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La voie autochtone

Investigation par Bénédicte Ramade

Sommaire

L’ouvrage de Naomi Klein, Tout peut changer, paru en 2014, a eu entre autres mérites de parfaitement expliciter et analyser le rôle et l’impact des Premières Nations dans la lutte pour la préservation des territoires naturels contre l’avidité des grandes multinationales de l’extraction. Les pratiques artistiques autochtones sont-elles le reflet de cette situation qui confère un pouvoir inédit à ces populations minorées par la société canadienne ? Grâce aux standards artistiques et conceptuels établis à partir du précédent que constitue l’art écologique américain et grâce à la compréhension singulière du règne naturel dans la culture autochtone, l’analyse d’œuvres d’artistes canadiens permet d’envisager le renouvellement esthétique et politique de l’art écologique. Ce serait aussi une voie d’émancipation pour l’art autochtone souvent trop circonscrit à un circuit de diffusion et de discussion critiques.

[ 1 ]

This denomination can lead to some confusion. According to the literature, environmental art sees itself as an art of monumental installations where entire environments are imagined by artists; as producing artworks that take an environmental stance; or even simply as conveying a sense of nature. There seems to be no consensus and the nomenclature continues to grow. We will continue to use ‘environmental art’ for lack of better terms.

[ 2 ]

Sabine Rabourdin, Les sociétés traditionnelles au secours des sociétés modernes, Paris, Delachaux et Niestlé, 2005, p.31.

[ 3 ]

Frédéric Deroche, Les peuples autochtones et leur relation originelle à la terre, un questionnement pour l’ordre mondial, Paris, L’Harmattan, 2008, p.35.

[ 4 ]

Id., Ibid., p.47.

[ 5 ]

Naomi Klein, This Changes Everything, Great Britain, Penguin Books, 2015, p.372.

[ 6 ]

Id., Ibid., p.424.

[ 7 ]

Id., Ibid., p.428-429.

[ 8 ]

Id., Ibid., (p. 437).

[ 9 ]

Jean-Philippe Uzel, « L’autochtonie dans l’art actuel québécois. Une question partagée », Globe : revue internationale d’études québécoises, vol.17, n°1, 2014, p.38.

[ 10 ]

Id., Ibid.

[ 11 ]

Guy Sioui-Durand, « L’onderha », Inter, n°122, décembre 2015, p.4.

Depuis les années 1960, l’art a fait de l’écologie à la fois un médium et un sujet en suivant des stratégies qui, grâce aux fonctions testimoniales de l’image, empruntent autant à une position de sentinelle ou de procureur, qu’à une action pragmatique curative développée dans des environnements dysfonctionnels. Ces approches sont liées à une conception occidentale de la nature et de sa protection dont une pensée plus contemporaine de l’écologie dénonce l’anthropocentrisme et l’utilitarisme, appelant notamment à s’intéresser davantage à la sagesse et aux savoirs des peuples premiers disséminés sur différents continents. Leur conception de la nature de par la filiation qui les unit à elle engendre en effet des perspectives inédites pour les Occidentaux (culturellement séparés de la nature), et encourage la nécessité d’une mutation de l’écologisme. Dès lors, il semble légitime de partir à la recherche d’un art écologique autochtone et de tenter d’en définir les paramètres à partir de l’exemple pionnier de l’art écologique américain.

Conditions à l’apparition de l’art écologique

Parallèlement à l’essor d’une photographie environnementale, il existe effectivement aux États-Unis depuis les années 1960, un art écologique qui s’est donné pour mission de réhabiliter des terrains urbains pollués ou profondément affectés par l’empreinte de l’homme, un art qui conçoit des aménagements paysagers curatifs, l’engagement citoyen à une approche artistique tant conceptuelle que pragmatique. Cet art écologique, aussi labellisé Eco-Art ou Art Environnemental1, a émergé dans le sillage d’une prise de conscience médiatique et politique de la fragilisation de la nature notamment à cause de l’usage massif de pesticides dont les effets ont été dénoncés en 1962 par la biologiste Rachel Carlson dans son essai Silent Spring. Ce texte d’abord publié en feuilleton dans le New York Times vaut à son auteur de violentes attaques, plus que teintées de sexisme. Elles sont menées par l’industrie chimique jusqu’à la décision du Président Kennedy de lancer une enquête. L’ouvrage frappera les consciences et conduira la société américaine à amorcer son entrée dans l’ère de l’environnementalisme moderne. Ce dernier se divise entre les partisans du « conservationnisme » autrement dit une gestion raisonnée et une protection pragmatique des ressources, et les chantres du « préservationnisme », une vision conservatoire et non-utilitariste de la nature dite sauvage et idéalisée, la wilderness. Cette division, toujours valide, a régi l’approche anthropocentrique et non-anthropocentrique de l’environnementalisme moderne même s’il s’est diversifié, augmenté depuis les années 1980 d’une éthique et d’une philosophie environnementales.

Pratiques artistiques de l’écologie

Les œuvres de l’art écologique se sont inscrites dans cette approche avec des propositions tournées vers la redéfinition d’un lien entre la nature et la société. D’abord conceptuelles et muséales entre les années 1965 et 1980, les œuvres écologiques sont ensuite devenues monumentales et sont passées à l’action en prenant en charge la décontamination de sites urbains (Patricia Johanson, Alan Sonfist), en mettant au point des espèces hyperaccumulatrices afin de purifier les sols de métaux lourds (Mel Chin) ou en métabolisant des décharges pour les convertir en parcs publics (Mierle Laderman Ukeles). L’art écologique est un art profondément utilitaire et relationnel, écologique sans être militant pas plus qu’il ne cède à l’émotion suite à une catastrophe naturelle car l’art écologique est un art « froid » qui intervient dans des zones et des territoires délaissés, loin de tout sentiment d’urgence. Il déstabilise les conventions analytiques et critiques d’usage en prenant le contrepied de l’autonomie de l’art. Il se distingue nettement du land art, mouvement plus connu, avec ses réalisations paysagères, sans portée réhabilitative, à l’instar des installations temporaires de Christo ou de Michael Heizer. L’art écologique ne ménage pas ce genre d’effets grandioses qui ont fait le sel du land art. C’est un art laborieux, pérenne, qui échappe à l’instant médiatique pour se développer en osmose avec les cycles naturels. Il ne s’adresse pas à un spectateur en particulier mais à l’usager d’une communauté dans laquelle l’œuvre se déploie. Avec quel appareil critique et en vertu de quelles valeurs – esthétique, biologique, écologique, sociale, éthique ou toutes ensemble ? – gagnerait-on  à apprécier cet art porté sur l’expérimentation, la coresponsabilité et l’interdépendance écologiques ? La question n’a jamais été tranchée, abandonnant de fait ce mouvement artistique dans l’ombre de pratiques artistiques dites naturalistes malgré des innovations et une position tout à fait singulière et pertinente quant à l’utilité de l’art vis-à-vis des enjeux sociétaux et environnementaux actuels.

La nature des peuples autochtones

L’art écologique a placé au centre de sa pratique l’intérêt de la communauté plutôt que celui de l’individu, la communauté biotique plutôt que la nature sauvage et lointaine, le curatif plutôt que la démonstration spectaculaire. En cela, il est davantage conforme à la compréhension que nous avons actuellement en Occident de la relation que les peuples premiers entretiennent avec la nature, notamment en Amérique du Nord. L’ingénieure et ethno-écologue Sabine Rabourdin explique parfaitement qu’en orchestrant la protection de la nature, les Occidentaux se sont mis en position de surplomb, adoptant ainsi une « attitude dominatrice2 ». « Cette attitude protectrice, au même titre que l’attitude dominatrice, sous-entend que l’on se perçoive ou que l’on se considère « extérieur » à la nature. […] La protection est donc une autre forme de domination », écrit-elle. Conséquence : on a entretenu l’exploitation de la nature. La notion de propriété est bien sûr venue nourrir une domination et une inféodation néfaste, alors même que la notion de propriété est très exceptionnelle dans les cultures autochtones. A ce propos, le juriste et chercheur Frédéric Deroche précise : « Leur relation à la terre repose sur une vision holistique du territoire où le monde animal et le monde végétal possèdent une valeur intrinsèque et où les êtres humains sont partie intégrante de ce Tout. Si la supériorité de l’être humain lui vient de son stade avancé par rapport à d’autres éléments, les peuples autochtones considèrent que cela ne lui donne pas le droit d’exploiter, de maltraiter, voire de détruire la nature ; il a un devoir de bonne gestion et de respect3. » La conception autochtone de nature est donc celle d’une généalogie : les humains appartiennent à la nature et la notion d’interdépendance loin d’être un aveu de faiblesse est la pierre angulaire d’une société harmonieuse. La fusion y supplante le désir de conquête, les droits sont partagés, l’équité est primordiale. « Les hommes sont des éléments d’un Tout plus vaste. Pour les peuples autochtones, la terre n’est donc pas une simple étendue mais une partie du corps social4. » Malgré cette conception exemplaire d’une relation réciproque avec la nature et ses ressources, ainsi que la reconnaissance intellectuelle et scientifique de l’apport de telles conceptions, la situation reste complexe pour ces peuples.

Premières Nations canadiennes

Les Premières Nations sont dans une situation délicate, au Canada notamment. Leur reconnaissance ne passe pas par une forme d’affranchissement du joug colonial, toujours en vigueur. Les Premières Nations doivent toujours partager et négocier leur territoire, tout en s’employant à faire reconnaître leurs droits ancestraux sans vivre pour autant dans le passé. La bataille est tant morale que juridique, les peuples premiers réalisant leur extraordinaire pouvoir écologique au fur et à mesure que les approches écologistes habituelles des « Blancs » s’épuisent dans la lutte contre les industries pétrolières, gazières, minières et autres multinationales exploitant les ressources naturelles à fort potentiel économique. Dans Tout peut changer, Naomi Klein a le grand mérite d’expliciter et analyser le rôle et l’impact des Premières Nations dans la lutte pour la préservation des territoires naturels, en tout cas d’un certain équilibre écologique. Elle explique notamment qu’à la fin des années 1990 les plus hautes instances juridiques (Cour suprême du Canada) ont prononcé des jugements en faveur de ces Premières Nations. Ces arrêts reconnaissaient qu’en l’absence de traités signés entre les Autochtones et le Canada, les territoires relevaient d’un « partage » équilibré entre les parties concédées par les Premières Nations, partage qui induisait un usufruit des ressources en parfaite harmonie. Il serait légitime de considérer que l’accord est rompu par une exploitation indue ou de la détérioration des environnements. On reconnaîtrait ainsi aux Premières Nations la jouissance des terres.

Cependant, reconnaît Naomi Klein : « Au Canada, la période qui a suivi les jugements de la Cour suprême a été pour le moins tumultueuse. Les gouvernements fédéral et provinciaux n’ont pas fait grand-chose (voire rien du tout) pour garantir les droits que le plus haut tribunal du pays venait de reconnaître5. » Et l’auteur de s’interroger : « Personne ne dispose d’un meilleur arsenal juridique pour mettre un terme à l’expansion débridée de l’industrie des sables bitumineux que les Premières Nations vivant en aval, dont les territoires de chasse, de piégeage et de pêche, protégés par traités, sont déjà souillés. Tout comme aucun groupe ne dispose d’un meilleur arsenal juridique pour stopper la ruée vers le forage dans l’Arctique que les Inuits, les Sames et d’autres peuples autochtones du Grand Nord dont les moyens de subsistance sont menacés par d’éventuelles marées noires. Mais peuvent-ils réellement exercer ces droits6 ? »

Ecologie : un futur autochtone

La réalité est en effet complexe. Ces petites communautés n’ont pas les moyens juridiques et financiers des grandes pétrolières. Ni la force de refuser les offres d’emploi qu’engendrent ces industries, les promesses d’investissement en infrastructures qu’elles font miroiter. Comment dès lors conjuguer le développement matériel, l’accès à une amélioration matérielle et l’innocuité environnementale lorsque dans les réserves, les conditions de vie s’approchent de celles des pays du tiers-monde ? « Là encore, le déséquilibre des forces en présence est stupéfiant. Avec ses quelques 1 000 membres et un budget de fonctionnement d’à peine 5 millions de dollars, la première nation des Chipewyans d’Athabasca fait face à l’État canadien et à Shell, qui compte 92 000 employés dans plus de 70 pays et a enregistré des revenus mondiaux de 451,2 milliards en 2013. […] Voilà des années que les gouvernements et l’industrie misent sur cet écart entre droits et moyens, entre ce que stipule la loi et la capacité de populations appauvries à imposer des contraintes à des organisations immensément plus puissantes qu’elles7. »

Le dilemme est d’autant plus critique que les ONG et groupes de défense environnementaux « blancs » ont eux aussi repéré le potentiel des communautés autochtones, ce pouvoir que leur confèrent leurs droits ancestraux territoriaux bien qu’ils ne soient pas strictement appliqués. Ainsi, le futur écologique dépasse-t-il de loin les strictes frontières des réserves et touche-t-il les populations canadiennes. Grâce aux Autochtones, ces communautés allochtones qui ne parviennent pas à se faire entendre des gouvernements provinciaux et fédéraux, jouiraient d’un levier éthique et juridique bien plus puissant afin de stopper des projets d’exploitations dits extractivistes (du gisement au transport de matières fossiles par oléoducs). D’un côté, cette alliance inédite constitue une reconnaissance des Premières Nations, de leurs droits, de leur histoire, d’un pouvoir inusité pour ces communautés minorées pendant des décennies. De l’autre, on peut déplorer un nouvel effet pervers du colonialisme qui irait chercher une vertu autochtone dont il dépouillerait les peuples, sans rien leur offrir en échange si ce n’est la satisfaction d’avoir une nouvelle fois servi les « Blancs » comme à la grande époque de la conquête de l’Amérique du Nord qui s’est faite grâce aux connaissances des « Indiens ». « Les non-Autochones devront devenir les partenaires que leurs ancêtres n’ont jamais été, en remplissant la panoplie de promesses faites aux Autochtones, que ce soit en partageant le territoire, en finançant des systèmes de soins et d’éducation ou en créant des opportunités économiques ne mettant pas en péril le droit des Premières Nations de vivre selon leurs modes de vie traditionnels8. » explique Naomi Klein. La lutte contre le changement climatique et la détérioration de l’environnement passe par ces alliances presque contre-nature entre non-Autochtones et Premières Nations, un vivre-ensemble inédit qui reste encore à inventer tant ces communautés se connaissent mal.

Des stratégies d’hybridation conventionnelles…

De là, le désir de rechercher les signes d’une pratique artistique écologique autochtone qui serait à l’image de ces mutations récentes recensées par Naomi Klein. Des conceptions de la nature si opposées ne pouvaient qu’engendrer des pratiques différentes. Compte tenu de la vitalité du mouvement Idle No More, des signes politiques actuels d’une meilleure compréhension des spécificités autochtones ou bien encore du fléchissement du pouvoir des grandes pétrolières en raison de la récente baisse du prix du baril, on aurait pu penser qu’une déferlante écologique se serait abattue sur la scène artistique autochtone. L’écologie se doublant d’une revendication territoriale, elle se retrouve mêlée dans un imbroglio politique et économique que peu d’artistes arrivent à formuler sans didactisme dans leurs pratiques. Les pratiques documentaires classiques ne sont pas rares. Par exemple, Ben Powless (Indien Mohawk, citoyen des Six Nations de l’Ontario) dont les photographies montrent les répercussions des exploitations de pétrole des sables bitumineux de l’Alberta pour les communautés Cris, Déné et Métis. De même, le film de Damien Gillis et Fiona Rayher, Fractured Land (2015), propose une enquête à travers le parcours de l’avocat Caleb Behn qu’on suit dans son combat contre les grandes pétrolières installées en Alberta.

Aujourd’hui, le droit d’accès à une eau potable et la préservation des cours d’eau, constituent un des leviers juridiques pour ces communautés contre les multinationales. L’auteur et artiste Tanya Harnett à l’aide d’une teinture rouge met en scène la pollution aux hydrocarbures qui affecte les ressources en eau des communautés autochtones. Pour sa série Scarred/Sacred Water (qui joue de la proximité entre scarifiée et sacrée), Tanya Harnett s’est rendue en 2011 au cœur de cinq réserves de la province de l’Alberta. Elle y a découvert des communautés occupées à réparer les dégâts industriels qui ravagent leurs eaux. L’utilisation de cette teinture épaisse, presque visqueuse (loin de la transfiguration des eaux du Grand Canal vénitien devenues complètement vert acide un jour de 1968 grâce à l’action dissidente de l’Argentin Nicola Uriburu), permet de rendre visible des contaminations peu facilement détectables à l’œil nu mais bien concrètes pourtant. Cette action veut témoigner des outrages subis par les Albertains et trouver un écho auprès d’autres Premières Nations souvent mal informées entre elles en raison de leur éparpillement.

Visuellement, la série évite un didactisme et l’artiste lui-même maintient la tension : il surenchérit sur la pollution. Cette « mission » citoyenne répond à un ressort politique et activiste plus conventionnel, et renvoie à la manière dont l’artiste d’ascendance salish, Lawrence Paul Yuxweluptun, peint depuis les années 1980 des situations ubuesques et surréalistes inspirées par l’actualité politique et environnementale qui affecte sa Nation. À partir de l’identité graphique de la culture salish, l’artiste concocte des saynètes qui tournent en dérision des situations comme lorsqu’il confronte un homme-divinité à un couple de scientifiques en blouse blanche tentant de reboucher le trou dans la couche d’ozone avec des moyens dérisoires (Red Man Watching White Man Trying to Fix Hole in the Sky, 1990). Lawrence Paul Yuxweluptun articule son iconographie autochtone à une critique directe de l’exploitation des terres et ressources autochtones et signe une œuvre engagée.

… à une résolution autochtone singulière

À ces stratégies visuelles plutôt frontales, s’ajoutent des œuvres qui architecturent la complexité même de la question écologique à la condition économique et la situation politique des communautés autochtones. Ainsi, l’artiste algonquine installée à Montréal Nadia Myre a-t-elle évoqué à plusieurs reprises le rapport à la terre et à la nature de ces communautés ainsi que leurs revendications territoriales. Dans Journey of the Seventh Fire (commencée en 2008), elle aborde plus spécifiquement l’exploitation des territoires autochtones par les grandes compagnies énergétiques canadiennes. Les logos d’Alcan (fleuron de l’industrie de l’aluminium), d’Hydro-Québec (l’EDF québécois), de Frontenac Ventures et de Cameco (grandes minières productrices d’uranium) sont réalisés en perlage suivant le savoir-faire indigène ancestral, une technique laborieuse et minutieuse qui fonctionne ici comme la métaphore du combat mené par les Premières Nations. « Les perles sont le matériau de prédilection de Nadia Myre […] et renvoient directement aux ceintures wampums, faites de perles en coquilles de palourdes, qui servaient aux Premières Nations à sceller des ententes économiques et des alliances politiques, ou plus largement à marquer un respect mutuel entre des partenaires, entre autres avec les nouveaux arrivants européens. Myre fait ici référence, comme l’indique le titre de l’œuvre, à une ceinture wampum particulière, celle de la prophétie des Sept Feux, confectionnée à la fin du XIVe siècle (avant, donc, l’arrivée des Européens) et conservée dans la communauté de Kitigan Zibi (Maniwaki) à laquelle l’artiste appartient9 », explique l’universitaire montréalais Jean-Philippe Uzel. Il se trouve que la plupart de ces compagnies dont Nadia Myre reproduit les logotypes simples aux couleurs franches tirent leur profit de terres qu’ils exploitent indument comme Frontenac Ventures.

En forant sur des territoires algonquins en Ontario, la firme s’est retrouvée au cœur d’une action entreprise par l’union de plusieurs communautés des Premières Nations en 2007. L’artiste s’appuie sur ces réalités qu’elle articule à la fameuse Prophétie des Sept Feux. « Cette prophétie ancestrale, mise pour la première fois par écrit par Edward Benton-Banai en 1979 [The Mishomis Book. The Voice of the Ojibway], relate l’histoire de sept prophètes apparus à la nation anishinabée, lui prédisant les sept grandes étapes de son destin (chacune correspondant à un feu), y compris sa lutte pour la survie face aux nouveaux arrivants européens. Cette prophétie, qui s’étend sur plusieurs siècles, est toujours en cours de réalisation : nous achèverions actuellement la septième étape (le septième feu), qui est marquée par le choix crucial que doivent faire les « Blancs » : soit poursuivre la voie de développement qu’ils ont jusqu’alors empruntée et qui finira par causer d’immenses maux à tous les habitants de la planète, soit sceller une nouvelle forme d’entente entre les êtres humains construite sur le respect des peuples, la paix et la fraternité10. » Pour ce faire, remplacer le matérialisme par la spiritualité peut s’avérer être une solution. C’est pourquoi l’œuvre de Nadia Myre ne se revendique pas une condamnation acrimonieuse, ni incrimination, mais comme un appel subtil à un changement de façon de voir et d’être, rejoignant les aspirations de courants de pensée portés par une Naomi Klein et toute une nouvelle garde écologique.

L’art autochtone semble ainsi pouvoir incarner une voie prometteuse afin d’opérer une mutation politique de l’art écologique et, par un effet de ricochet, de réexaminer ses positions essentielles et pionnières, injustement mésestimées jusqu’à présent. Il est avant tout à l’image de cette transition vers une écologie régénérée par la sagesse autochtone et sa compréhension d’une interdépendance harmonieuse. Se pose cependant la condition de diffusion de ces pratiques autochtones car elles sont pour l’instant cantonnées à un circuit relativement confidentiel, du moins presque strictement canadien. Or, c’est en s’inscrivant sur un territoire international que ces pratiques gagneront en puissance, émancipant la nécessité politique de leur message du seul terrain identitaire et local afin de s’inscrire dans une dimension plus universelle qui décuplera leur pertinence et puissance politique. « La vision du monde écologique des Amérindiens va devenir une référence altermondialiste globale dans de nombreuses réflexions grâce à des personnalités et à des groupements allochtones11 », c’est aussi ce que semble entendre le sociologue de l’art Guy Sioui-Durand, membre de la nation des Hurons-Wendat. Mieux qu’une prophétie, une promesse.

Couverture : Pexels, Roberto Nickson

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