimension est renforcée par l’usage du noir et blanc, que Barthes associe à une « vérité originelle4 ». Le Brésil se découvre comme un monde à part, aux limites de l’évanescence. Quelles intentions les stratégies formelles utilisées véhiculent-elles ? En quoi une telle démarche photographique peut-elle contribuer à une critique et à une meilleure connaissance de la situation du Brésil ?

L’ambiguïté du regard

L’image peut être un véritable instrument politique, ou du moins éthique, pour élaborer et communiquer une certaine vision du monde. Le rôle d’un photographe qui souhaite s’engager dans un travail d’exploration des problématiques sociales brésiliennes serait de faire en sorte d’approcher au mieux le réel pour en donner une vision, subjective certes, mais qui documente un état de fait à remettre en cause. Néanmoins, l’art, et a fortiori l’art documentaire, peut atteindre ses limites s’il se contente d’adopter une approche esthétisante de la pauvreté, en soulignant la souffrance des populations, sans tenir compte des dispositifs mis en place par celles-ci pour surmonter les obstacles quotidiens.

La beauté des images exerce sur le regardeur une certaine fascination qui n’est autre que la continuité de la fascination du photographe pour la douleur et la misère qu’il entend dénoncer. Bien que l’on puisse rendre esthétique une image sans que la portée critique de celle-ci en soit évacuée, certains éléments posent problème. Dans les portraits d’Água Branca, les habitants apparaissent seulement passifs et misérables et le photographe capture des moments où seul affleure le pathos des situations. Les moments qui semblent être pris sur le vif et témoigner de l’existence des sans-abris de São Paulo conduisent, par ailleurs, à une certaine ambiguïté du fait du geste et du rôle du photographe. Il expose sa vision de l’Autre dans une accumulation d’images disposées en grille qui perpétue, dans sa stratégie purement formelle, l’évidement de toute humanité qu’il est censé dénoncer. Abordée comme un objet esthétique, la misère devient un concept que capture le photographe en dépit du protagoniste qui n’est que le vecteur, l’outil, d’une telle démarche. Dans la série Os Moradores da rua, hommes et femmes disparaissent presque totalement sous ces amoncellement d’objets qui leur servent d’abris de fortune. Ils deviennent eux-mêmes objet des rues de la mégalopole, passifs et invisibilisés, sans pouvoir ni considération de la part des passants. On peut aussi se demander quelles ont été les interactions de l’artiste avec les sans-abris : ceux-ci ont-ils consenti à être photographiés ou ont-ils été uniquement abordés comme un sujet vidé de toute humanité, devenu littéralement spectrum ? La dernière hypothèse semble la plus probable, donnant à la série un caractère choquant. Les hommes et les femmes qui dorment dans la rue disparaissent de la photographie au profit de structures architecturales de fortune abordées avec un regard strictement formaliste, parfaitement inscrites dans le cadre de l’image. La composition prime sur le drame humain.

Ludovic Carème, José Seringal

Ludovic Carème, José Seringal, Santa-Rosa, Acre, Brésil, 2017 © Ludovic Carème – Modds

Ludovic Carème fige ainsi une réalité qui l’a touché alors qu’il tente de livrer un témoignage à son sujet. Selon le linguiste français Émile Benveniste, qui distingue les différentes acceptions du terme « témoin » dans Le Vocabulaire des institutions indo-européennes5, le testis désigne celui qui assiste en tiers à un événement, n’y participe pas et peut alors en fournir un compte-rendu, tandis que le superstes participe à l’événement. Il y a ainsi une sorte d’asymétrie entre le superstes, témoin-sujet dont la voix n’est pas nécessairement relayée, et le testis qui témoigne de manière extérieure. Et si, dans la série Água Branca, certains récits de vie, rédigés à la main par les habitants, sont présentés sur un panneau sous verre, ce recueil d’une parole directe, fécond et nécessaire, ne parvient pas à éviter l’écueil d’une relation entre le photographe et son sujet réduite à la médiation photographique, c’est-à-dire à l’image seule, et ce, malgré la volonté revendiquée de Ludovic Carème d’aller à la rencontre des différents personnages qui peuplent ses images.

Finalement, c’est moins l’œuvre en tant que telle qui peut déranger, dans son excès de pathos, que le contexte d’urgence dans lequel elle s’insère et qu’elle ne fait que déplorer. L’empathie, néanmoins, fait partie intégrante de l’expérience esthétique, en ce que le spectateur noue un certain lien avec l’œuvre : cette mise en commun, modalité pratique d’accès à la connaissance, permet de se mettre « à la place de », de tenter de ressentir ce que l’autre ressent. L’accumulation des images élégiaques et l’exploitation systématique d’un même thème décliné sous plusieurs motifs tendent pourtant à vider le sujet de sa substance, de la puissance de révolte et d’émotion qu’il contient, en ne devenant que représentation pure : l’humain, imperceptible dans la rue, devient aussi invisible dans l’image, pour laisser place à une stratégie qui tourne à vide. Ériger la misère en spectacle ne produit alors rien d’autre que de la compassion : la bonne conscience ne suffit malheureusement pas à créer des formes d’engagement.

Brésil fantasmé, interlope et carnavalesque

Jouant eux aussi sur la fascination que peuvent exercer les images d’un Brésil magnifié, certains travaux de l’artiste grecque Evangelia Kranioti permettent de poursuivre une réflexion sur la représentation visuelle du pays. Ils ont pour partie été présentés à la Chapelle Saint-Martin du Méjan (Arles) dans le cadre de l’exposition Les vivants, les morts et ceux qui sont en mer6. Liant pratique artistique et démarche anthropologique, la photographe propose un portrait du Rio de Janeiro underground et LGBT. Bien que la ville soit considérée, surtout à l’aune de son carnaval, comme une capitale culturelle gay friendly en Amérique latine, elle connaît la même situation que le reste du pays, caractérisée, depuis l’élection de Jair Bolsonaro en novembre 2018, par une montée en puissance des violences homophobes et transphobes, allant de l’insulte au meurtre, aujourd’hui davantage médiatisées.

L’installation Obscuro Barroco mêle différents médiums : un ensemble de photographies placées sur des cimaises qui sont aussi le support d’images projetées ; un moyen-métrage, L’Extase doit être oubliée (2017), monté à partir de certaines scènes du film de l’artiste précisément intitulé Obscuro Barroco, réalisé à la même époque. L’exposition et le film trouvent leur origine dans un voyage de l’artiste à Rio en 2016, année tumultueuse des Jeux olympiques au Brésil et de la destitution de la présidente Dilma Rousseff.

Œuvre d'Evangelia Kranioti

Evangelia Kranioti, Eu sou obscura para mim mesma, série Obscuro Barroco, 2019 © Adagp, Paris 2020.

Le film, entre documentaire et fiction, suit le parcours de Luana Muniz, une militante transgenre, décédée d’une pneumonie peu après le tournage, traçant un parallèle entre les communautés queer et la ville de Rio, au gré de leurs évolutions, leurs mutations, leurs contradictions. Figure emblématique du Lapa, célèbre quartier carioca, elle avait mis en place un lieu pour accueillir les transgenres, les personnes prostituées, les porteurs du VIH et les sans-abris. Ancienne présidente de l’association pour l’insertion des travailleurs et travailleuses du sexe trans (Associação dos Profissionais do Sexo do Gênero Travesti, Transexuais e Transformistas) de la ville, elle a aussi cofondé le projet Damas da Prefeitura qui dispense des formations à ces mêmes publics. Les images, à l’esthétique très léchée, tendent à la perfection formelle. Les couleurs, intenses et flamboyantes, y occupent une place importante : d’abord celles d’un gigantesque feu d’artifice tiré en bord de mer, puis celles des costumes, des masques et du maquillage des transformistes et des carnavaliers. Le portrait de la ville illustre alors cette phrase de la protagoniste : « se o Rio fosse uma pessoa, seria um travesti » [si Rio était une personne, ce serait un travesti].

Dans un récit proche du parcours initiatique, on découvre différents lieux cariocas et divers moments du carnaval tandis que la voix de Luana Muniz résonne. La narratrice alterne des réflexions sur la création et l’expression de soi, sur sa propre expérience d’activiste et de travailleuse du sexe, et évoque la perspective d’une émancipation, d’un monde où les différentes catégories sociales, sexuelles et raciales ne seraient plus des vecteurs de discrimination et de hiérarchie. Elle cite aussi des extraits d’Água viva de l’écrivaine brésilienne Clarice Lispector, une auteure qui s’est beaucoup intéressée à l’androgynie et à la remise en cause des rôles assignés aux deux genres. Le roman évoqué se construit à partir d’une réflexion sur la création et la recherche d’une écriture initiatrice, voire incantatoire, de la part d’une narratrice qui revendique une dialectique entre composition et décomposition7.

La forme fragmentaire du texte, moins fondée sur une trame narrative que sur une exploration des sensations et de la pensée, donne aux lecteurs le sentiment d’un livre en train de se faire. Le langage utilisé par l’auteure trouve son équivalent dans le film qui se concentre sur les textures, les sensations, les rythmes parcourant les corps, la respiration de la narratrice. Les lourds maquillages, les peaux marquées par la vie, les mains ou les organes et signes relevant du caractère sexuel et genré sont tour à tour explorés par la réalisatrice. Pour les protagonistes du film, qui refusent les oppositions traditionnelles et les identités assignées à la naissance par la société, le corps devient le médium d’une revendication politique opposée aux normes sociales. L’intégralité du film repose alors sur cette volonté de dépasser les oppositions et d’affirmer la fluidité du corps humain et du monde en entraînant le spectateur entre les traditions païennes, les folklores brésiliens et la vie urbaine, la nature et la ville, mais aussi, entre des moments de silence introspectif et les cris de la foule, dans ses moments d’engouement populaire et ses manifestations politiques.

Luiz Baltar, photographie issue de la série Felicidades

Luiz Baltar, photographie issue de la série Favelicidade

En ce sens moins œuvre documentaire qu’essai visuel, le film se rapproche d’un cinéma de poésie où le rapport au fragmentaire et aux différentes subjectivités est central. Les regroupements populaires, fêtes ou mouvements de contestation, que filme Evangelia Kranioti, renvoient au corps carnavalesque8 identifié par Mikhaïl Bakhtine dans son étude sur le Moyen-âge. Celui-ci constitue, selon lui, le premier pas vers une abolition de toute distance entre les classes sociales, faisant du corps collectif un corps politique aux multiples potentialités transgressives et contestataires. Le fait qu’une installation dédiée au carnaval brésilien, dans ses spécificités folkloriques, prenne place dans une exposition d’art contemporain tend à œuvrer à une reconnaissance des pratiques artistiques, du spectacle et de la performance, parfois subversives, qui s’élaborent hors d’un canon occidental9. Evangelia Kranioti semble alors appliquer les principes développés dans le Manifeste anthropophage d’Oswald de Andrade et sa théorie d’une ingestion symbolique de la culture du colonisateur pour forger une esthétique et une politique spécifiquement brésiliennes10.
En choisissant d’organiser son film autour de Luana Muniz et de son discours existentiel, onirique ou militant, l’artiste développe une réflexion sociale qui s’articule autour de stratégies d’affirmation de soi au moyen de pratiques artistiques, de la performance à la danse et au carnaval, et de pratiques vernaculaires. Il semble que le détour par le poétique et le dialogue avec les populations lui permette de produire une représentation du Brésil qui, si elle n’est pas plus authentique, est en tout cas plus juste qu’une approche documentaire qui se contenterait de constater les problématiques sociales et les discriminations.

Recherches collectives et espace dialogique

Une autre possibilité qui s’offre aux artistes photographes est de venir concurrencer la prolifération des images mises en circulation par les médias, où l’humain devient une masse anonyme, et de rappeler certaines réalités, parfois invisibles – ou précisément invisibilisées –, afin de surprendre « quand les médias de masse entretiennent la démoralisation – essentielle à la guerre psychologique11 ». Il est alors essentiel de souligner les initiatives brésiliennes cherchant à incarner par l’image ces crises abordées par Ludovic Carème ou Evangelia Kranioti.

La démarche du Collectif Iandé revendique un dialogue entre art et politique. Cette plateforme culturelle a pour objectif premier de mettre en valeur la photographie brésilienne et de favoriser sa diffusion en France, en créant « un espace culturel nomade, ouvert aux expositions photographiques ». L’exposition What’s going on in Brazil?12, présentée à Arles, est conçue comme une initiative militante et engagée dans la résistance au gouvernement de Bolsonaro. Regroupant les productions d’une douzaine de photographes brésiliens (Ana Carolina Fernandes, Daniel Marenco, Dayan de Castro, Felipe Fittipaldi, Fran Favero, Janine Moraes, Karime Xavier, Luiz Baltar, Pedro Kuperman, Shinji Nagabe et Simone Rodrigues) et de la Française Elsa Leydier, elle comprend aussi une revue de presse affichée dans l’espace d’exposition et une projection. Chaque semaine, l’un des artistes exposés propose une installation vidéo ou photographique personnelle, l’ambition étant de raconter l’histoire pendant qu’elle se joue et de mettre en relation une vision esthétique et un récit complexe relatant de multiples phénomènes sociaux, économiques et politiques. Le dispositif didactique croise différents médiums, contribuant à une esthétique du bricolage dans laquelle s’instaure une recherche commune, dans une exposition conçue comme un work in progress. Photographie artistique et photographie documentaire, genres aux frontières déjà poreuses, sont ainsi liées ; les mises en scène concurrencent certaines tentatives de capturer le réel.

Shinji Nagabe, série respiration

Shinji Nagabe, photographie issue de la série Respiração

L’organisation collective apparaît comme un moyen privilégié pour constituer une forme de résistance aux crises majeures que traverse le Brésil, à l’autoritarisme rampant du gouvernement ou à la chape de plomb qui pèse sur les médias13. Il s’agit alors de prolonger la perspective purement esthétique pour tendre vers la revendication militante. Qu’il s’agisse de photos, de films ou de coupures de presse disposées en grille, l’image se voit ainsi activée dans ses dimensions anthropologique, philosophique et politique14. Prônant une vision alternative et un dialogue émancipatoire, l’exposition aborde différents sujets, où la vie urbaine apparaît dans ses dimensions les plus crues, où la pauvreté des populations et la misère des habitations se voient transfigurées, tantôt par un regard documentaire et valorisant chez Luiz Baltar avec la série Favelicidade, tantôt via une poétisation minutieuse des tensions sociales qui s’exacerbent durant le carnaval de Rio chez Ana Carolina Fernandes. Shinji Nagabe, lui, met en scène des personnages, comme dans la série Respiração qui représente des jeunes paulistes au visage masqué par des moyens de fortune, des bas ou ballons aux couleurs intenses, qui semblent, ici, annihiler toute voix et toute identité. L’écologie et les droits des minorités, ceux des peuples autochtones, des femmes ou de la communauté LGBT sont aussi abordés.

Les travaux de Dayan de Castro sont révélateurs du parti pris de l’exposition qui vise à déconstruire nos manières de regarder. Le titre de sa série, Aere perennius, qui signifie « Plus durable que l’airain », est emprunté au poète romain Horace. Il évoque une chose censée être immuable, éternelle. Des photographies et une vidéo donnent à voir des espaces naturels vides où les couleurs du ciel attirent l’œil et magnifient l’étendue des paysages déserts. En regardant mieux, on s’aperçoit qu’il s’agit de lieux où le développement de l’industrie agroalimentaire a détruit toute vie végétale : la crise écologique, devenant objet esthétique, invite à opérer un recul critique, à considérer notre rapport aux belles images et à prendre la mesure d’une catastrophe environnementale due à l’expansion de l’agriculture intensive ainsi qu’aux incendies qui ravagent l’Amazonie. Cependant, si ce processus réflexif fonctionne, c’est aussi grâce à l’insertion de cette série dans une exposition où le documentaire, le journalistique et l’artistique sont hybridés.

Dayan de Castro, aere perennius

Dayan de Castro, photographie issue de la série Aere perennius

Cette volonté de créer un répertoire d’images qui témoignent de la complexité culturelle du Brésil et des problématiques multiples dont il est le théâtre illustre une vision optimiste de la place de l’art et de l’image dans la société. Fondée sur une polyphonie des genres, la démarche du Collectif Iandé prend forme dans le dialogue entre vidéos, photos et articles de journaux dont le mélange donne à la scénographie son aspect do it yourself. L’enjeu d’une telle posture semble de déplacer le débat concernant un pays, son système politique et ses écueils au sein d’un espace international et dans un cadre particulier, celui de la culture. L’exposition offre une temporalité différente de celle de l’actualité et de la presse, en générant une manifestation hebdomadaire avec la diffusion d’une nouvelle vidéo. Elle permet de susciter une attention autre que celle de l’information, au-delà de la contemplation esthétique et en deçà de la consommation passive des images. Idéalement, les spectateurs doivent expérimenter un regard davantage propice à la pensée critique et à une considération renouvelée à propos de sujets connus de tous. Par son hétérogénéité et sa scénographie mouvante et précaire, le dispositif collectif cherche à interpeller différemment le public et à élaborer un espace dialogique pour renouveler la représentation du quotidien brésilien.

Transposer visuellement les problématiques sociales, politiques et écologiques nécessite d’élaborer une réflexion sur l’image, son statut dans la société actuelle et son agentivité. Dépeindre le Brésil et prendre à bras le corps ses problèmes, sans exotisme ni pathos complaisant, va de pair avec un souci de la forme. Chacun à leur manière, les artistes se confrontent à des thèmes qui dévoilent une réalité mouvementée et renvoient à une histoire coloniale dans laquelle nombre des discriminations actuelles trouvent leur origine. Ils développent des stratégies visuelles aux enjeux esthétiques, critiques et politiques. Néanmoins, travailler l’image, cette notion floue et labile, n’empêche pas de tomber dans de nombreux écueils et de charrier préjugés, stéréotypes ou formes convenues. Saisir les violences ou les crises n’implique pas toujours une représentation factuelle, littérale et directe de ce qui constitue la pauvreté, les discriminations, la déforestation ou les révoltes. Au-delà du documentaire, différents dispositifs permettent d’accéder à une vision d’un Brésil au plus près de ses fractures, ses contrastes et ses paradoxes : fictions, compositions poétiques, travail sur le médium constituent le large éventail des possibles abordés ici pour approfondir la représentation du pays.

Edité par Vincent Simon
Couverture : Evangelia Kranioti, Eu sou obscura para mim mesma, série Obscuro Barroco, 2019 © Adagp, Paris 2020.

Galerie photo du collectif Iandé
Une sélection d’images de Shinji Nagabe, Dayan de Castro, Elsa Leydier et Luiz Baltar

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Légendes, de gauche à droite : 1 à 3, Shinji Nagabe, images extraites de la série Revelação, 4 à 6, Shinji nagabe, images extraites de la série Respiração ; 7 à 9, Dayan de Castro, images extraites de la série Aere perennius ; 10, Elsa Leydier, El Elenao – Sou favoravel, photo accompagnée d’une citation de Jair Bolsonaro : “Le pau de ara (lit. arracher les plumes du ara), ça marche. Je suis favorable à la torture, vous le savez.” ; 11, Elsa Leydier, El Elenao – ja pegou fogo, photo accompagnée d’une citation de Jair Bolsonaro : “Ça y est, c’est fait, il a déjà brûlé. Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?” (à propos de l’incendie du Musée de Rio) ; 12, Elsa Leydier, El Elenao – Escoria, photo accompagnée d’une citation de Jair Bolsonaro : “Je ne sais pas quel est le projet des commandants, mais si jamais on venait à réduire les effectifs des Forces Armées, ça serait moins de gens dans les rues pour faire front face aux marginaux du Mouvement des Sans Terre, des Haïtiens, Sénégalais, Boliviens et toute l’ordure du Monde, surtout que maintenant, les Syriens aussi sont en train d’arriver. L’ordure du Monde est en train d’arriver au Brésil comme si on n’avait pas assez de problèmes à régler.” ; 13, Elsa Leydier, El Elenao – palmades, photo accompagnée d’une citation de Jair Bolsonaro : “Si le fils commence à être efféminé, une bonne raclée va le faire changer. Je vois plein de monde qui me dit ‘Heureusement que j’ai reçu de bonnes gifles, mon père m’a appris à être un homme.’”, 4 photos extraites de la série Ele Nao (lui non) ; 14 à 16, Luiz Baltar, Rio de Cidades, photos extraites de la série Favelicidade.
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