Photo colorisée de sauveteurs portant assistance aux survivants du navire USS West Virginia peu de temps après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor
Photo colorisée de sauveteurs portant assistance aux survivants du navire USS West Virginia peu de temps après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor

L’Encyclopédie des guerres – Feu

Chronique par Jean-Yves Jouannais

Sommaire de l’édition

Une fois par mois, à partir de septembre 2020, Switch (on Paper) publie un extrait de l’Encyclopédie des guerres de Jean-Yves Jouannais. Ce qui devait être au départ un chantier de littérature orale prend peu à peu la forme d’un livre. L’ouvrage étant annoncé pour 2030. En attendant, voici en exclusivité la quatrième de ces douze chroniques livrées par ordre alphabétique, telles des entrées d’un immense atlas des guerres. Aujourd’hui, Feu.

« Les assaillants vont chercher le feu pour le lancer sur le palais avec les frondes, dont ils sont bien pourvus. »

(Lancelot du lac, traduction François Mosès, d’après l’édition d’Elspeth Kennedy, Le Livre de poche, Paris, ch. XIII, pp. 228-229.)

L’impossible roi

Peloton d’exécution durant la première guerre mondiale et les grandes mutineries de 1917. Rue des archives / Leemage

Peloton d’exécution durant la première guerre mondiale et les grandes mutineries de 1917. Rue des archives / Leemage

Erik 1er fut roi de Danemark de 1095 à 1103. La naissance de ce prince nous est inconnue ; on n’est pas plus instruit des moyens dont il se servit pour se rendre maître de son pays, ni de ce que fut son gouvernement. Des auteurs rapportent qu’il envoya des colonies considérables dans les îles de la Chersonèse cimbrique. Des historiens ne conviennent pas du fait. On sait par les chroniques qu’il était appelé « Eigod », c’est-à-dire « Toujours Bon ». Mais cela signifiait-il que ce roi était un brave homme, ou que les récoltes, sous son règne, étaient généreuses ? Ce qui, en revanche, trouble davantage, c’est la thèse selon laquelle Erik 1er n’aurait jamais porté le feu hors de ses frontières, n’aurait pas eu le goût des batailles, n’aurait pas goûté l’incendie des villes. En cela il aurait été le seul dans sa lignée, dans son époque. Une telle conjecture laisse perplexe. Mais une réponse s’est glissée dans la Chronicon Roskildense, chronique rédigée en latin qui relate les principaux événements de l’histoire du Danemark, de l’an 826 à 1140. Contrairement à la Gesta Danorum, due à Saxo Grammaticus, qui nous livre une histoire convenue et dépourvue de ses détails, la Chronicon Roskildense relate des évènements méconnus qui furent la trame véritable de moments parfois peu glorieux mais qui prennent une importance évidente aux yeux des historiens contemporains. C’est ainsi qu’on y apprend que, dès sa plus tendre jeunesse, celui qui allait régner sous le nom d’Erik 1er se montra terrorisé par les orages, les flammes et tout ce qui, au sein de la Création, était fait de feu.

Dispositif pour porter le feu d’après De rebus militaribus de Mariano Taccola, 1449

Dispositif pour porter le feu d’après De rebus militaribus de Mariano Taccola, 1449

Feu (Partir au)

Ante Pavelic était ouvrier dans une communauté agricole de la région de Vukovar. En tant qu’aviateur, sa spécialité était l’épandage aérien des cultures : pesticides, herbicides, fongicides, boues d’épuration, effluents liquides… Son outil de travail était l’An-2, un avion biplan monomoteur polyvalent conçu dans les années 1940 par le constructeur Oleg Antonov. Cet appareil robuste, économique et d’entretien facile, produit à plus de 18 000 exemplaires, s’est vu attribuer des rôles divers dans les ciels de Russie, de Pologne, de Colombie, du Laos, de Chine, d’Angola ou de Cuba : transport de passagers, lutte contre l’incendie, exploration météorologique, transport sanitaire, mais le plus souvent dédié aux travaux agricoles. Au mois d’août 1990, lorsque s’engage la guerre de Croatie, l’armée croate est dans un plus mauvais état que celle des Serbes. Dans les premiers mois de la guerre, c’est la police croate qui doit combattre. La garde nationale est créée le 11 avril 1991 et se transforme progressivement en une armée à partir de mars 1992. Elle ne dispose que d’une poignée de chars T-34 issus des surplus de l’après-guerre et de nombreuses unités n’ont pas d’armes ou seulement des fusils de la Seconde Guerre mondiale. Ses forces aériennes s’avèrent tout aussi théoriques et ne comptent que cinq biplans An-2 d’épandage agricole réquisitionnés, convertis en bombardiers artisanaux. Ante Pavelic, d’ouvrier agricole devint bombardier dans cette armée de l’air improvisée. Il se souvient : « On n’a pas vu de grande différence. On n’avait même pas d’uniformes. On partait au feu comme on allait aux champs. »

Feu (Prendre)


1/
Au siège de Montauban par les armées de Louis XIII, d’août à novembre 1621, monsieur de Pontis, qui servit sous trois rois, se souvient que les ennemis ayant jeté sur les tranchées d’approche vingt pots pleins de poix bouillante, leur mirent bien du monde dans le plus misérable état, tous réduits à brûler vivants dans leurs habits. Plusieurs en moururent, d’autres en réchappèrent s’étant fait couper leurs vêtements, ce qui donna lieu aux ennemis de se railler d’eux en criant : « À la grillade, à la grillade ! »

Raid aérien sur Braunschweig en 1944 © Archives HP Bernd Aumann

Raid aérien sur Braunschweig en 1944 © Archives HP Bernd Aumann

2/
La bataille du fleuve Yalu fut le plus important engagement naval de la première guerre sino-japonaise. Elle aurait dû s’appeler bataille de la mer Jaune parce que la rencontre eut lieu non dans le fleuve lui-même, mais au large de son embouchure. Le 17 septembre 1894, s’y affrontèrent des navires de la marine impériale et la flotte chinoise de Beiyang. À 2 700 m, les Japonais concentrèrent leurs canons sur le flanc droit de la ligne chinoise. Les croiseurs jumeaux Chaoyong et Yangwei, tout en bois, s’embrasèrent. C’est que le pont et la superstructure centrale — avec ses nombreuses cloisons — d’un navire de guerre étaient entretenus comme les parquets de Buckingham palace. Ces surfaces étaient lustrées quotidiennement avec des vernis contenant des solvants inflammables. En proie à un intense brasier, les deux navires tentèrent de se sauver en s’échouant à la rive arborée. À l’instant, ils incendièrent une forêt de bambous Moso (Phyllostachys edulis).

Feu (Porter le)

1/
Le tsar bulgare Siméon 1er, en guerre contre les Grecs, ne songeait plus qu’à monter en personne sur le trône des faibles successeurs de Constantin. Le péril était extrême. Romain Lécapène reçut le commandement de la flotte ignifère, c’est-à-dire des navires armés du feu grégeois. En 922, les Bulgares, parvenus au Bosphore, y battent les Byzantins ; en 923, s’emparent d’Andrinople. Le 9 septembre 924, un traité de paix est conclu : les Byzantins donneront tous les ans, « jusqu’à l’épuisement des temps », mille tuniques de soie richement brodées à la cour du tsar bulgare, en échange de quoi Siméon restitue les cités grecques sur la côte occidentale de la mer Noire, entre les bouches du Danube et Constantinople. Romain Lécapène, devenu âgé, délaissa les affaires de l’État pour s’enfermer au monastère de Proti. En 945, il y réunit 300 moines venus de tout l’empire et énuméra devant ce tribunal tous ses péchés, demandant l’absolution pour chacun d’eux. L’un d’entre eux recélait à ses yeux plus d’importance que les autres. C’était d’avoir commandé cette flotte dite ignifère, d’avoir ainsi contre la volonté de Dieu, contre la nature des éléments, insulté l’harmonie de la Création en transportant aussi ostensiblement le feu à la surface des eaux. Pour cela, pour cela seulement, il demanda à être fouetté par un jeune novice. Romain Lécapène mourut le 15 juin 948. Son corps, ramené dans la capitale, fut inhumé au monastère du Myrelaion.

Le feu grégeois, représenté dans le manuscrit Skylitzès, XIIe siècle, Madrid

Le feu grégeois, représenté dans le manuscrit Skylitzès, XIIe siècle, Madrid

2/
La Société d’Histoire de la Pharmacie s’est intéressée à un rapport adressé au Comité d’Artillerie, en 1831, sur des boulets incendiaires réalisés par un pharmacien de Sèvres du nom de Lefortier. Ce dernier avait colporté son invention, au fil des ans, du département de la Guerre à celui de la Marine. Grâce à la recommandation d’un ancien député, monsieur Bedock, il obtint la permission de procéder à de nombreuses expériences. Lefortier présentait des boulets qui n’exigeaient, affirmait-il, ni fusée, ni ouverture ; ils devaient, en éclatant, mettre le feu et dégager des gaz délétères. Lefortier était donc une sorte de précurseur en matière d’obus incendiaires et de gaz asphyxiants : il voulait réunir ces deux propriétés dans le même projectile. Ses boulets, de calibre 24, pesaient de 14 à 16 kilos. L’enveloppe métallique (alliage de fer et de plomb) était inégale en épaisseur, celle-ci variant de 10 à 1 2 lignes. La première expérience fut tentée à l’École de Saint-Cyr, en 1825 ; les suivantes, à Douai, en 1827 ; puis à Lorient, en 1828 et 1829, toujours sous le patronage du Ministère de la Marine. Les procès-verbaux de ces tests sont peu concluants. En fait, ils sont tous clairement défavorables, surtout celui de Lorient. Les experts militaires y ont constaté que « l’explosion, mineure, presque inaudible, a produit une fumée abondante, d’une odeur insipide (sic), qui excite la toux et serait peut-être de nature à incommoder les hommes d’une batterie de vaisseau qui s’en trouverait remplie. Une pareille fumée, dont la cause serait inconnue, pourrait à la limite inquiéter un équipage ou jeter l’alarme quelque temps chez l’ennemi. Mais cela ne fait pas de ce boulet une arme miracle pour autant. Il faut être clair, et certifier sans ambages que nous avons à faire à un boulet incendiaire et asphyxiant qui ne déclenche pas plus de feu qu’il ne répand de gaz. » La Commission d’Artillerie rejeta définitivement l’invention du pharmacien Lefortier par la conclusion suivante : « Il a été bien prouvé que la composition incendiaire de l’invention de M. Lefortier ne vaut rien. Du moins en temps de guerre. Peut-être d’autres usages pourront-ils être découverts à cette invention, mais nullement par des militaires. »

Feu (Poids du)

Pompiers allemands et anglais, respectivement testés sur leur capacité à suivre un son dans le noir, ca 1940

Pompiers allemands et anglais, respectivement testés sur leur capacité à suivre un son dans le noir, ca 1940

Les idéalistes nient la nature matérielle du feu. Il serait démuni de poids, ou doué d’un poids négatif. Les atomistes au contraire affirment la corporéité, la pesanteur, bref la matérialité du feu. Mais ses atomes, disent-ils, sont plus petits que ceux des autres éléments, plus éloignés les uns des autres, ce qui explique son extrême légèreté à l’échelle sensible. L’idée d’un feu corporel et pesant bénéficia longtemps du prestige de l’atomisme grec — Galilée ne fit-il point état des « ignicules » ou atomes de feu ? — prestige qu’exalta la vérification expérimentale de la pesanteur de l’air au milieu du 17e siècle. Mais un siècle plus tard, chez Baume par exemple, dont les ouvrages font autorité en France à ce moment, le feu est un élément dont « on n’est pas certain s’il est ou n’est pas pesant » car « il y a des expériences pour et contre ces deux sentiments ». Pour Scheele au contraire la chaleur, le feu et la lumière sont des combinaisons impondérables. Si au temps de Lavoisier, l’impondérabilité de l’énergie dégagée au cours des réactions était une condition du développement de la chimie moléculaire, un siècle et demi plus tard sa pondérabilité était devenue l’une des conditions du progrès de la chimie atomique. C’est ainsi qu’au cours de l’évolution de la science, une même réalité peut apparaître sous des aspects contradictoires. Une phase supérieure de la théorie retrouve, sous une forme renouvelée, quelque aspect de cette réalité négligé par la phase précédente et reconnu au contraire par une phase plus ancienne. À cet égard l’on cite souvent l’histoire des théories de la lumière. Pour être moins répandu, l’exemple des théories de la chaleur n’en semble pas moins probant : le poids du feu, conjecturé par les atomistes grecs, l’expérience, la pratique, qui conduisit Lavoisier à le nier, a contraint les atomistes modernes à le réaffirmer. Ainsi lorsqu’en 1919, Perrin estimait que la condensation d’hydrogène en Hélium et autres éléments plus lourds « avec perte de trois centigrammes par gramme » suffirait à « expliquer cent milliards d’années de rayonnement solaire au taux actuel ». On en était arrivé à cela, à même de satisfaire une noble curiosité, de pouvoir peser le feu du soleil en centigrammes. Expérience reconduite à Hiroshima, au matin du 6 août 1945. La ville n’était pas partie en fumée. Le champignon, haut de 10 000 mètres, avait pu donner cette impression. C’est sous le poids du feu que la ville avait succombé. Ni condensation, ni dissipation ; 90 000 bâtiments pulvérisés sous une meule de feu.

Couverture : Photo colorisée de sauveteurs portant assistance aux survivants du navire USS West Virginia peu de temps après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor, le 7 décembre 1941 © U.S. Army Signal Corps/National Archives, Washington, D.C./Naval History and Heritage Command (USA C-5904)

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