Une fois par mois, à partir de septembre 2020, Switch (on Paper) publie un extrait de l’Encyclopédie des guerres de Jean-Yves Jouannais. Ce qui devait être au départ un chantier de littérature orale prend peu à peu la forme d’un livre. L’ouvrage étant annoncé pour 2030. En attendant, voici en exclusivité la cinquième de ces douze chroniques livrées par ordre alphabétique, telles des entrées d’un immense atlas des guerres. Aujourd’hui, Gravats.
Pforzheim ressemble plus à Pompéi qu’aucune autre ville allemande. Résultat de vingt minutes de bombardement. Vingt-cinq mille victimes reposent calcinées sous les décombres des maisons. En errant, on découvre presque au ras du sol l’Hôtel de ville. Les quelques habitants qui demeurent ici, dans les caves, ont inscrit leurs noms sur des blocs de pierre en ajoutant : “ Wir leben ”, et s’ils sont partis à la campagne, ils ont gravé leurs adresses.
(Pierre Lyautey, Carnets d’un goumier, campagne d’Allemagne 1945, Éditions René Julliard, Paris, 1945, p. 138)
Un pont sur l’Euphrate
La bataille de Rumaila est un engagement controversé qui eut lieu le 2 mars 1991 aux abords d’un gisement pétrolier dans la vallée de l’Euphrate, au sud de l’Irak. La 24e division d’infanterie mécanisée américaine, sous le commandement du major-général Barry McCaffrey, appuyée par des hélicoptères Apache, y neutralisa une colonne d’éléments blindés de la garde républicaine irakienne battant en retraite. Cette attaque eut lieu deux jours après le cessez-le-feu marquant la fin du conflit, la veille du jour où l’ONU et le gouvernement irakien devaient entamer des pourparlers de paix. Il a été fait état, par une commission d’enquête, qu’un pont sur l’Euphrate, axe de communication capital, avait été endommagé. La commission ne stipula que ce tas de gravats, sans relever qu’une des deux brigades de la 1re division blindée Hammurabi de la garde républicaine irakienne avait été totalement anéantie.
Gravats (Absence de)
La guerre sur mer au 18e siècle respectait une poignée de conventions qui, de manière générale, n’entraînaient pas l’engagement jusqu’à la destruction totale de l’adversaire. La fuite de ce dernier suffisait souvent à faire victoire. Certains principes, essentiellement économiques, faisaient paraître tout désastre inutile. Une flotte française engagea le combat avec une flotte anglaise, le 12 avril 1782, en vue de Ceylan, près d’un îlot nommé Provédien. Lequel rocher donna son nom à la rencontre. Les lignes de bataille s’abordèrent à midi et demi. Un orage, à six heures, mit un terme à la mêlée. Et, côte à côte, on passa la nuit à réparer, à soigner. Il y eut, dans chacun des camps, exactement cent trente-sept morts. Au matin, les adversaires se séparèrent. Des engagements de cette sorte, part non négligeable de la guerre navale, avaient inspiré au comte de Maurepas, secrétaire d’État à la Marine, la boutade suivante : « Savez-vous ce qu’est une bataille sur mer, messieurs ? On se rencontre, on se canonne, on se sépare et la mer n’en est pas moins salée. » Phrase à laquelle Louis XV aurait répondu, désirant minorer ses défaites maritimes face à l’Angleterre : « Oui, on s’en va faire des dentelles dans les voiles d’en face, et puis l’océan reste propre, on n’y laisse nul gravat. »
Citer Héraclite
Carthage s’est rendue. Le parti aristocratique, au nom de la cité, s’est remis à la discrétion de Rome. Après avoir demandé des otages, les Romains exposent leur volonté. Carthage doit livrer ses armes, ses habitants sont sommés d’aller fonder une autre cité loin du rivage. C’est que le voisinage de la mer développerait la tendance au désordre : il s’agit en somme de guérir les Carthaginois des tares qui les empêchent de s’intégrer dans un ordre raisonnable. Ces principes ne convainquent pas le peuple, qui massacre les partisans de la capitulation, rappelle ses chefs. La guerre flambe de nouveau. Trois années sont nécessaires au nouvel écrasement de Carthage. Celui qui a appelé à faire disparaître Carthage, c’est Caton l’Ancien. Celui qui l’a faite disparaître, c’est Scipion Émilien, le Second Africain. C’était la troisième époque d’un combat recommencé, répété. Ce ne pouvait être que sauvage. Polybe appelle « sauvage » la guerre menée par Carthage contre ses mercenaires. Certains traducteurs avancent le terme « inexpiable ». Disons alors que ce siège eut tout d’un phénomène sauvage et inexpiable. La ville, une fois à terre, la vengeance s’exerça sans frein. Scipion Émilien aurait pleuré en voyant le sort de la cité qui avait failli abattre Rome. C’est un homme qui avait reçu une éducation soignée. Il avait réuni un cénacle de penseurs grecs ou latins. On lui attribuera d’ailleurs la composition de comédies de Térence. Il n’est pas qu’un soldat, ou s’il est soldat, il l’est suivant des doctrines qui ne concernent en rien la polémologie, mais la philosophie.
Ce en quoi Scipion Émilien croit, c’est que tout guerrier est l’artisan d’une harmonie universelle, que tout conquérant est créateur d’ordre. Le tumulte des batailles, tenu comme une note, est ainsi envisagé au travers de ses caractères d’unité et de continuité harmonique. Le temps de la guerre est le temps d’une cohésion que la paix trahit bientôt. D’Alexandre le Grand, on a pu dire qu’après lui la terre était retombée dans le chaos. L’on doit entendre par là que, fidèle à Arès, « sapeur de murailles », il abattit bien des cités, mais comme Plutarque le prétend, il en bâtit, dans le même temps, soixante-dix nouvelles. On peint de la sorte le destructeur en fondateur. C’est le sens exact du mot « pacificateur », qui aspire à donner de la guerre un autre visage que celui de ses décombres et de ses charniers. Ce en quoi Scipion Émilien croit, c’est que le bouclier d’Achille est la seule représentation cohérente du monde. Voilà ce à quoi dut songer le destructeur de Carthage tandis qu’il la détruisait, à l’ordre qu’il instituait, à cette race punique qu’il désirait préserver de son irrationalité, qu’il avait punie pour lui inculquer le sens de l’harmonie. Il pensait à Héraclite, héros de son panthéon intellectuel. Mieux, il citait Héraclite. Détruisant pierre après pierre ce modeste comptoir phénicien devenu l’égale de Rome, il lui semblait recopier pour lui-même une phrase qui depuis toujours le hantait parce qu’elle lui plaisait et qu’il en saisissait le sens : « Un tas de gravats déversés au hasard : le plus bel ordre du monde. »
Merzbau
Dans Le Raid aérien sur Halberstadt, 8 avril 1945, Alexander Kluge évoque le programme du cinéma local, le Capitol, le jour de ce bombardement. À ce moment précis, la projection du film Heimkehr (Le Retour) est bouleversée par un phénomène d’une tout autre ampleur qui est la destruction de la ville. Mme Schrader, gérante du cinéma, va s’employer, contre toute logique, à déblayer les gravats avant la séance de quatorze heures. Toute projection était alors précédée d’une séance d’actualités. On y voyait l’avancée des armées et un festival de décombres. L’énergie que Mme Schrader dépense à faire disparaître les gravats obstruant l’écran a pour ambition de permettre la projection d’autres images de cataclysme. Elle n’accepte pas que la guerre en vienne à menacer le spectacle de la guerre. Elle regarde l’heure. Elle ne pense plus au repas du soir, aux discours de Goebbels. On lui demanderait quel est son siècle qu’elle marquerait un temps avant de répondre. Ne lui traverse l’esprit ni l’idée qu’elle assiste à la fin de quoi que ce soit, ni que les pralines de l’entracte ont probablement fondu. Elle ne pense pas au Reich de mille ans qu’elle ne connaîtra pas. Elle ne pense pas à Kurt Schwitters qu’elle ne connaît pas.
À Hanovre, à une centaine de kilomètres de là, la geste Dada fut incarnée par Kurt Schwitters, fondateur et unique membre du mouvement « Merz ». Cet artiste avait commencé quelque chose un matin de 1920, dans sa demeure, au n°5 de la Waldhausenstrasse. Il ramenait de l’extérieur résidus, rognures, ramas. Tout ce qu’il trouvait, il lui faisait une place dans son intérieur. Une partie des murs, puis leur intégralité, des parcelles de sol, puis toute sa surface, furent recouverts. Autour de blocs de plâtre, de planches, ces alluvions formaient volumes jusqu’à emplir la pièce. Des coulées stalagmitiques progressaient vers des pisolithes de plâtre. Des grottes se dessinaient, avant de disparaître occultées par de nouveaux dépôts. L’œuvre était cet encombrement.
Pour Irma Schrader, en ce 8 avril 1945, l’extérieur est un ailleurs. Elle l’a oublié. Elle est folle. Elle ne sait pas que 82% de la ville a disparu. Que des milliers de cadavres n’attendent plus des films d’actualité qu’ils leur apprennent ce qu’est la guerre. Tenant à bout de bras une pelle, elle s’attaque aux pyramides de plâtras qui montent jusqu’au plafond béant. Elle va vérifier vingt fois que les boîtes de pellicules du Retour n’ont pas été abîmées. Elle revient à son chantier. Elle, sa pelle, sa folie. Elle ne pense plus à son fils mort sur le front de l’est. La veille du bombardement sur Halberstadt, des nazis avaient peint sur les murs « Nous ne capitulerons jamais ».
La Colonne Schwitters envahit les pièces adjacentes. Le plafond une fois atteint fut percé afin que le tas puisse prospérer encore. Dix-sept ans passèrent, au rythme d’expansion du Merzbau, nom que l’artiste donna à cette empreinte en décombres de l’intérieur de sa maison. Jusqu’à devenir sa maison. Tous les étages avaient été transpercés jusqu’à atteindre le toit, lequel fut lui-même perforé. Les tuiles subirent la pression de la sculpture, la laissant s’échapper à l’air libre. En 1937, huit pièces de la maison étaient remplies. Année fatale, Schwitters dut quitter l’Allemagne. Il s’installa en Norvège. Il y entreprit la construction d’un nouveau Merzbau, détruit à son tour par les Allemands.
Irma Schrader ne réussit pas à déblayer les gravats qui masquaient l’écran. La séance n’eut pas lieu. Elle songea toujours avec rage à ces gravats qui l’avaient empêchée de projeter, ce soir-là, son film préféré. Le premier Merzbau de Kurt Schwitters, celui de Hanovre, fut détruit sous les bombardements de 1943. Sûrement dans la tempête de feu de la nuit du 9 octobre. L’asphalte se répandit en ruisseaux. Les façades à pignons s’effondrèrent, gravant sur la chaussée leur ornementation végétale. Quant au Merzbau, il ne laissa aucune trace, ne se grava dans aucune mémoire. Dans quoi auraient pu s’imprimer ces décombres de décombres ?
Couverture : Evgueni Khaldei, Bain de soleil à Sébastopol (la vie continue), 9 mai 1944