Une fois par mois, à partir de septembre 2020, Switch (on Paper) publie un extrait de l’Encyclopédie des guerres de Jean-Yves Jouannais. Ce qui devait être au départ un chantier de littérature orale prend peu à peu la forme d’un livre. L’ouvrage étant annoncé pour 2030. En attendant, voici en exclusivité la deuxième de ces douze chroniques livrées par ordre alphabétique, telles des entrées d’un immense atlas des guerres. Aujourd’hui, Aluminium.
Pendant les années de guerre, les gens lisaient Guerre et Paix avec avidité, y comparant leur propre comportement (et non l’inverse, car personne ne contestait la justesse des réactions de Tolstoï devant la vie). Le lecteur se disait, parfait, j’ai exactement le sentiment qui convient. Donc, c’est ainsi que cela doit être. Et tous ceux qui avaient l’énergie de lire lisaient Guerre et Paix avec passion dans Leningrad assiégée.
(Lidiya Ginzburg, Journal du siège de Leningrad, traduit de l’anglais par Michel Doury, Christian Bourgois éditeur, 1998, Paris, p. 19)
Le marque-page du commandant Hoang Van Manh
L’attaque sur Diên Biên Phu débute le 13 mars par une intense préparation d’artillerie visant le centre de résistance Béatrice, l’un des PA (Points d’appui) les plus éloignés du dispositif, tenu par le 3e bataillon de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère. L’assaut du Viêt Minh est donné par les 141e et 209e régiments de la 312e division qui s’élancent de tranchées à proximité du centre de résistance. D’après le tome 3 des Mémoires du général Vo Nguyen Giáp, les 11e et 428e bataillons du 141e régiment sont désignés respectivement pour l’attaque des PA 1 et 2 ; le 13e bataillon étant utilisé comme réserve pour le PA 1. Le PA 3 est attaqué quant à lui par le 130e bataillon du 209e régiment. C’est en déroulant cet ordre de bataille, aride et technique, qu’il vient sous la plume du général Giáp une notation littéraire inattendue. Il se souvient du jeune officier, Hoang Van Manh, qui commandait ce 130e bataillon du 209e régiment. Il avait étudié le Français, et lisait, dès qu’il en avait l’opportunité, l’Histoire de la révolution française de Jules Michelet. Il lui faisait songer à un homme condamné qui, lorsqu’on vient le sortir de sa geôle pour l’emmener au supplice, glisse un signet à la page lue et referme le volume avec précaution. Car ce jeune officier, avant tous les engagements de cette bataille où chaque jour tombèrent des centaines d’hommes, marquait délicatement la page de son livre à l’aide de la fleur séchée, d’un blanc rosé strié de rouge, d’un begonia (Begonia abbreviata), plante vivace, rampante, rhizomateuse, endémique de la plaine de Diên Biên Phu.
Le toit de nuages de Holland House
La bibliothèque de Holland House, à Kensington, lors du Blitz, à Londres, en septembre 1940. La voûte de l’édifice s’est effondrée. Le fatras de la toiture, l’entrelacs des éléments de charpente jonchent le sol. Une cheminée relie les décombres aux nuages. Le ciel et sa lumière entrent sans effort entre les murs. Les murs sont de livres. Ceux-ci n’ont pas été endommagés. Leur alignement est demeuré rectiligne. Trois hommes, les yeux rivés sur les reliures, semblent médusés. Ils n’ont jamais vu ce qu’ils ont sous les yeux. L’un regarde, les mains encore dans les poches de son manteau. Le second a osé approcher sa main d’un livre. Il en touche le dos avec l’incrédulité de l’Apôtre à la lance introduisant sa main « dans le côté » du Christ. Le dernier s’est saisi d’un ouvrage et, l’ayant ouvert, est en train de lire. Il s’appelle Peter J. Bibring. Il est le seul dont on connaisse l’identité par l’entremise d’un journal personnel écrit tout au long de la Seconde Guerre mondiale. Peter J. Bibring, alors âgé de trente ans, est à l’époque l’adjoint du conservateur en chef des bibliothèques de Londres. Lui qui n’a jamais vécu que parmi les livres, il lui semble toucher un objet inconnu. « Je me vis à l’image d’un pêcheur de haute mer qui, affairé à son métier avec une maîtrise qui le met à l’abri de toute surprise, relève un matin ses filets avec une facilité qui laisse présager de sa mauvaise fortune et qui, soudain, sur le pont de son bateau, découvre un objet dont rien auparavant, au cours de sa vie et des générations qui l’ont précédé, n’avait pu lui donner l’idée. C’est vivant, translucide comme une plèvre asthénique. Le pêcheur, qui connaît toutes les créatures de la mer, découvre là une créature aveugle des fosses abyssales qu’il est le premier à observer et que personne ne verra plus. Cette chimère à chair de cierge, il l’a ramenée à la lumière d’un soleil qui n’a pas appris à projeter son ombre, dans un monde qui retranche sa vie sans lui offrir de nom. Il la regarde s’asphyxier dans le bruit liquide de sa peau sans écaille. À l’instant, ce qu’il sait de l’univers est nimbé de mystère. C’est ce que je ressentis en manipulant ce livre, comme si cet objet n’avait jamais existé avant cet instant, et que nul autre que moi ne ferait plus cette rencontre. »
Peter J. Bibring découvre une bibliothèque comme elle n’a jamais été vue, baignant dans une lumière naturelle. L’air, les pollens, la fumée des incendies s’y engouffrent sans frein. Les trois personnages ont gardé leur manteau, n’ont pas songé à retirer leur chapeau. De fait, ils n’ont fait leur entrée nulle part. La bibliothèque est un extérieur. Un cadavre éviscéré. Ses organes ont été livrés aux lois physiques d’un nouveau milieu, à une visibilité qui n’était pas leur destin. Le cuir des reliures s’invente des couleurs impossibles, la dorure des titres reluit de manière inédite. Ce livre que Peter J. Bibring a ouvert est la première édition anglaise des Histoires de Polybe, publié à Londres par Macmilan en 1899. À l’université, il se souvient l’avoir étudié. Mais il n’arrive pas à faire le lien entre ses souvenirs et l’objet qu’il tient dans ses paumes. Il raconte dans son journal que ses doigts laissaient filer les pages et que ce mouvement lui paraissait d’une inexplicable lenteur. La première page qui s’offrit à lui ouvrait le cinquième chapitre du Livre onzième, « Les affaires d’Espagne (206) » : « De retour en Espagne, Scipion prit la ville ibère d’Ilourgéia, qui fut rasée, après le massacre des habitants. Il se fit livrer Castalon, puis envoya L. Marcius contre Astapa, dans la montagne. Les habitants mirent le feu à leurs biens et se laissèrent exterminer. Beaucoup de Romains trouvèrent la mort en voulant recueillir les coulées d’or et d’argent que le feu avait fait fondre… » Peter J. Bibring n’a pas saisi sur le moment comment ce passage de Polybe commentait l’expérience qu’il vivait sous le toit de nuages de la bibliothèque de Holland House. Au cœur des décombres, lorsque la lumière pénètre les entrailles, ce n’est pas tant que la constitution chimique des choses soit bouleversée, mais plutôt que leur véritable consistance s’impose avec une pénible crudité. C’est une convention nécessaire à notre confort que d’envisager l’or et l’argent dans le moment stabilisé de l’un de leurs états physiques, tandis que la guerre privilégie un autre état, que préconise tout aussi bien la nature, celui de la fusion. Il en va ainsi de ces livres qui se font reconnaître si docilement dans la pénombre de nos bibliothèques, recouverts d’une poussière domestique qui nous les fait paraître inertes. Quand les soldats de Scipion croient s’emparer d’un trésor, c’est un brasier qui les fige dans la mort. Quand Peter J. Bibring sonde les trésors de cette bibliothèque en plein air, il voit des créatures extravagantes au derme inaccoutumé venues de contrées qui n’existent pas.
Histoire (naturelle)
Le sergent Adrien Bourgogne, l’hiver 1812, fut de la débâcle. Nombre de voitures, chargées de butin, avaient peine à se traîner, beaucoup déjà se trouvaient brisées, et d’autres, craignant le même sort, s’allégeaient en se débarrassant d’objets inutiles. Tandis qu’il se trouvait à l’arrière-garde, dans une position propre à lui révéler le désordre sous le jour le plus désastreux, il constata que le chemin était semé de bibelots, d’horloges et de tableaux. Il lui sembla également que des bibliothèques entières avaient été pillées. Il ramassa des dizaines de livres abandonnés dans la boue, les feuilleta avant de les abandonner de nouveau à leur triste sort. « C’étaient des éditions de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau et de l’Histoire naturelle par Buffon, reliées en maroquin rouge et dorées sur tranche. »
Les îles au trésor
Pour préparer l’opération répondant au nom de code Galvanic, à savoir l’offensive américaine dans l’archipel des îles Gilbert, comprenant la prise de l’atoll de Tarawa, les 21-23 novembre 1943, les services compétents manquaient de renseignements précis et récents. Les seules indications dont disposait Chester Nimitz, Commandant en chef interarmées des zones de l’Océan Pacifique, dataient d’avant-guerre. Mais surtout elles avaient pour source les récits du romancier d’aventures Robert Louis Stevenson.
Tranchées de bibliothèque
La bataille pour Madrid commença le 7 novembre 1936. Le 19 novembre, la colonne nationaliste d’Asencio parvint à percer les lignes républicaines. Les troupes franquistes établirent une tête de pont au-delà du Manzaneras à la faculté d’architecture, dans la Cité universitaire. Les légionnaires et les regulares tinrent la position malgré les contre-offensives de la 11e brigade internationale. Le combattant anarchiste Karl Anger a décrit cette bataille sur le campus universitaire, où la ligne de front passait au cœur des bibliothèques, où l’on se battait pour chaque travée de livres et chaque pupitre. « Parfois, écrit-il, on construit des parapets avec les gros volumes de l’Encyclopaedia Britannica. »
Bibliophilie nazie
Les livres ont constitué un enjeu majeur dans la politique d’appauvrissement et d’humiliation de la France par ses vainqueurs. Les bibliothèques privées des ennemis du Reich sont dévalisées et déplacées en Allemagne dès les premiers temps de l’Occupation. Il en va de même des collections de livres des ministères et des musées. Plus de dix millions d’ouvrages sont ainsi dérobés. Comme dans les autres domaines, la prétendue défense de l’identité nationale par le gouvernement de Vichy se satisfait pleinement des pires exigences du diktat nazi. En témoigne un certain Bernard Faÿ, nommé dès l’été 1940 administrateur général de la Bibliothèque nationale. Obsédé par la lutte anti-franc-maçonne, mégalomane et délateur, Bernard Faÿ a l’oreille de Pétain. Il rêve de diriger les bibliothèques de France et d’en faire un outil policier. Il va tout abandonner à l’ennemi. Mais la vraie question est la suivante : Pourquoi un régime qui avait bâti sa propagande sur la haine des livres et leur destruction avait pu faire montre d’une si dévorante passion pour les bibliothèques conquises ?
Couverture : Bibliothèque de Holland House, Kensington, Londres, 1940