Carte Bogoro
Carte Bogoro

Bogoro, l'œuvre-enquête de Franck Leibovici et Julien Seroussi. #1 Où l’art éclaire la justice internationale

Investigation par Virginie Bobin

Sommaire

Au croisement de l’art, de la poésie et la justice internationale, Switch (on Paper) publie un texte sous forme d’enquête en plusieurs épisodes, retraçant les différentes étapes d’un projet mené depuis 2014 par Franck Leibovici et Julien Seroussi à la Cour pénale internationale (CPI). Cette « œuvre-enquête » prend pour point de départ le procès Katanga/Ngudjolo, noms de deux miliciens accusés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité perprétrés en 2003 dans le village de Bogoro en République démocratique du Congo. Ce premier texte est une introduction à l’enquête.

[ 1 ]

Le titre law intensity conflicts fait référence à un autre cycle d’œuvres de Franck Leibovici, low intensity conflicts (1998-2016), qui s’intéressait à la manière dont certains conflits contemporains inventent de nouvelles façons de faire la guerre. Après la dimension géopolitique de ces conflits, ce nouveau projet met l’accent sur l’invention de la justice internationale.
(franck leibovici, low intensity conflicts – un mini-opéra pour non musiciens, ed. mf, 2019)

[ 2 ]

Franck Leibovici, “Sur quoi opère l’art”, entretien avec Cristelle Terroni, La Vie des idées, 14 octobre 2016. http://www.laviedesidees.fr/Sur-quoi-opere-l-art.html (Consulté en octobre 2018).

[ 3 ]

Entre 2014 et 2018, le projet a été présenté au centre d’art contemporain Witte de With (Rotterdam) ; à la Fondation d’entreprise Ricard, la FIAC, la Bibliothèque Kandinsky, le musée du Quai Branly-Jacques Chirac et à l’Institut des Études Avancées, et sur les radios France Culture et Chimurenga ; il a été exposé aux centres d’art du Bunkier Sztuki (Cracovie), du nGbK (Berlin), de La Chaufferie (Strasbourg), et de la Cité Internationale des Arts (Paris).

[ 4 ]

Juger- Créer. Regards sur la Cour pénale internationale, du 26 novembre au 14 décembre 2018 à la Cité internationale des arts, Paris.

Depuis 2014, Julien Seroussi, chercheur en sciences sociales, et Franck Leibovici, artiste et poète, mènent ensemble une enquête autour des outils, des protocoles, des normes et des procédures à l’œuvre dans une justice internationale en perpétuelle réinvention. Leur projet est né de l’expérience de Julien Seroussi en tant qu’assistant de l’un des juges du procès Katanga/Ngudjolo à la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye, aux Pays-Bas, entre 2009 et 2014. Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo, deux chefs de milice présumés, étaient accusés par la Cour de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis en 2003 au cours d’une attaque contre le village de Bogoro, en République démocratique du Congo (RDC). Cependant, les éléments de preuves présentés par l’équipe du procureur lors du procès (le deuxième à avoir eu lieu à la CPI), n’ont pas permis de convaincre les trois juges « au-delà de tout doute raisonnable ». Ngudjolo a été acquitté, tandis que Katanga était condamné pour complicité. D’après Seroussi et Leibovici, le procès et son aboutissement illustrent bien le mode de fonctionnement de la CPI, ignoré du grand public alors même que la cour traite de graves violations des droits de l’homme dont les implications éthiques, morales et politiques concernent l’ensemble des citoyens. Or l’objectif de la CPI n’est pas de juger les plus hauts responsables (comme cela a pu être le cas avec Laurent Gbagbo, ancien président de la Côte d’Ivoire, lors d’un procès très médiatisé), mais « les plus grands crimes », en encourageant la justice nationale en poursuivant des acteurs impliqués à des degrés divers, suivant l’opportunité politique. La plupart des affaires concernent des personnages « secondaires » tels que Katanga et Ngudjolo, souvent impliqués dans des événements très spécifiques s’étant déroulés dans des zones périphériques, parfois peu accessibles. La tâche de la cour est d’autant plus difficile à accomplir (et à légitimer) que le contexte socio-politique des affaires jugées est méconnu des équipes juridiques internationales dont le travail se déroule à des milliers de kilomètres des zones de conflit et plusieurs années après les faits.

Plutôt que d’émettre un jugement moral sur le travail de la cour ou de prétendre rejouer le procès, Seroussi et Leibovici ont entrepris de réexaminer les matériaux sur lesquels se sont appuyés les juges (éléments de preuves, transcripts et enregistrements audiovisuels du procès) et de les soumettre à différentes « visions professionnelles » (artistes, chercheurs en sciences sociales, commissaires d’exposition, militants, etc.) afin de voir comment d’autres approches et manières de traiter les faits pourraient émerger des récits alternatifs du procès et, le cas échéant, d’inviter les juristes à adopter des méthodologies a priori extérieures à leur domaine. Leur travail, intitulé, law intensity conflicts1, a reçu l’assentiment de la CPI. Au cours des quatre dernières années, cette recherche s’est déployée au travers de différents formats, publics ou semi-publics (expositions, livre, conférences, ateliers, interventions radiophoniques), destinés à produire des cadres et des outils ad hoc pour mettre collectivement à l’épreuve les enjeux complexes soulevés par la justice internationale, dans leurs manifestations les plus concrètes. Pour Leibovici et Seroussi, l’ambition finale du projet est d’implanter un Medialab au cœur de la CPI qui, rassemblant la documentation de leurs expériences, pourrait constituer un répertoire d’outils pour les juristes de la cour. Un premier prototype de ce Médialab sera élaboré en 2020 au moyen d’une exposition et d’une série d’ateliers au sein des bâtiments de la CPI, afin de co-construire avec les membres de différents départements de l’institution un certain nombre de dispositifs ou d’« œuvres-outils », pouvant contribuer à traiter différemment les documents des affaires à venir.

salle du public, cour pénale internationale, tirée de muzungu, 2016 © franck leibovici et julien seroussi

Œuvre-enquête

Une collaboration aussi extra-ordinaire entre un sociologue, un artiste et la communauté toujours plus nombreuse d’interlocuteurs de la CPI et au-delà, rassemblés autour du projet, s’inscrit dans une approche de l’art qui ne relève ni d’un « modèle du solarium » – selon la formule amusée de Leibovici (quand il s’agit pour un artiste de « se faire bronzer par un sujet historique ou politique » qui inspire son travail) – ni de ce que l’on désigne par « art socialement engagé » ou militant. L’artiste emploie plutôt le terme d’« œuvre-enquête » pour décrire les différentes opérations de « redescription » et de médiation qui permettent de revisiter et rendre visible le potentiel des matériaux étudiés, afin de fabriquer des outils pouvant circuler dans une grande variété de contextes et de publics et, idéalement, convaincre la cour de leur utilité. Comme l’explique Leibovici, « si l’on parvient à changer le contenu de la définition d’ ‘‘œuvre d’art’’ ou du mot ‘‘poésie’’, grâce à de nouveaux instruments et de nouveaux collectifs, on a alors des chances de produire un effet et d’avoir des conséquences sur l’institution2.

Malgré son envergure, il importe de préciser que pour law intensity conflicts, Leibovici et Seroussi n’ont reçu jusqu’à présent aucun soutien financier structurel. Certes la CPI a mis à leur disposition des techniciens et un interprète pour extraire de la vidéo du procès des séquences destinées à un livre audio, mais elle n’apporte pas d’aide économique directe – moyennant quoi Leibovici et Seroussi peuvent conserver leur indépendance. Le projet progresse donc au gré d’invitations ponctuelles de la part des musées, des bibliothèques, des centres d’art, des revues, des groupes de recherche, des fondations privées et même des foires d’art contemporain3, sans que les financements disponibles, dits « de production », n’offrent la moindre rémunération. Le duo a été cependant été invité en novembre 2018 à participer à l’exposition anniversaire des 20 ans du Statut de Rome (le traité fondateur de la CPI), organisée conjointement par les ministères français de la Justice, des Affaires étrangères et de l’Éducation nationale, preuve que leur travail intéresse les plus hautes sphères institutionnelles4. La même année, ils ont reçu un premier soutien financier, sous la forme d’une bourse de recherche de deux ans attribuée par le pôle Recherche et prospective de la fondation Maison des Sciences de l’homme à Paris, puis de la Fondation Carasso. De manière générale, trouver des cadres de financement adaptés à une entreprise aussi hybride et protéiforme relève de la gageure. Cela illustre bien l’économie précaire au sein de laquelle de telles « œuvres-enquêtes » – qui résistent au marché de l’art actuel aussi bien qu’aux catégories disciplinaires – sont contraintes d’évoluer, malgré l’intérêt qu’elles suscitent.

En ce sens, le titre de ce texte, « Ceux qui tournent et tournent en rond », peut être lu de plusieurs manières : c’est l’acception littérale du mot swahili « muzungu » (terme d’argot qui signifie « les Blancs ») employé en RDC pour désigner les enquêteurs désorientés de la CPI ; « muzungu » est également le titre d’une installation interactive imaginée par Leibovici et Seroussi pour mettre en évidence des liens visuels inattendus entre les éléments de preuve du procès Katanga/Ngudjolo ; ce titre peut aussi renvoyer au travail autour de law intensity conflicts, pour décrire la progression ténue mais tenace au travers des méandres des documents, des conversations et des institutions, afin de faire exister le projet dans la durée. Il s’agit d’inviter au-delà les lecteurs à suivre ce texte-fleuve, nourri de très nombreuses conversations menées avec Leibovici et Seroussi au cours des quatre dernières années. Le feuilleton Ceux qui tournent et tournent en rond tente de donner un aperçu de leur travail, de leurs méthodes et des méthodes de la justice internationale à la CPI, un sujet d’études complexe s’il en est.

Couverture : franck leibovici, muzungu, 2016, élément de preuve sur papier, feutres stabilo, étiquettes, 21×29,7cm. témoin p-250.

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