Œuvres de l'artiste résident, Mirjam avec d'autres résidents et prises par un artiste en visite
géopolitique

ethnographie, 21 février 2019

Œuvres de l'artiste résident, Mirjam avec d'autres résidents et prises par un artiste en visite

Kyta ou le fragile équilibre
d’un centre d’art dans l’Himalaya

Entretien par Switch (On paper)

Sommaire

Kalga est un village du nord de l’Inde, situé à 2 600 mètres d’altitude sur les contreforts de l’Himalaya. Depuis 2014, au détour de ses maisons traditionnelles, se développe un programme de résidence artistique baptisé KYTA [Karma Yatri Travel & Art]. Son objet ? Explorer les interactions que produit la rencontre entre l’esprit du voyage, la vie et la culture locales, et l’expression artistique la plus contemporaine. Conçue comme un laboratoire in vivo, la résidence accueille pas moins de 10 artistes chaque année, dans une égale proportion d’artistes indiens et internationaux, représentant la plus grande diversité de pratiques artistiques. Au-delà des productions individuelles, c’est dans les relations qui se tissent entre résidents que naît la force et la singularité de l’expérience.

En cinq ans d’existence, KYTA a vu se succéder 57 artistes aux pratiques multiples, invités à travailler sur place pour une durée de 4 à 6 semaines. Tous sont venus de diverses régions de l’Inde, du Brésil, de l’Argentine, de Taiwan, de France, des États-Unis, de Suisse, d’Afrique du Sud, de Slovaquie, d’Italie, d’Allemagne, Mexique, Pays-Bas, Autriche, Grande-Bretagne ou Corée du Sud. Les formes artistiques sont multiples : création sonore, numérique, sculpture, céramique, design, architecture, performance, installations, tissage, vidéo, danse, théâtre, écriture, photographie, ou illustration.

Des personnalités hors de la sphère artistique – astronomes, physiciens, juristes… – ont également été invitées à partager la même expérience. A l’exception des ressources naturelles, des matériaux de base et des outils apportés par les artistes, les moyens de production disponibles sur place sont limités et les possibilités artistiques se concentrent sur la création pure et/ou sur la collaboration.

Dans le cadre de son programme de résidence, KYTA a déjà organisé deux éditions internationales en 2014 et 2016 (Inde-Monde), une session bilatérale en 2015 (Inde-France) ou trilatérale en 2017 (Inde, Corée du Sud et Suisse) et une édition Inde-Europe en 2018. Si la première édition en 2014 avait laissé les artistes libres de leurs choix, du sujet à la forme de leur production individuelle et collective, la 2e édition en 2015 proposa aux artistes français et indiens invités de co-produire un long métrage de 60 minutes.

Depuis la 3e édition (2016), KYTA propose des thématiques liées à la vie dans le village avec l’idée de constituer une collection d’art local et des archives électroniques ouvertes au public. Lors de sa résidence en 2014, l’artiste Rashi Jain a ainsi créé Karma Studio, un petit atelier de sculpture et de céramique, désormais ouvert aux artistes travaillant avec l’argile. En 2017, ce fut au tour de Sound.Codes de créer Quad Karma, un studio expérimental dédié au son. Enfin, en 2018, en collaboration avec l’artiste suisse Aline Veillat, une nouvelle installation intitulée AI.NA a été inaugurée de manière symbolique pour étudier l’intersection entre l’intelligence artificielle (IA) et la nature (NA).

Maisons de la résidence d'artistes Kyta

Vue du Sunset Café, lieu de la résidence KYTA, vallée de Parvati, 2014.

Switch (on Paper) : Kalga est une ville assez singulière, une sorte de colonie née de la volonté semble-t-il de construire dans la vallée de Parvanti une cité touristique qui ne ressemble pas aux constructions et aux modes bien connus du tourisme de masse. Et pourtant des milliers de touristes affluent chaque année. Comment s’effectue l’équilibre entre ces flux migratoires temporaires, la vie, la culture locale et l’environnement ?

Shazeb Shaikh : Kalga est effectivement une parfaite anomalie de la vallée de la Parvati – la métaphore idéale du Jardin d’Éden, à nos yeux. Ce que ce petit village de l’Himalaya a d’unique était son isolement et son anonymat, à mille lieues des grands lieux très courus de la région. Une sensation dont nous sommes tous collectivement tombés amoureux, et autour de laquelle nous avons construit une communauté, alors même que son essence elle-même est en constante évolution et nous invite à entretenir un fragile équilibre au fil des ans, tout en regardant vers l’avenir.

Avec quelques maisons engoncées au milieu des champs de pommiers, chaque petite promenade dans ce hameau est un émerveillement. On pourrait vivre dans n’importe laquelle de ces maisons et y découvrir de nouvelles perspectives et de nouvelles sections des majestueux paysages qui entourent le village. La raison en est que nous sommes dans un village touristique rare, où la population à l’année se limite à une poignée de familles, qui vous inviteront presque toutes à manger et à dormir. D’une certaine manière, chacun est un invité de passage à Kalga – même les habitants eux-mêmes. Les saisons jouent un rôle important – elles dansent les unes avec les autres, parfois en quelques instants seulement. Kalga est une superbe bulle, une illusion en soi, mais la réalité n’est pas non plus si éloignée. Au pied de ce minuscule village, on trouve un barrage gargantuesque, dont la construction s’est récemment achevée (2018), pour créer l’un des plus récents lacs artificiels du pays – et par là-même une nouvelle attraction touristique dans la région. Or, avec l’afflux touristique, vient également l’afflux de déchets – même si les habitants de Kalga sont bien conscients de ce problème en assurant collectivement le nettoyage des voies et en triant trois types de déchets à la source.

La première fois où j’ai mis les pieds dans le village de Kalga, il s’agissait de la première édition du KYTA. Il s’agissait aussi de mon premier séjour dans l’état de l’Himachal Pradesh. Mes impressions de Kalga étaient jusque-là uniquement constituées des visions et des images issues de mes conversations avec Hashim (le cofondateur du KYTA), qui me chantait les louanges du village depuis plus de dix ans. Le fait d’arriver en 2014 avec les dix artistes résidents de l’édition initiale, sans aucune forme de connaissance concrète des lieux, a permis la découverte collective d’un état d’esprit. Dès lors, ma perspective et ma réaction à la recherche d’un équilibre à Kalga ont évolué de manière synergique avec le projet et le village lui-même. Ainsi par exemple, la fréquentation touristique à Kalga a augmenté de 500% depuis 2014.

Les habitants attribuent en partie cette augmentation au KYTA, et certains souhaitent l’ouverture d’une deuxième saison pour le village aux mois de septembre et octobre (la saison initiale étant constituée des mois d’été, d’avril à juin). Mais ce qui nous permet vraiment de penser que nous avons trouvé un équilibre est le fait que nous sommes en mesure d’avoir un réel impact sur la conservation du Sunset Cafe, le plus vieux bâtiment du village, qui constitue le lieu de résidence du KYTA pendant les périodes du programme. Alors qu’il était destiné à n’être qu’un bâtiment de plus à disparaître pour être remplacé par une structure en béton, c’est aujourd’hui un exemple de rénovation d’un bâti traditionnel. Cela a entraîné des travaux équivalents sur les quelques bâtiments traditionnels restants du village, qui peut ainsi proposer, au bénéfice de tous, une authentique ambiance Himachali. Plus encore, nous avons été impliqués par les habitants dans un dialogue visant à lutter contre le projet de route praticable jusqu’à Kalga, ainsi que dans la politique de gestion des déchets du village.

Il y a encore quelques années, les touristes arrivaient par hasard à Kalga, à l’occasion de leur trek vers les geysers et les sources chaudes de Kheer Ganga. Mais à présent, les gens viennent spécialement pour s’immerger dans l’ambiance inimitable du village. Il s’agit d’un ressenti impossible à verbaliser, mais perçu et compris en quelques instants par tous sur place. Une véritable impression, pour chacun, de retour aux sources, avec une intensité particulière pour les artistes. Un ressenti qui ancre vos souvenirs dans la terre d’ici et vous fait vous languir ce lieu. Il s’agit là d’un sentiment unanime parmi tous ceux que nous avons invités à Kalga – qui se révèle une espace véritablement psychédélique pour l’esprit artistique. Et cela s’applique aussi à nous en tant qu’organisateurs : nous voulions initialement organiser uniquement la première édition ici, pour passer à un nouveau site chaque année. Mais le projet s’est développé : d’une expérimentation sur l’art et le voyage, nous en sommes venus à établir de manière expérimentale une destination artistique mondiale.

Trouver un équilibre pour le projet a été tout aussi expérimental, dans la mesure où les critères ont évolué en raison de nos propres actions, des évolutions récentes du village et de ses alentours. Nous savons bien sûr que le programme KYTA a révélé au monde le paradis secret de Kalga, mais il était inévitable que cela se produise un jour, comme nous le voyons actuellement. Plus encore aujourd’hui donc, c’est au tour de nos intentions de se matérialiser pour devenir notre vision. La vision établissant Kalga comme l’une des destinations parmi les plus désirables pour imaginer, produire ou admirer des œuvres artistiques, avec une approche durable et écologique. Et nous travaillons d’arrache-pied pour faire en sorte que le prix de cette belle ambition ne soit pas constitué par la compromission de ce que nous appelons notre propre paradis.

Plusieurs hommes profitant d'un bain des geysers d'eau chaude à Kheer Ganga, 2014.

Groupe de trek profitant des geysers d’eau chaude à Kheer Ganga, 2014.

Switch (on Paper) : Kalga est connue comme point de départ pour des treckings en montagne, mais surtout pour la culture du charas, considéré comme le meilleur cannabis du monde. On imagine facilement les touristes profiter de ce psychotrope proposé quasi librement. Mais comment réagissent les autorités locales et nationales face à la consommation ouverte d’un produit censé être interdit ?

Shazeb Shaikh : L’agriculture et le tourisme sont les deux piliers visibles de l’économie de l’Himachal Pradesh. La spiritualité en est le troisième, caché. Et le charas de la région, réputé pour être le meilleur au monde, devient le point de rencontre à haute valeur ajoutée entre l’agriculture, le tourisme et la spiritualité. Le dieu Shiva est associé à la plante, la vallée de la Parvati est le lieu où il a médité pendant des millénaires, et ici, la marijuana est considérée de longue date comme un cadeau divin. Les autorités locales et nationales ont conjointement respecté cette notion, au bénéfice de tous – le charas est librement disponible partout dans la vallée et dans l’état, mais il reste illégal au niveau national. On peut fumer pratiquement partout, il suffit d’éviter tout contact visuel direct avec la police. Les frontières demeurent toutefois très contrôlées, pour éviter que les touristes ne ramènent du hashish avec eux. Ainsi, la culture de la marijuana et le marché qui y est associé restent bien confinés aux limites de l’état.

Dans l’état et dans la vallée de la Parvati, il y a une hiérarchie dans les variétés, qui sont nommées d’après les lieux où elles sont produites – par exemple, la « Malana cream » est connue pour être la meilleure, mais aussi la plus rare et la plus chère. Et, bien qu’on trouve des plants de marijuana sauvage dans la plupart des villages de la vallée de la Parvati et des régions voisines, le charas en lui-même est très prisé des habitants. Dès lors, s’ils fument en votre présence, ils partageront rituellement avec vous, mais rien n’est assurément gratuit. Il s’agit en fait d’une source de revenus complémentaires pour de nombreuses personnes, travaillant dans des domaines très divers.

Ceci étant dit, à Kalga, on ne trouve guère plus que quelques plants épars de marijuana, car les habitants produisent essentiellement des pommes et des noix. Le village n’est donc pas du tout connu pour son charas. C’est en fait l’absence de production locale de charas qui a motivé le développement du KYTA à Kalga, car cela nous a permis de créer une identité, en lien avec le village, associée à la pensée contemporaine et à l’expérimentation, plutôt qu’au cannabis. Cette approche ne consistait pas à nous positionner contre la marijuana, mais plutôt de nous en démarquer pour notre programme, dans une région déjà identifiée et perçue comme un coin à cannabis. Le seul projet du programme KYTA à avoir eu un lien direct avec la plante a été réalisé l’an dernier (2018) par l’artiste franco-italien Alexis Cicciu. Et même dans son cas, il s’agissait en fait d’un projet sur le chanvre : il extrayait les fibres de plants locaux, afin de fabriquer des fils utilisés pour broder des châles tissés dans le village. Voilà pour moi un excellent exemple dans lequel la plante se trouve une nouvelle place dans un contexte traditionnel, au sein d’un cadre contemporain.

Switch (on Paper) : Kalga est également connue comme un point de chute de soldats israéliens en permission. Est-ce une volonté politique délibérée du gouvernement israélien ou tout simplement une mode chez ces jeunes gens qui trouvent dans les essences de charas un exutoire aux violences inhérentes à leur pays ?

Shazeb Shaikh : Pour être clair, tout l’Himachal Pradesh est perçu comme une destination de vacances pour les Israéliens. Par chance, Kalga a toujours été un lieu de confluence de personnes d’origines diverses, sans qu’une culture ou une nationalité particulière ne prédomine. Israël a été reconnu par l’Inde en 1950, ce qui s’est traduit du point de vue culturel par l’arrivée de jeunes Israéliens de plus en plus nombreux, venant se rafraîchir et se détendre dans l’Himalaya pendant les mois d’été, avant d’aller vers le Sud, et notamment à Goa, pendant l’hiver. Leur présence est importante dans ces endroits et certains établissements travaillent désormais exclusivement avec les Israéliens. Il y a un lieu d’hébergement de ce type à Kalga. C’est dans la réalité un peu étrange à observer. Mais nous n’avons pour l’instant jamais accueilli d’artistes ou de participants israéliens dans le projet, qui nous permettrait d’avoir une perspective partagée sur ce sujet.

Ce qui est certain, c’est qu’il existe une véritable tradition – on pourrait pratiquement parler de pèlerinage – où de jeunes Israéliens perçoivent l’Himalaya comme une porte spirituelle vers l’émancipation. Et cette culture alternative semble confinée à certaines régions de l’Inde, dont l’Himalaya. Il faudrait savoir si cet afflux massif d’Israéliens a uniquement un impact culturel négatif lié à l’hédonisme. Et s’il ne s’agit que de cela, alors une action de réforme politique doit être engagée, car la société indienne n’a pas besoin et ne doit pas tolérer une telle réputation. Cela donne l’impression que nous sommes prêts à accueillir toute amitié diplomatique, pourvu qu’elle génère des bénéfices pour le pays, au détriment, par dilution, de notre culture.

Switch (on Paper) : Pourquoi les résidences se déroulent-elles chaque année durant l’automne ? Cette période correspond-elle à une nécessité ? Nous avons cru comprendre que c’était une période de forte pluie.

Shazeb Shaikh : Notre première édition s’est tenue au cours des mois d’avril et mai, en été. Après quoi nous avons tenté une deuxième fenêtre, en commençant un peu trop tard en octobre, jusqu’à la très rude dernière semaine de novembre. Suite à ces deux expériences contrastées, nous avons choisi la fin de la saison des pluies pour commencer le programme. Nous commençons actuellement pendant la première semaine de septembre et terminons à la mi-octobre, à une période où il est encore confortable d’accueillir une présentation en extérieur dans le village (soit les trois derniers jours du programme). Il s’agit d’un time-lapse de cinq semaines, avec les pommiers en fleur au début, qui finissent complètements dénudés à la fin. Nous avons choisi cette période pour le beau temps qu’on peut y prévoir, car il s’agit normalement d’un deuxième été et nous y avons bénéficié de conditions extraordinaires en 2016 et 2017. Par ce choix, il serait possible pour le projet KYTA de prévoir une deuxième saison à Kalga, la période étant calme du point de vue touristique.

Walkthrough during the Open Village Showcase, 2018.

Rituel de rencontre entre les artistes résidents et les habitants de Kalga pendant l’Open Village en 2018.

La cinquième édition, qui s’est terminée le 15 octobre 2018, a sans doute été la plus difficile du point de vue météorologique. Un cyclone présent sur la région nous a fait perdre quatre jours consécutifs – les fortes pluies entraînant généralement des coupures de courant, qui durent quant à elles encore plus longtemps. Le principal pont reliant la vallée de la Parvati à l’autoroute de New Delhi a également été endommagé, ralentissant encore plus l’activité de la région. Nous avons dû faire face à de nombreux épisodes pluvieux, quasiment tout au long de la dernière résidence, même s’il ne s’agissait pas de la saison des pluies. Dans l’Himalaya, la mousson est à son paroxysme aux mois de juin et d’août, et l’hiver arrive à la fin novembre, puis il neige et il pleut de décembre à février et mars.

Nous allons continuer à programmer les activités du programme KYTA en automne, mais nous travaillons actuellement à étendre notre présence, avec des actions tout au long de l’année. Il s’agirait de tirer le meilleur parti de la belle saison, soit un total, au mieux, de cinq mois, d’avril/juin à septembre/octobre. Les autres mois sont trop affectés par de mauvaises conditions climatiques pour envisager des programmes axés sur la production.

Switch (on Paper) : Dans son compte-rendu de résidence Alexis Cicciù évoque un rapport à l’environnement assez incroyable, au travers d’une vie communautaire partagée avec les artistes, la population locale et l’espace naturel. On a finalement l’impression – en tout cas pour des jeunes occidentaux habitués à des styles bien différents – que le but de cette résidence n’est pas tant la production artistique que la possibilité d’une expérience singulière, même si elle s’avère parfois difficile. Qu’est-ce qui a poussé un commissaire d’exposition comme vous, habitué au réseau plus conventionnel des galeries ou des musées à créer les conditions de cette expérience hors-norme ?

Shazeb Shaikh : En tant que commissaire indépendant axé sur les pratiques et les processus expérimentaux dans toutes les dimensions des entreprises humaines, j’ai exploré différentes réflexions au niveau personnel, en cherchant des réponses au sein des cadres originaux de la recherche et de la production artistique interdisciplinaire. La valeur de l’expérimentation elle-même constitue le corpus de ma vie et au travers de toutes mes tentatives, cet objectif demeure central pour moi-même, les artistes avec lesquels je travaille, et le public. Mes projets impliquent généralement plusieurs artistes et performeurs créatifs transdisciplinaires, qui travaillent en direct dans des situations expérimentales. Il est vrai que je suis plus investi auprès des artistes qu’auprès de l’art lui-même. Mais c’est aussi parce que ma pratique elle-même a émergé d’un mode de vie réunissant des horizons divers, plutôt que d’une formation académique. À vrai dire, j’ai réalisé une seule grosse exposition avec un musée/galerie, dans la ville de Bâle, avec ses habitants comme source d’inspiration. Le projet était conçu comme un concept hybride de présentation, de laboratoire en direct et de festival, coexistant de manière expérimentale, s’influençant et se transformant les uns les autres, au cours de deux semaines, sur différents sites. Mais en dehors de ce projet, mon travail a toujours consisté à construire des communautés expérimentales et des projets culturels en dehors du cube blanc.

Avec le projet KYTA, il était clair dès le départ que les résultats humains et artistiques étaient aussi importants l’un que l’autre. Les premiers donneraient vie propre au projet, tandis que les seconds attireraient naturellement l’attention des spectateurs, pour compléter l’écosystème de l’artiste et du public. La toute première question que je me suis posée en préparant la première édition du KYTA a donc été de savoir comment nous pouvions réunir des gens de tous horizons, plutôt que de travailler dans des silos (comme c’est le cas dans la plupart des résidences), afin de multiplier les énergies individuelles de chacun. Du point de vue du commissariat, la première édition a suscité cette réflexion : « Que se passe-t-il quand dix artistes différents produisent un seul et même résultat ? » Nous avons ainsi demander à nos premiers résidents de réaliser un film collectif. C’était assez risqué mais le résultat s’est avéré bénéfique. Plus important encore, il a offert à chacun des artistes un contexte de travail en direct avec pas seulement une, mais plusieurs disciplines, le tout au sein d’un cadre artistique singulier. Cette approche a, me semble-t-il, naturellement développé le potentiel de partage de compétences – et par conséquent la valeur du temps du collectif.

Nous avons continué avec ce format « 10 artistes, 10 disciplines, 1 résultat » en 2015, puis nous sommes passés à une résidence interdisciplinaire standard, avec la perspective d’établir Kalga comme destination artistique internationale. Mais avec cette évolution est aussi arrivé le besoin de repenser le cadre du projet KYTA en tant qu’écosystème se développant sur le modèle de la résidence et incluant de modestes installations artistiques permettant une implication à l’année avec les artistes, par exemple. En tant que commissaire, j’ai dû me montrer agile pour évoluer entre les voies et les approches, afin de rester focalisé sur notre vision ambitieuse, au beau milieu des changements opérationnels, en trouvant les soutiens adéquats pour survivre et nous développer. Ce sont là des défis et des expériences que je recherche activement, pour m’aider à évoluer. J’ai vécu jusqu’ici un voyage particulièrement épanouissant avec KYTA, en commençant par une expérimentation sur l’art et les voyages, pour évoluer progressivement vers une proposition alternative d’art contemporain au beau milieu de la campagne himalayenne.

Kyta

Kalga Day, 2018.

La conception même du programme KYTA est entièrement centrée autour du code collectif de l’expérience. La première phase de la résidence, « Faisons connaissance », dure deux semaines, pendant lesquelles les artistes apprennent à mieux se connaître, par le biais d’une présentation de 20 minutes et d’un atelier, qui ne doivent ni l’un ni l’autre être liés à leur pratique principale. Dans cette phase, nous partons également nous promener avec les artistes, pour leur présenter personnellement les habitants du village, les animaux, les zones avoisinantes, et aussi parfois le marché le plus proche, à deux heures de route de là. Nous vivons comme des voisins en partageant un bâtiment comportant exactement dix chambres, nous travaillons et nous passons du temps dans un espace commun, nous commençons le matin par une séance de yoga (ce qui nous a manqué en 2018), nous prenons tous les repas ensemble, nous randonnons en groupe vers les geysers et les sources chaudes de Kheer Ganga. Tous ces éléments constituent le liant permettant de construire les différents portraits des groupes d’artistes, chaque année. La deuxième phase de la résidence « Expérimenter. Éditer. Créer », commence la troisième semaine et continue jusqu’à la fin, même s’il est très courant que certains artistes se mettent au travail dès le premier jour. Chaque édition se termine par un échange autour de l’expérience du groupe et une présentation des œuvres à New Delhi, et depuis les deux dernières éditions, également dans le village de Kalga lui-même. Nous avons ainsi lancé en 2018 le « Kalga Day, une célébration de la culture et des traditions locales, mais aussi de toutes les personnes qui ont élu domicile à Kalga.

Switch (on Paper) : En quoi consiste cette collection d’œuvres d’art ou d’archives produites sur place depuis 2016 ? Peut-elle se résumer comme une suite de collaborations réalisées avec des artisans locaux ?

Shazeb Shaikh : La Kalga Art Collection comprend des œuvres réparties partout dans le village, à l’intérieur des lieux d’hébergement, ainsi que sous forme d’archives électroniques. Toutes les œuvres de la collection ont été réalisées par les artistes résidents ou, dans certains cas, par des artistes invités. Jusqu’à présent, aucun des travaux ne comporte de participation d’artisans locaux. Nous espérons que cela évoluera, mais cela implique une présence concrète continuelle dans le village – ce qui constitue l’un des objectifs de notre prochain plan quinquennal.

Pour les deux premières éditions, les résultats finaux ont été des films. Le premier est intitulé α, réalisé avec le performeur taiwanais Wei Chingju, interagissant avec le village et les œuvres, et produisant une métaphore du « Rêve de Kalga ». La deuxième année, qui constituait une édition bilatérale entre l’Inde et la France, nous nous sommes réunis pour « réaliser un long métrage en recourant à une approche qui n’est pas celle d’un long métrage ». Aucun des artistes en présence n’avait réalisé de film. Inedie reste mon œuvre favorite du projet KYTA : il démontre clairement qu’il est effectivement très difficile de réunir plusieurs artistes pour obtenir un résultat unifié et partagé quand le temps est compté – mais lorsqu’on parvient à filtrer les egos en développant une confiance collective, l’essence de la production expérimentale interdisciplinaire prend vie comme jamais auparavant. Et depuis 2016, le résultat artistique unifié de nos programmes est devenu la Kalga Art Collection, désormais dédiée à ce village de l’Himalaya.

Kyta

Farah Mulla, Windschatten, 2016.

Le potentiel en matière de production est relativement limité, dans la mesure où nous sommes dans un village reculé, uniquement accessible à pied. Nos ressources budgétaires sont négligeables, puisque nous sommes indépendants et écologiquement très prudents quant à l’usage des matériaux. Il y a donc un équilibre très délicat à trouver pour la plupart des artistes, ainsi que pour nous, mais c’est exactement là que les deux composants fondateurs du projet KYTA, l’expérimentation et la collaboration, prennent toute leur mesure. De telles conditions ont également permis à des artistes qui s’en étaient naturellement éloignés de retrouver le plaisir du travail manuel. Différentes installations ont été spécifiquement conçues en extérieur pour le site, mais seules quelques-unes ont survécu aux rigueurs du climat et aux animaux.

En 2016, l’artiste sonore Farah Mulla a créé un igloo constitué de déchets de bouteilles plastique à l’une des entrées du village. Cet igloo était pensé pour servir de lieu de repos après une randonnée – mais lorsqu’on était assis à l’intérieur, à profiter des vues, on pouvait également percevoir les changements du vent, avec le mouvement des bouteilles. Harsha Durugadda a offert un totem au village, sous la forme d’une scène de regroupement abstraite en taille réelle, constituée d’argile, de sacs de jute et d’objets trouvés. Rohan Joglekar a peint à la main plus de 200 drapeaux à partir de visuels provenant de la vie quotidienne du village et de ses habitants. Mais personne ne savait que, tandis qu’il réalisait ces drapeaux, il avait pour objectif de les suspendre à un fil reliant deux antennes téléphoniques situées au pied de Kalga – il s’agissait là de sa version des très populaires drapeaux de prière tibétains, pour souffler de bons vœux sur le village. L’artiste slovaque Maria Cukor a symboliquement ramené à la vie un tronc d’arbre mort, en y attachant des branches mobiles reliées à une poulie. Décorée d’une série de masques en papier mâché, son installation à l’arbre dansant est devenue un élément naturel placé entre deux énormes rochers, pour une vidéo musicale dans laquelle un personnage assis au niveau de l’arbre porte une grande robe de feuilles d’automne. L’artiste sud-africaine Jo Voysey a produit une série d’œuvres pharmaceutiques utilisant des médicaments périmés – les animaux et les insectes de Kalga étant sa source d’inspiration. La même année (2016), Rashi Jain, notre artiste résidente de la première année, est revenue pour réaliser une œuvre qu’elle n’était pas parvenue à finaliser à la première tentative. Cette fois-ci, elle a réussi à réaliser manuellement une sculpture en céramique cuite au four de 60 cm de haut, ainsi qu’un four à pizza – qui demeure l’œuvre la plus appréciée du projet, tout simplement parce que les pizzas au feu de bois qui y sont cuites sont sans pareilles. Grâce à ces créations, nous disposons désormais d’un atelier pour le travail de l’argile et de la céramique, avec un espace dédié à la sculpture et au stockage des argiles en provenance de différentes régions.

L’édition 2017comportait un programme trilatéral comprenant 17 artistes en provenance d’Inde, de Suisse et de Corée du sud. Cette année-là, Gregory Chapuisat (Les Frères Chapuisat) a travaillé avec un nouveau matériau, les cordes, pour s’immerger dans le processus méditatif de la réalisation de nœuds. Il a créé une installation spécifique au site, Laziness, comportant un long hamac tissé localement à la main, flottant au-dessus d’une mer de nœuds constituant un filet de sécurité, et donnant sur les majestueuses Dhauladhars (la chaîne de montagne qui entoure Kalga). Simon Wunderlich a présenté Time Sparkler, un projet de travail dans lequel il a rassemblé des pierres de mica et les a écrasées à différents niveaux de finesse, pour créer des paillettes naturelles. Il a utilisé ce matériau pour peindre par soufflage la surface d’un réservoir d’eau octogonal situé dans une montée, juste au-dessus de Kalga. Il s’agit désormais d’un lieu de réflexion : le soleil traverse le réservoir pour éclater en un million d’autres soleils. Les habitants et les villageois ont particulièrement aimé la méthode de traitement manuel et d’application du mica par Simon, car elle leur donnait un exemple visible de la façon dont des matériaux simples et disponibles pouvaient être transformés en substance faite maison pour les textures de construction. L’artiste sud-coréen Ikkyun Shin a présenté une table flottant dans quatre seaux d’eau, illustrant une expérience scientifique simple sur la flottabilité. Jaehong Jo a réalisé un double tableau sur papier coréen monté sur des cadres en contreplaqué faits à la main – Days and Nights of Kalga. Le jour représentait la croissance rapide de Kalga depuis la dernière visite de l’artiste en 2015, et la nuit montrait le règne des animaux, lorsque tout le monde dort. Artiste indien, Shailesh BR a réalisé de multiples œuvres, aussi bien en tant qu’artiste qu’en tant que chef cuisinier. Son œuvre Smoke Tree a donné des branches à une cheminée utilisée sur les chauffe-eau locaux, créant une peinture de fumée qui ressemblait à la forme des pins dans le paysage autour de nous. Cette année-là, nous avons également créé notre deuxième installation, KarmaQuad – un environnement audio expérimental axé sur la création et l’écoute de formats binauraux. Le duo d’artistes Sound.Codes, basé à Mumbai, a transformé un espace de rangement en une pièce accordée, avec un traitement expérimental pour le plafond et le plancher – le son traverse toujours le bâtiment de bois et de pierre, mais nous ne travaillons pas avec un gros système son, nous avons plutôt un système de haut-parleurs quadriphoniques pour un degré d’immersion plus élevé dans le son. Les réflecteurs en bois de pommier, fabriqués à la main, fonctionnent aussi bien comme traitement acoustique que comme œuvres d’art naturelles. Akash Sharma (Sound.Codes) a également terminé le premier des deux grands synthétiseurs qu’il a prévu de fabriquer à destination des artistes sonores invités.

Testing the 'Smoke Tree' installation by Shailesh BR, 2017.

L’artiste indien Shailesh BR testant son installation Smoke Tree lors de sa résidence en 2017.

Lors de la dernière édition en 2018, nous avons finalement eu droit à deux installations en métal qui devraient résister à l’épreuve du temps. Vivek Chockalingam a créé un imbroglio tridimensionnel géant : un arbre en fer forgé sur lequel est accroché un message – en se promenant dans la sculpture, les mots hindis en écriture devanagri prennent vie – « une imagination en constante évolution ». L’artiste autrichienne Marlene Hausseger a créé une sculpture simple, mais très contextuelle, en forme de tige métallique de grande taille sous la forme d’un schéma de circuit symbolisant la « résistance ». L’installation surplombe le barrage en contrebas et commente à la fois l’électricité et les enjeux écologiques associés à ces constructions galopantes, au cœur de l’Himalaya. L’artiste indienne Smruthi Gargi Eswar a travaillé avec son avatar d’artiste. Sa série de peintures sur ardoises (qui sont utilisées sur la toiture des maisons traditionnelles) rassemblées sous la forme d’un lustre, produit un équilibre en art et design. Poonam Jain a investi son temps dans l’observation et l’étude des points de conflits dans le village – que ce soit entre l’homme et les autorités ou entre l’homme et la nature. Elle a ramassé les gravats d’une maison détruite, pesé chaque morceau et étiqueté leur poids, tout en tenant un registre de cette collecte de gravats. Finalement, elle a exposé les décombres dans sa propre valise et, sur le site de la maison détruite, elle a installé deux dessins sur du tissu local, avec des messages codés.

Les archives électroniques de la Kalga Art Collection sont composées de la documentation accumulée au fil des ans sous la forme d’une bibliothèque capturant à la fois le processus interdisciplinaire et les personnes. Nous disposons également d’archives sonores de plus en plus conséquentes, constituées d’enregistrements en direct de nos artistes musiciens en résidence ou invités, mais aussi des nouvelles œuvres réalisées dans nos studios. Les archives contiennent également notre collection de captations vidéo des performances de sortie de résidence. Nos travaux concrétisés sous forme de films, la documentation de leur réalisation, ainsi que les ressources essentielles utilisées pour faciliter le processus complexe du storytelling collaboratif : tous ces éléments sont disponibles dans les archives. La collection est accessible sur rendez-vous pour les personnes qui visitent Kalga.

Switch (on Paper) : L’art contemporain indien subit les influences de l’art international. Mais la puissance des traditions culturelles indiennes comme le poids de la ruralité, des religions ou des castes semblent encore influencer une production très riche, originale et finalement peu connue dans le reste du monde. Que faudrait-il faire pour que cette création soit plus visible en évitant les éternels clichés exotiques que nous véhiculons sur les artistes non-occidentaux ?

Shazeb Shaikh : Les arts traditionnels indiens tels que la danse et la musique sont depuis longtemps appréciés et valorisés à l’international. De même, l’artisanat indien traditionnel, qu’il s’agisse des tissus, du bois ou des bijoux, dispose d’un énorme marché mondial haut de gamme. Ce qu’il manque, à mon sens, ce sont des échanges entre les univers des arts traditionnels et de l’art contemporain en Inde, ainsi que des communautés expérimentales internationales telles que KYTA. Le fait de se confronter à d’autres personnes et de nouvelles perspectives peut changer les choses dans les deux domaines (aussi bien le traditionnel que le contemporain), tout en conférant de la visibilité à chacun. Et de tels échanges permettraient aux artisans traditionnels de se former à des compétences du xxie siècle, telles que la pensée critique et le storytelling, à une époque où ils sont tous mobiles et connectés.

Il est incontestable que les artistes contemporains indiens actuels les plus célèbres ont diffusé dans le monde des histoires personnelles de la culture et de la vie rurale indienne, ainsi que des commentaires sur le système de castes. Mais ce qui manque c’est une véritable collaboration mêlant art et artisanat, comme cela était le cas en Inde avant l’arrivée des Britanniques et avant la mondialisation. Pour changer la donne, les décideurs politiques indiens, et notamment ceux qui travaillent dans les ministères des arts et de la culture, doivent avant tout être en mesure de reconnaître la valeur de cette collaboration entre contemporain et traditionnel, dans une période où l’intelligence artificielle est sur le point de tout conquérir. KYTA tente d’apporter la pensée contemporaine et la pratique expérimentale dans une zone rurale, mais nous tentons surtout de faire travailler ensemble des artistes et designers internationaux et des artisans locaux, avec un ensemble de savoir-faire, à commencer par le cuivre.

Switch (on Paper) : L’Inde est confrontée à des enjeux de société extrêmement importants : croissance vertigineuse de certaines mégalopoles, pérennité de l’artisanat et des traditions ancestrales, mais aussi drames conjugaux ou familiaux, la longue et délicate émancipation féminine, le sort des homosexuels et des malades du Sida. Ces sujets sont-ils tabous pour les artistes ou sont-ils au contraire évoqués en toute liberté ?

Shazeb Shaikh : Tous ces sujets peuvent constituer un problème politique, lorsque l’expression en leur faveur ou leur défaveur trouve son chemin sur un terrain populaire ou dans le dialogue national. D’un côté, nous entendons nos ministres qui plaident pour l’émancipation des femmes, mais de l’autre, d’importantes forces sont à l’œuvre pour empêcher les femmes d’entrer dans les temples et les lieux de pèlerinage, en recourant toujours à la violence physique, alors même que la plus haute cour du pays a émis un jugement en faveur de l’égalité. Il en va de même pour l’homosexualité : nous sommes une démocratie, il s’agit d’un droit fondamental, entériné par la Cour suprême avec l’abrogation de l’article 377 du code pénal en 2018, permettant à chacun de vivre librement sa sexualité. Mais dans les faits, tout n’est pas si simple, par exemple avec la récente intervention publique du chef des armées (janvier 2019), déclarant que l’homosexualité ne serait pas tolérée chez les militaires. Dans la plupart des cas, toutes ces questions peuvent être ramenées au système des castes et aux hiérarchies sociales induites par la religion, qui constituent les principaux facteurs d’inégalités dans le pays.

Les artistes participant au programme KYTA peuvent choisir leur sujet individuellement : il n’y a pas de thématique globale pour chaque édition. L’un des projets les plus réussis à émerger du programme a été le film Lila de l’artiste italien Sergio Racanati, en 2016, qui mettait en évidence les risques posés à l’Himalaya par la mondialisation. L’an dernier, nous avons reçu l’artiste britannique Abi Joy Samuel, qui a réalisé une série de portraits d’habitantes du village. Je suis convaincu que ces portraits leur ont donné confiance dans leur propre rôle de modèle à suivre, en étant simplement elles-mêmes dans la vie quotidienne. L’artiste et sculptrice suisse Mirjam Spoolder a quant à elle proposé un commentaire sur le genre avec son œuvre Goddesses, traitant de la naissance, de la vie et de la mort en se basant sur la déesse Kali. Pour ce projet, elle a effectué des recherches personnelles et utilisé des objets trouvés sur place pour créer une série de costumes intégrant des motifs et des matériaux locaux. Mais aujourd’hui encore, les habitants, et plus particulièrement les femmes restent en grande partie inhibés face au bouillon de culture qui se déroule à Kalga : ils le perçoivent sans doute comme un phénomène étrange, qui les détourne des traditions et des rôles sociaux auxquels ils sont destinés, depuis des temps immémoriaux.

KYTA restera donc bien sûr ouvert à tous les types de personnes, d’expressions et de thématiques, mais l’élimination des tabous au sein de notre société nécessite une révolution sociale de bien plus grande ampleur. Et pour que cela advienne, très simplement, la jeunesse doit activement s’impliquer en politique. Ce qui n’est actuellement pas le cas, pour la plus grosse part, alors que nous sommes sur le point de nous prononcer pour le choix d’un nouveau premier ministre, dans le cadre des élections nationales cette année (2019). En toute honnêteté, les forces en présence sont les mêmes qu’aux précédentes élections et aucune prise de pouvoir par la jeunesse n’est en vue. Dès lors, l’idée de traiter librement de sujets tabous reste encore un rêve éloigné.

Portrait d'une habitante de Kalga par l'artiste anglaise Abi Joy Samuel lors de sa résidence en 2018.

Portrait d’une habitante de Kalga par l’artiste anglaise Abi Joy Samuel lors de sa résidence en 2018.

Switch (on Paper) : Comme beaucoup de pays dans le monde, l’Inde est actuellement dirigée par un parti nationaliste. Son premier ministre, Narendra Modi, s’est illustré par ses propos controversés, notamment sur l’Islam, mais aussi par ses résultats spectaculaires dans le domaine économique. Vu de l’étranger, ce nationalisme paraît plus discret que certains. Qu’en pensez-vous ?  

Shazeb Shaikh : J’estime que nous avons actuellement les yeux rivés sur notre nationalisme et qu’il est donc loin d’être discret. Le parti au pouvoir et le premier ministre sont à l’origine d’une puissante vague d’exigences insidieuses envers nos concitoyens. La seule manière de prouver notre fidélité envers l’Inde est de nous conformer à leur idéologie. Cette dernière ne fait rien de plus qu’essayer de consacrer l’une des plus vieilles religions au monde (L’hindouisme) comme étant supérieure aux autres. Ce nationalisme est donc le visage d’une nouvelle ère de racisme. Le pire c’est que tout cela est pensé à des fins politiciennes.

Derrière les apparences, il y a la réalité du développement et de l’économie – qui se trouve pour sa part statistiquement dans une situation pire qu’elle ne l’était avant l’arrivée au pouvoir de ce parti, en 2014. Les résultats de l’économie au cours du règne de Modi ont touché le fond, avec un certain nombre de décisions inconsidérées, telles que la démonétisation (en 2017) – sans que la moindre réflexion soit entreprise sur la manière dont des millions de gens pourraient mettre celle-ci en œuvre. Cette orientation nous a fait prendre des années de retard, et ce de manière irréparable pour de larges pans de la population, chez les agriculteurs et les commerçants. Les prix du carburant et le cours du dollar ont atteint des sommets durant l’année écoulée. Les riches quittent le pays après avoir pillé le secteur public et s’installent à l’étranger, tandis que de nombreux agriculteurs se suicident, écrasés par les dettes. Ce qui peut apparaître, vu de l’extérieur, comme une prospérité économique du pays, n’est rien d’autre que de la propagande. Tout le monde garde le sourire avec un revolver pointé sur la nuque et c’est ce visage-là qui se présente au Monde. La vérité est que nous pourrions être en bien meilleure posture, mais ceux qui disent la vérité sont stigmatisés comme étant antinationaux. Au fond, on nous oblige à vivre dans un cercle vicieux.

Le problème est l’absence de perspectives : il n’y a pas de nouveaux visages ou de nouveaux partis dans le paysage politique, qui seraient assez forts pour dire la vérité, plutôt que d’enrober leurs discours afin d’obtenir des voix, générant par là-même des divisions régionales, religieuses et de castes. La solution serait à mon ses de confier les différents services et les différents secteurs de l’économie à des spécialistes expérimentés ayant véritablement des comptes à rendre, plutôt que de s’en remettre à des personnalités politiques aussi peu compétentes, œuvrant uniquement à la promotion de leur propre carrière. Si nous parvenions à économiser ne serait-ce qu’une fraction de l’argent dilapidé du fait de la corruption, des évolutions positives et une véritable prospérité seraient tout à fait possibles. Cela étant, pour moi, le changement politique peut uniquement se produire au niveau individuel, conformément aux enseignements de Gandhi : « Sois le changement que tu veux voir dans le Monde ».

Traduction : Stéphane Corcoral
Remerciements : Sonia Pastor
Couverture : Travaux des artistes résidents, Mirjam Spoolder en collaboration avec Magarita Kennedy, Atia Sen et Larysa Beauge. Crédit photo : Arsh Sayed (artiste en visite), 2017.
Crédits photos : Sameer Singh, Arsh Sayed, Adityavardhan Gupta 

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