Masque à gaz et armure (image d'archive)
géopolitique

Conflits Armés, 17 septembre 2020

Masque à gaz et armure (image d'archive)

L’Encyclopédie des guerres – Aluminium

Chronique par Jean-Yves Jouannais

Sommaire de l’édition

Une fois par mois, à partir de septembre 2020, Switch (on Paper) publie un extrait de l’Encyclopédie des guerres de Jean-Yves Jouannais. Ce qui devait être au départ un chantier de littérature orale prend peu à peu la forme d’un livre. L’ouvrage étant annoncé pour 2030. En attendant, voici en exclusivité la première de ces douze chroniques livrées par ordre alphabétique, telles des entrées d’un immense atlas des guerres. Aujourd’hui, Aluminium.

Quant aux bagues, je crois que c’est à notre batterie qu’on les fait le mieux, c’est arrivé comme ça. On coule l’aluminium dans un moule creusé dans une pomme de terre et on achève ensuite à la lime. Pour le cuivre : on fait une queue d’aronde dans l’aluminium, on encastre la plaque de cuivre, ou de bronze, on resserre au burin ou au marteau frappé doucement car l’aluminium est tendre. Renvoyez-moi une mesure, en referai une où il y aura beaucoup de fantaisie.
Votre poilu.

Guillaume Apollinaire, Lettres à Madeleine, Éditions Folio, 2005, p. 75
Véritable tire boche (image d'archive)

Butinage

Le siège de Khe Sanh se déroula au début de 1968, durant l’offensive du Têt. Elle commença le 21 janvier et dura 77 jours. La zone de combat s’étendait sur 1,5 km le long du fleuve Rao Quan. L’enjeu principal en était une piste de 1 200 m de long construite avec des plaques d’aluminium adaptée à des avions gros porteurs du type C-130 Hercules. Ces plaques d’aluminium perforées ou Pierced Steel Planking (PSP) étaient des plaques métalliques standardisées développées aux États-Unis. Elles étaient utilisées pour construire rapidement les terrains utilisés par les forces aériennes américaines sur tous les théâtres d’opération de la Seconde Guerre mondiale. Chaque PSP avait une dimension d’environ 1 mètre carré, soit 3,05 mètres par 38 centimètres et un poids moyen de 27 kg. Pour construire une piste de 1 500 mètres de long sur 50 mètres de large, il fallait environ 75 000 PSP, ce qui représentait un volume à acheminer de 990 mètres cubes et un poids moyen de 2 000 tonnes. Le général américain Westmoreland dira : « On nous avait enseigné que les hommes guerroyaient pour l’or et l’argent ; qui aurait pensé que des batailles feraient rage pour un butin de quelques tonnes d’aluminium. »

Bourse (des matières premières)

Enfant en armure

Louis Pergaud, l’auteur de La Guerre des boutons, est mobilisé en août 1914. Le 23 mars 1915, il est à Verdun. Il écrit à sa femme : « Tu vas recevoir sous peu un petit, tout petit paquet recommandé, un souvenir de la guerre. C’est une bague fabriquée par le maréchal ferrant du 5e d’artillerie avec la fusée en aluminium des obus allemands. C’est le bijou de circonstance. Le lieutenant V… qui commande la 2e batterie me l’a offert. La fusée de l’obus devrait être en cuivre, mais ces pauvres Boches n’ayant plus assez de ce précieux métal se servent d’aluminium et c’est extrêmement amusant, car comme on ne redoute guère leurs marmites de 77, les poilus guettent l’arrivée de l’obus pour se précipiter sur la fusée encore toute chaude et s’en servir pour faire ce genre de bijouterie fruste un peu, mais non dépourvue de ligne ni d’élégance. » Louis Pergaud s’excuse du peu de prix de son présent. La femme à qui il s’adresse, ce n’était pas sa première épouse, dont il avait divorcé en 1908. C’était Delphine, née Duboz, qui avait longtemps été sa maîtresse. Cette liaison secrète l’avait porté au fil des années, et enthousiasmé. Sa passion pour cette jeune femme l’avait conforté dans l’écriture et réconforté dans la tristesse du mensonge. Ils s’étaient mariés en 1910. Alors l’amour avait connu sa décrue. Peut-être était-ce dû en partie à la guerre, venue tôt après. À la bourse des sentiments, l’amour n’y était plus que modestement côté. Il avait pourtant existé des époques où les conquérants s’engageaient dans des conflits à la seule fin de couvrir leurs aimées de l’argent butiné. Des Pizarro et des Cortes avaient porté les armes pour avoir rêvé de Cités d’or. Les robes des femmes de Cadix et de Séville étaient soudainement devenues plus éclatantes et leurs parures, les plus riches de l’Ancien monde. De même, ces Croisés retirés dans la ville de Tyr, lassés de la guerre sainte. Ils épuisaient leur festin à évoquer les parures de rêve qu’ils s’apprêtaient à ramener à leurs épouses, comparant les tissus et les pierres précieuses, le lustre de leurs présents. Ils n’imaginaient pas à quel point ces cadeaux allaient transformer leurs femmes. Ils ne pouvaient savoir que, ornées de robes à manches flottant jusqu’à terre, de voiles de mousseline et de longues traînes, de fards et de cosmétiques à l’arome de musc, elles ne conserveraient des vieilles modes carolingiennes que leurs longs chevaux nattés. Les combattants de la Grande Guerre, quant à eux, envoyaient à leurs fiancées des joyaux qui n’en étaient plus ; ni d’or, ni d’argent, mais d’aluminium. Le tout fleurant non plus le myrte ou la fleur de cannelle, mais le cambouis et la poudre noire. Trophées emballés dans les pages de journaux ayant atteints, flétris, les lignes du front, et détournés au dernier moment du chemin qui les menait droit à l’infamie des feuillées.

La vraie naissance de l’aluminium, c’est la découverte du procédé chimique de sa fabrication, en 1854, par Henri Sainte-Claire Deville. Ce procédé, coûteux, limite dans un premier temps son utilisation à des objets de luxe. Considéré comme semi-précieux, il est alors associé à l’or ou à l’argent et incrusté de pierres précieuses dans les parures de bijoux. Il eût fallu pouvoir adresser aux femmes des bagues d’aluminium à cette époque-là. Mais il n’y en avait pas trace dans les boulets de la guerre de Crimée, pas plus que dans les obus au Tonkin. En 1886 le procédé de production industriel de l’aluminium est mis au point, de manière simultanée et indépendante, par le Français Paul Héroult et l’Américain Charles Martin Hall. Dissoudre de l’alumine dans un bain de cryolithe et décomposer ce mélange par électrolyse permet d’obtenir le métal brut en fusion. L’aluminium, ainsi produit industriellement, n’est plus un métal précieux. Ensuite, il est trop tard pour les soldats et leurs déclarations d’amour. Le 6 avril 1915, quinze jours après cette dernière lettre adressée à sa femme, Louis Pergaud et son régiment, le 166e d’infanterie, lancent, dans le secteur des Éparges, une attaque contre les positions allemandes de Marchéville-en-Woëvre. Il est porté disparu. Fait prisonnier, il est emmené, blessé, dans un hôpital provisoire. Ce dernier sera détruit par un tir de barrage de l’armée française, le 8 avril. Louis Pergaud sera au nombre des victimes. Son corps ne sera pas retrouvé. Le marché des matières premières est généralement volatil, du fait des rapports offre/demande qui fluctuent, des situations météorologiques, géographiques ou géopolitiques qui influent sur leurs cours. On peut seulement affirmer qu’entre 1914 et 1918, dans les bourses européennes, la valeur de l’aluminium comme de la vie humaine étaient au plus bas.

Budget militaire

Nez d'avion en aluminium

« Les rapports adressés au ministère de la guerre, à la suite des manœuvres d’automne de 1894, par les régiments chargés d’expérimenter certains ustensiles de campement en aluminium, préconisent l’adoption de la gamelle collective pesant 540 grammes, de la gamelle individuelle pesant 285 grammes, et du quart pesant 50 grammes. C’est le campement dit fort que l’on a expérimenté avec un campement dit faible où les mêmes objets pèsent respectivement 385, 215 et 40 grammes. À la fin des manœuvres, le campement fort avait parfaitement résisté à tous les chocs, tandis que le campement faible n’aurait pu servir plus longtemps ; ce dernier est donc à rejeter. Le poids de la gamelle collective, de la gamelle individuelle et du quart en fer battu, aujourd’hui en usage, est au total de 1.385 grammes ; ou voit qu’en adoptant les mêmes ustensiles en aluminium fort en allège de 510 grammes le chargement du fantassin. Ce premier résultat mérite d’être retenu, puisqu’on cherche actuellement à diminuer le poids du havresac par tous les moyens possibles. Il est nécessaire de poursuivre ces essais et de faire fabriquer des marmites collectives et des petits bidons en aluminium. Le petit bidon en fer-blanc de nos troupiers se rouille facilement et donne mauvais goût à la boisson qu’il renferme. La marmite collective en fer battu est trop lourde et ne résiste pas mieux à l’épreuve du feu que ne le ferait la marmite en aluminium. On objecte que le campement en aluminium fort coûte presque le double de celui en fer battu et que l’armée a dans ses magasins de nombreuses collections d’ustensiles qu’il est bon d’utiliser. La question “ argent ” est secondaire si on la compare avec celle de la réduction du chargement du fantassin. Des puissances voisines, l’Allemagne et la Belgique, pour ne citer que celles-là, n’ont pas hésité un instant à adopter le campement en aluminium, malgré les dépenses qui devaient en résulter. »

(Adolphe Minet, L’aluminium. Alliages, emplois récents. Études sur l’état actuel de l’électrochimie et des forces naturelles, Éditions B. Tignol, Paris, 1898, p. 55)

Lightning F-5B # 42-69223

Décor de carlingue d'avion

Longtemps, un nom propre demeura étroitement lié au mot « aluminium » sans jamais faire connaître la raison de ce lien. C’était celui d’Antoine de Saint-Exupéry. Que lui était l’aluminium, et par quel bout de son histoire y tenait-il ? Ce devait être quelque chose de très caché, de peu d’importance, ou alors qui fut capital avant de devenir illisible tels ces attributs des saints apparus au 5e siècle, la bure de François d’Assise, la plume de Brigitte de Suède ou bien le coq de Pierre. Peut-être cela n’avait-il laissé aucune trace dans aucune biographie, dans aucun récit. Comme le mot « soulier » dans la poésie de Charles Baudelaire, qui y occupe une place minime, et qu’aucun prétexte ne permet de relever. Il faut faire l’effort de descendre dans son œuvre, d’y descendre dépourvu de tout a priori, presque de toute connaissance, pour sentir à quel point nous y touchent certaines images de la théologie catholique, images de la douleur, du dévouement et de la charité, mais plus précisément encore lorsque celles-ci naissent d’allusions à des œuvres du moyen âge, dont celle-ci : « Je traîne des serpents qui mordent mes souliers », avec ce tout petit mot de « soulier », justement, que Baudelaire aime tant reprendre de l’Écriture, presque pour lui seul : « Que tes pieds sont beaux dans tes souliers, fille de prince ! » Je ne retrouvais pas l’aluminium dans la vie de Saint-Exupéry parce que je ne le cherchais pas au bon endroit, ou du moins sous la bonne identité physique ou chimique. Ce fut seulement en septembre 2003, lorsque les vestiges de son avion furent remontés du fond de la mer, identifiés, qu’on put se représenter son dernier piqué, le 31 juillet 1944. Une décharge électrostatique disruptive dans un bain de mercure à haute température. C’est que le chasseur P-38 Lightning dans lequel Antoine de Saint-Exupéry avait décollé de Corse, dans lequel il s’était écrasé au large de Marseille, n’avait pas reçu sa peinture de camouflage. Vierge de sa robe de guerre, il s’était envolé puis abîmé, nu, sans apprêt, tel que sorti d’usine, dans sa seule couleur d’aluminium.

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