Il serait difficile de nier que les ruines occupent une place de plus en plus grande dans l’imaginaire de notre temps. Nous ne parlons pas ici des ruines antiques et gothiques, mais de l’espace délabré des villes contemporaines, comprenant les usines désaffectées, les gares abandonnées, tous les lieux oubliés de la modernité.
L’aura noire d’une ville comme Detroit, Pompéi actuelle de la désindustrialisation, nimbe chaque bâtiment délaissé du monde. Elle est devenue en quelque temps la Mecque de l’exploration urbaine, dont le Detroit’s Michigan Theater transformé en parking représente le cube de la Kaaba autour duquel tournoient les nouveaux pèlerins du Hajj de la dévastation urbaine. Toutefois ce n’est pas vers ce type de ville-là que nous allons nous tourner. La ruine industrielle appartient encore pour une grande part au culte classique du monument effondré. Elle en rejoue la grandeur passée, l’évocation nostalgique de la civilisation fragile et mortelle. Dans les colonnes d’un temple ruiné ou dans les usines en friche, ce sont encore les beaux restes d’un Empire que l’on loue. A Detroit même, ce n’est bien entendu plus la fin de Rome ou d’Athènes qui est célébrée dans sa décrépitude, mais l’obsolescence du progrès technique, les rêves de la société moderne et industrielle. Or cette dernière s’inscrivait – et s’inscrit encore – dans le projet de l’édification monumentale. Le primo-capitalisme bourgeois singeait – tout en la dénonçant – l’aristocratie et ses désirs de gloire immortelle en bâtissant pour l’éternité les palais de cristal et les Tour Eiffel de l’avenir. Il poursuivait le but d’une construction solide, illustre et admirable qui devait, physiquement et symboliquement, asseoir sa puissance. Il n’est plus sûr que nous nous trouvions encore dans cette configuration mentale.
Nous sommes entrés dans le troisième âge de la ruine. Après le temps des ruines antiques, puis celui ces ruines modernes, voici l’ère de la ruine instantanée, de la ruine du présent lui-même qui, née de l’urgence et vaincue par elle, ne dure plus, mais s’efface au moment même de son édification. Si la modernité construisait encore pour le futur, voulant conforter sa puissance et son règne en inversant l’autorité de l’antique – autorité que ses ruines accentuaient loin de le dévaluer – dans l’idéal à venir, l’hypermodernité, à mille signes, paraît avoir entièrement renoncé à cette ambition séculaire et s’attache avant tout à élever à la va-vite des bâtiments qui répondent aux exigences du seul présent. Le régime temporel même de l’architecture commerciale contemporaine, à quelques exceptions près, s’est rétréci aux points passagers de l’instant. L’urgence, plus que la vitesse, a modelé le rapport au monde et servi de facteur unique à la construction sociale. Certes la conscience écologique d’une conservation sur le long terme de l’environnement naturel et humain paraît contrebalancer cette fièvre du présentisme, mais, paradoxalement, elle peut également l’accentuer en favorisant l’édification de bâtiments légers, modulables, démontables et précaires. Aussi, des deux côtés, du côté du néocapitalisme modelant l’espace humain comme du côté de la préservation de la nature, voit-on proliférer des constructions éphémères. Entre l’hôtel discount et la cabane déplaçable, entre le hangar décoré de la zone commerciale et le caisson recyclé par l’éco-architecture, c’est le même adieu à l’assise. Certes les raisons de cette instabilisation du territoire ne sont pas les mêmes, et il serait absurde de les confondre : rentabilité à court terme ou souci environnemental. Mais les résultats, du point de vue de l’attachement de l’homme à des bâtiments et des lieux stables qui l’inscrivent durablement dans le monde et le soustraient pour un temps au flux létal de toutes choses, ne sont pas si éloignés. En effet, il y a là une mutation spectaculaire du rapport à l’habitation qui était censée assurer une certaine pérennité humaine dans le monde et ses paysages. Si les bâtiments hypermodernes sont plus fragiles, mortels et passagers que les hommes qui les élèvent, si leur durée de vie est plus courte que la leur, qu’advient-il de la relation fondamentale qu’ils ont tissé pendant des millénaires ?
Les ruines hypermodernes n’appartiennent plus à ce cycle de la grandeur dévastée. Nul besoin, dans leur cas, de guerres ou de catastrophes pour les produire. Pour une raison simple et évidente : la manière dont les bâtiments sont construits ne leur permet pas de devenir des ruines au sens classique du terme. Ces constructions sont si précaires et fragiles qu’elles se détériorent dès qu’elles sont abandonnées et ne peuvent donc donner lieu à une ruine qui, comme nous l’avons vu, nécessite une certaine constance du dégradé. Est-ce à dire que le nom même de ruine ne leur convient plus ? En un sens oui puisque ce type de construction à bas coût et avec des matériaux de mauvaise qualité n’est pas assez solide pour devenir un vestige rovinique. Lui manque la capacité de perdurer au-delà de son usage, à savoir de se dégrader lentement. Ce qui frappe en effet dans l’architecture marchande qui, depuis plus de cinquante ans, recouvre les périphéries urbaines, c’est sa pauvreté matérielle et symbolique. Hangars décorés, centres commerciaux, stations-services, pavillons de banlieue, bref l’ensemble des constructions de l’hypercapitalisme de la rentabilité immédiate par la sur-consommation à crédit, tout cela possède un air provisoire et le plus souvent misérable. Comme un bâtiment dont l’espérance de vie est de vingt ans peut-il prétendre devenir une ruine ? Même cette possibilité de la dégradation lui est refusée. Le temps ne peut même plus inscrire en lui les marques de la décomposition. Par où l’on voit d’ailleurs que, selon la logique paradoxale que nous avions soulignée, cette même dégradation n’était pas si accablante dans le cas d’une ruine classique puisqu’elle promouvait en même temps le bâtiment désolé en objet esthétique. Mais dans le cas d’une architecture aussi jetable que les produits de consommation qu’elle contient, cela n’est plus envisageable. Ces bâtiments sans qualité des zones commerciales, et de ce qui les entoure et contient les zones clients, ne se dégradent pas lentement et majestueusement selon le processus contradictoire de la ruinification, ils disparaissent tout simplement de la surface. Dès qu’ils sont abandonnés, et ce pour des raisons essentiellement marchandes, ils s’évanouissent. L’année dernière il y avait encore cet entrepôt recouvert de logos, aujourd’hui il n’y a plus rien, que la dalle de béton qui le supportait comme une architecture temporaire.
C’est que les constructions contemporaines, à quelques exceptions près, sont l’expression directe d’une modification de notre rapport social au temps. Il est à peine besoin de souligner que notre époque a fait du présent le mode temporel essentiel de sa relation à elle-même et à ce qui l’excède. Cette obsession de la satisfaction immédiate, qu’elle soit interpersonnelle, économique ou culturelle, voire religieuse, témoigne d’une distorsion du temps au profit de la simple urgence. L’architecture subit cette inflexion vers le très court terme et incorpore sans le vouloir les nouvelles injonctions pressantes de la flexibilité, de l’adaptabilité et de la mobilité permanentes, bref la loi du flux. A l’exception des projets privés ou publics qui réfléchissent à l’inscription durable du bâti dans une nature fragile, finie et épuisable, la plupart des constructions de l’hypermodernité assument de manière décomplexée leur caractère obsolète et fugace. Elles ne cherchent plus à s’établir dans le monde, mais l’occupent – et le dégradent – temporairement. Par ce rejet de la stabilité et de la forme, cette architecture peut être dit acosmique. En effet, elle ne cherche ni à se fondre dans un monde ni à fonder un monde. Son refus de toute stase, la livre entièrement au flux acosmique du marché. Relevant de la pure consommation, à savoir de la destruction, elle disparaît avec elle, et ne cherche pas à faire œuvre au-delà de cette simple jouissance instantanée.
Le rapport à la ruine en est complètement inversé. Par définition, la ruine présuppose l’édification préalable d’un bâtiment, son usage et son usure. On pourrait même distinguer cinq phases fondamentales de la vie d’un bâtiment : sa conception, sa construction, son inauguration, son utilisation puis sa dégradation. Les constructions actuelles de la suburbia hypercapitaliste révoquent cet ordre logique. Dans leur cas, la ruine ne succède pas à la construction comme son devenir mortel, elle lui est consubstantielle. Comme le remarque Robert Smithson dans Une visite aux monuments de Passaic, New Jersey (1967), où l’artiste américain explore la banlieue de New York, les monuments de moindre importance qu’il observe sont des « ruines à l’envers ». Dans le « panorama zéro » sans centre ni périphérie, les constructions banales « ne tombent pas en ruine après qu’elles aient été construites, mais elles s’élèvent en ruines avant même de l’être ». Ces ruines à l’envers de « ce monde construit à la hâte » ne font pas l’effort de résister au temps en s’érigeant comme stables mais se montrent par avance dans leur obsolescence présente. Autrement dit, le construit ne contient pas en soi comme une possibilité essentielle sa propre ruine, mais il est et apparaît déjà comme une ruine. La ruine, c’est-à-dire l’acheminement (dé-)graduel vers le rien qui se stabilise pour un certain temps en un objet identifiable, n’est pas présente dans le bâtiment hypermoderne comme un destin à venir, ce qui crée justement cette tension si palpitante de sa vision, tension que l’on repère déjà à des multiples signes avant-coureurs (usures, effondrements, dégradation, etc.), elle est la présence elle-même sans passé ni futur, elle adhère totalement à ce qui est bâti. Ce n’est pas ce que l’homme a érigé qui se détériore ; c’est qu’il érige à présent la détérioration elle-même. En annulant l’opposition du chantier et de la ruine, à savoir la logique même de l’achèvement et de sa dégradation, la construction contemporaine élève des monceaux de gravas. Telle est la ruine instantanée, la ruine qui précède la ruine et ne peut devenir ruine puisqu’elle l’est déjà.
Ce n’est pas la première fois dans l’histoire de l’architecture que l’homme construit des ruines. Au XVIIIème siècle, les jardins à fabriques, inspirés du style pittoresque anglais, se répandent en Europe. Afin d’égayer parcs et promenades, on bâtit de fausses ruines, tour à demi effondrée, temple écroulé, etc. Mais il s’agit là de constructions factices qui affichent leur caractère de simulacre. Ce ne sont pas de véritables ruines, mais des signes de ruines qui ne sont pas éprouvés comme ruines, mais comme trompe-l’œil. Ce que nous nommons ruines instantanées, où l’instant signifie à la fois l’immédiateté de la reconnaissance et la durée de vie quasi nulle, ne relèvent pas de cette simulation et du jeu citationnel. Elles sont ruines dans la mesure où elles sont construites comme des architectures du presque rien assumé. C’est pourquoi la question traditionnelle de la dégradation ne se pose pas pour elles. On peut faire ici la parallèle entre le rapport contemporain que nous avons à la ruine et celui que nous entretenons avec la mort. De même que, depuis cinquante ans, notre sensibilité supporte de moins en moins la présence physique de la mort et par conséquent l’exhibition, l’inhumation et la vénération du mort qu’elle tente de réduire au minimum, de même elle efface ses bâtiments comme elle incinère en cinq minutes ses cadavres. Comme les défunts, les bâtiments ne meurent pas, ne meurent plus, ne vivent pas leur vie de mort qui implique une épreuve durable de la séparation et un temps de deuil, mais s’évaporent en fumée. La vogue occidentale de l’incinération s’explique par ce dégoût progressif de la décomposition lente du corps, de sa présence et de sa place. Ce sentiment d’obscénité de la mort se diffuse aux bâtiments eux-mêmes. Nos abris précaires s’éclipsent avec nous. L’urgence, qui les a édifiés selon les critères exclusifs de l’efficacité et de la rentabilité, les fait aussitôt disparaître. C’est que, pour devenir une ruine classique, ces architectures devraient posséder à tout le moins une certaine solidité et la prétention symbolique de durer. Mais c’est justement ce qui leur défaut. C’est comme si elles possédaient en elles-mêmes une obsolescence programmée, un principe d’autodestruction interne. En effet la construction suburbaine est incapable de se projeter, même matériellement, dans le temps ; sans stase, elle est continuellement prise dans le flux précarisant des adaptations à un marché tout aussi volatile. L’urgence, qui est ce nouveau rapport social au temps et qui n’est pas que la conséquence de l’accélération physique, soustrait cette architecture au monde, à savoir à l’ordre stable, comme au temps long, et lui confère le seul mode d’existence de l’instantané, à savoir la phénoménalité clignotante du fantôme. Ce qui apparaît et disparaît sans laisser de traces. L’explorateur urbain, si avide de fouiller dans les poubelles de l’histoire, est ici contrarié. Dans la suburbia en état de décomposition immédiate et qui ne laisse rien subsister derrière soi comme vestiges admirables, il n’y a rien à découvrir, à collecter, à archiver. Alors que les ruines traditionnelles et modernes ont toujours été des mines ouvertes où, par nécessité ou pillage (la limite est ténue), les vivants allaient prélever pour leur propre usage des matériaux, des éléments, des impressions, les ruines instantanées laissent le champ vide.
Cette architecture jetable est donc aussi périssable que les produits de consommation qu’elle contient. Elle se décompose en même temps qu’eux. C’est une sorte d’architecture-emballage qui est consommée en même temps que ce qu’elle emballe. A la différence notoire des emballages normaux de produits consommables qui se dégradent lentement et, de ce fait, possèdent un coup environnemental préoccupant en raison de cette persistance polluante, l’architecture-emballage est thanato-dégradable, à savoir qu’elle s’éclipse avec sa fin. Elle fait donc voler en éclat la prétention millénaire de l’architecture de vivre au-delà son architecte. Car elle ne laisse presqu’aucune trace, ni dans le monde matériel (à part la chape de béton qui la soutient) ni surtout dans le monde symbolique, où l’homme a déjà accepté depuis longtemps le caractère caduque de ces constructions commerciales qui l’entoure de partout et dont il voit quotidiennement la disparition spontanée. Certes, en un sens, cette disparition est une bonne chose. Ces architectures sont si éphémères et si pauvres, parfois moins solides que leur maquette de présentation, que leur conservation ne leur conférerait de toute manière aucune valeur supplémentaire, même à l’état improbable de ruine. L’homme contemporain ne regrette pas l’éclipse répétée de ces hangars et boîtes qui, n’ayant aucune qualité, ne méritent pas de durer et de s’inscrire dans sa mémoire. Mais c’est là justement ce qui est préoccupant : l’acceptation présente et désabusée du rien. La ruine instantanée correspond à tous ces bâtiments provisoires qui sont conçus, construits et vécus comme des coquilles fragiles, vides et sans valeur, des emballages fantomatiques dont la péremption est quasi immédiate.
Texte produit par Arnaud Maguet & Hifiklub en 2015 pour le projet « On Dirait le Sud » (sept films sur DVD + bande originale sur disque vinyle + exposition au Musée des Beaux-Arts de Toulon).