John Henry Fuseli, the nightmare
géopolitique

Conflits Armés, 18 février 2021

John Henry Fuseli, the nightmare

L’Encyclopédie des guerres – Jument (de Troie)

Chronique par Jean-Yves Jouannais

Sommaire de l’édition

Une fois par mois, à partir de septembre 2020, Switch (on Paper) publie un extrait de l’Encyclopédie des guerres de Jean-Yves Jouannais. Ce qui devait être au départ un chantier de littérature orale prend peu à peu la forme d’un livre. L’ouvrage étant annoncé pour 2030. En attendant, voici en exclusivité la sixième de ces douze chroniques livrées par ordre alphabétique, telles des entrées d’un immense atlas des guerres. Aujourd’hui, Jument (de Troie).

Cheval de Troie

Jacques Milet, Jean Driart, La Destruction de Troie, enluminure représentant le Cheval de Troie, tirée de « Cy sensuit lystoire de la destruction de Troye la grant », 1498. Incunable imprimé à Paris. Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Petit Palais

Athéna, laissant la haute demeure des dieux, descendit semblable à une jeune fille vers les navires et l’armée des Danaens ; elle s’arrêta près du chevet du vaillant Epéios et, dans un songe, lui ordonna de fabriquer un cheval de bois. 

(Quintus de Smyrne, Posthomerica, traduction E. A. Berthault, Chant 12, Éditions Hachette, Paris, 1884)

Nightmare

Quand on raconte l’Iliade, on ne fait jamais l’économie de sa chute et du subterfuge qui en fut la cause. On raconte donc l’épisode du Cheval, mais le Cheval de Troie ne se trouve pas dans l’Iliade. C’est dans l’Odyssée qu’il est donné au cheval d’entrer dans Troie, que Démodocos en chante l’histoire. Cet objet a été contraint d’entrer dans un récit qui ne le concernait en rien afin que puisse s’écrire sa légende. Le cheval est traîné dans l’Odyssée pour y être abandonné comme un autre piège. Le stratagème se glisse dans une fable qui devait être celle du retour, puis de l’oubli, dans une Ithaque en paix. « Tu ne reviendras jamais de la guerre », c’est ce que signifie la bête dans une histoire qui aurait dû être celle de l’après-guerre. Le Cheval de Troie, là où il se trouve, n’est pas vu. C’est de partout ailleurs, à partir d’autres récits, qu’il est aperçu. Surtout, le Cheval de Troie n’existe pas dans le temps de l’action des hommes. Il émane, comme un cauchemar, d’un temps parallèle. En anglais, cauchemar se dit « Jument de la nuit ». Une image, façonnée dans un autre espace-temps, vient vous terroriser au cœur de votre sommeil. Et la tête du cheval domine Troie endormie, s’introduit dans les rêves de victoire des Troyens. Ils ont trop bu, leur digestion gâche leurs songes. Le Cheval des Grecs est leur Jument de la nuit, qui s’introduit dans leur couche et y souffle la terreur. C’est le tableau de Füssli, The Nightmare : le corps de la ville assoupie, persuadée d’avoir échappé à la destruction, et par le rideau entrebâillé, la tête effrayante de la Jument offerte par les Grecs, cauchemar d’Ilion.

Carcasse de cheval dans un arbre

Cheval dans un arbre aux environs de Soissons, collection Vergnol, 1914-1918

Matinée chez les Guermantes

Ils sont entrés, un par un, dans le ventre du cheval. Le premier qui y monta fut le fils d’Achille, puis l’illustre Ménélas ; Odysse ; Sthénélos ; le divin Diomède ; Philoctète ; Anticlos ; Menesthée ; le vaillant Thoas ; le blond Polypétès ; Ajax ; Eurypyle ; le divin Thrasymède ; Mérion ; Idoménée ; le hardi Podalire ; Eurymaque ; le divin Teucer ; le magnanime Ialménos ; Thalpios ; Amphilochos ; le belliqueux Léonteus ; le divin Eumélos ; Euryale ; Démophoon ; Amphimachos ; l’illustre Agapénor ; Acamas et Mégès. Beaucoup d’autres les suivirent, autant que le cheval en put contenir. Parmi eux, le dernier, monta Epéios, qui avait fabriqué le cheval et qui savait en ouvrir et en fermer les portes. C’est pourquoi il entra le dernier. Il retira à l’intérieur les échelles par où ils étaient montés, et les portes ayant été fermées avec soin, il se tint près de l’ouverture. Puis tous demeurèrent enfermés en silence. La trappe ayant été refermée sur eux, ils furent dépouillés de leurs anciennes vertus pour n’être plus tenus que par la qualité de leur patience. Ils se voyaient, ayant le temps de se regarder. C’est ainsi qu’ils se découvrirent. D’abord, parce qu’ils n’avaient jamais été aussi proches, entassés qu’ils étaient, pressés entre les madriers mal équarris. Dans la phalange, durant dix ans, ils s’étaient tenus côte à côte, quotidiennement, mais s’ils se sentaient, s’entendaient, ils ne se voyaient pas. Leurs casques, en leur donnant l’apparence d’arthropodes préhistoriques, les privaient de toute vision. Alors là, dans le silence, qui était aussi un phénomène nouveau pour eux, ils se voyaient les uns les autres. Et ils ne se reconnaissaient pas. Ils ne savaient plus qui était qui dans cette affaire qui n’avait que trop duré. Chacun d’eux était le narrateur du Temps retrouvé arrivant à sa dernière matinée chez les Guermantes, bouleversé par le vieillissement brutal des personnages qu’il avait connus, par la scandaleuse influence que le temps avait eue sur leur apparence.

Au premier moment, Ulysse ne comprit pas pourquoi il hésitait à reconnaître ses compagnons, et pourquoi chacun semblait s’être « fait une tête », généralement poudrée et qui les changeait complètement. Il ne savait pas ce que le petit Thalpios, fils d’Eurydos, venu d’Élide, avait mis sur sa figure, mais tandis que d’autres avaient blanchi, qui la moitié de leur barbe, qui leurs moustaches seulement, lui, sans s’embarrasser de ces teintures, avait trouvé le moyen de couvrir sa figure de rides, ses sourcils de poils hérissés, tout cela d’ailleurs ne lui seyait pas, cela le vieillissait tellement qu’on n’aurait plus dit du tout un jeune homme. Il fut bien plus étonné au même moment en entendant appeler « Euryale » un petit vieillard aux moustaches argentées dans lequel seul un petit bout de regard resté le même lui permit de reconnaître le beau jeune homme avec lequel il était parti en guerre. On dit à Ulysse un nom et il resta stupéfait de penser qu’il s’appliquait à la fois à un fringant guerrier qu’il avait connu autrefois et au lourd vétéran qui passait pesamment près de lui. Avec une certaine roseur de teint ce nom était peut-être la seule chose qu’il y avait de commun entre ces deux hommes, plus différents — celui de sa mémoire et celui du ventre du cheval — qu’un ravissant éphèbe et une vieille ganache ventripotente. « Reconnaître » quelqu’un, et plus encore, après n’avoir pas pu le reconnaître, l’identifier, c’est penser sous une seule dénomination deux choses contradictoires, c’est admettre que ce qui était ici, l’être qu’on se rappelle n’est plus, et que ce qui y est, c’est un être qu’on ne connaissait pas ; c’est avoir à penser un mystère presque aussi troublant que celui de la mort dont il est, du reste, comme la préface. Et maintenant, Ulysse « aux mille tours » comprenait ce qu’était que la vieillesse — la vieillesse qui de toutes les réalités est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion purement abstraite, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre, soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie, jusqu’au jour où nous apercevons une silhouette inconnue, comme celle de notre meilleur ami, laquelle nous apprend que nous vivons dans un nouveau monde. Or, ce à quoi durent ressembler ces heures longues passées dans les entrailles du cheval, assommantes de chaleur, puis d’une fraîcheur nocturne, embaumées du pin encore saignant, puis empuanties de gerbe sur les places de Troie, dans le bruit des vagues qui leur donnaient l’envie d’uriner, puis dans le brinquebalement de la machine aux portes Scées, ce fut, pour chacun d’eux, ce défilé immobile, ce tête à tête dans la galerie du temps, un temps dont ils devinaient qu’il n’avait pas agi comme une force s’exerçant de l’extérieur sur les corps, mais qu’il s’était « incorporé » à eux. Tant d’entre eux étaient partis déjà : Protésilas, disparu le premier, Anchiale, Orsiloque, Bergotte, Créton, Teuthras, Oreste, Patrocle. Proust les rebaptisera Swann, Vinteuil, oncle Adolphe, Saint-Loup, tante Léonie, et Albertine surtout, la plus disparue de tous, « Sainte Albertine des disparitions », qui ressemblait tant à Briseis, aux belles joues comme elle, aimée sur la plage comme elle, qu’un autre héros jaloux voulut garder prisonnière dans sa demeure.

Exercice militaire de cavalerie

Simulateur pour la formation des cavaliers britanniques, avant 1915.

Ulysse constata par ailleurs que leur déchéance physique s’accompagnait d’une éclipse de leur intellect. Les observant, il attendait un signe de leur esprit. Mais ils demeuraient muets. Sûrement parce que la situation leur imposait ce silence. Mais peut-être cela les arrangeait-t-il de devoir garder bouche close, parce que la guerre les avait abrutis et qu’ils le savaient. S’ils avaient dû parler, c’eut été pour dire des inepties, bredouiller des opinions ternes et fautives. Alors leurs lippes pendaient. Ils avaient l’air de crétins finis. Seul Ulysse, qui se croyait le témoin éclairé de ce bal de têtes, pensait n’avoir pas changé. Du moins c’est ce qu’il se plaisait à penser. Or, les autres eurent tout le temps de constater, avec effroi, qu’il était assurément le plus abîmé de tous, celui dont les mimiques séniles trahissaient l’intelligence la plus amoindrie.

Chevaux (petits)

Le général Lyautey, Commissaire Résident général du Maroc, est en butte à la résistance des tribus rebelles. Pour les soumettre, il organise, en 1915, une grande fête foraine à Fez. Un des chefs insoumis qui, sur le front du Nord, résistait le plus opiniâtrement, ayant entendu décrire la foire, fut pris d’une curiosité irrésistible, sollicita une trêve, l’autorisation de s’y rendre et de reprendre ensuite sa lutte contre les Français. Si étrange que parût cette requête, elle lui fut accordée. Il reçut le meilleur accueil et, après sa visite, se soumit avec sa tribu. À Fez, on vit venir des montagnards qui depuis les massacres vivaient en dissidence. Quelques-uns se soumirent pour pouvoir, à la foire de Fez, monter sur les chevaux de bois. Ces chevaux des manèges de Fez, sur le dos desquels galopèrent les rebelles de l’Anti-Atlas, étaient les descendants du grand cheval des Grecs.

« De quoi j’ai l’air ? »

Soldats labourant un champ

Nos poilus au repos sont employés aux travaux des champs
Jean Tournassoud, Oise, 1917

Si la folie du général Junot est connue, on sait moins que son père se prenait pour le Cheval de Troie. Jean-Andoche Junot a porté toute sa vie le souvenir de cet homme enturbanné de roulures de copeaux, drapé de papiers peints, affublé d’une crinière de serpillères, chaussé de sabots en plâtre. Son père n’avait de cesse de lui demander, « De quoi j’ai l’air ? », en lui montrant une paire de protubérances au sommet du crâne, sortes d’entonnoirs en bois laqué. L’enfant devait imaginer que cela devait faire office d’oreilles, d’oreilles de cheval bien sûr, parce que les oreilles de son père, humaines, il les voyait parfaitement bien sous la crinière en serpillère. Le petit Junot bafouillait, cherchait un mot qui aurait pu faire illusion, masquer son incompréhension, son effroi, mais ce mot, à l’évidence, n’avait jamais été inventé. Personne n’en avait eu besoin avant lui, avant ce jour, avant chacun de ces jours, parce que c’était quotidiennement que son père, quand il rentrait de l’école, lui demandait « De quoi j’ai l’air ? ». 

Couverture : Johann Heinrich Füssli, Le cauchemar, 1781

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