Nakagin Capsule Tower
environnement

Architecture, 25 octobre 2019

Nakagin Capsule Tower

L’impermanence de l’architecture
La Nakagin Capsule Tower

Investigation par Chloé Fricout

Sommaire

Après avoir découvert la maquette dans une exposition au Centre Pompidou Metz en France à la fin de l’année 2017, Chloé Fricout et Thibault Capéran visitent plusieurs fois la Nakagin Capsule Tower lors d’une résidence à Tokyo. Projet architectural résolument utopique, le bâtiment, construit en 1972 par l’architecte japonais Kisho Kurokawa, est depuis plusieurs années menacé de démolition. Destruction ou conservation, l’automne 2019 devrait voir scellé le sort de cette tour iconique.

[ 1 ]

Le mouvement métaboliste est lancé lors de la World Design Conference de 1960, à travers la publication d’un manifeste radical intitulé Métabolisme : proposition pour un nouvel urbanisme. Autour de Kurokawa et Kikutake, fondateurs du groupe métaboliste, on retrouve Masato Otaka et Fumihiko Maki architectes, Noboru Kawazoe critique d’architecture, Ekuan Kenji designer industriel, et Kiyoshi Awazu graphist

[ 2 ]

“People always admired the Katsura Detached Palace: they worshipped it during the first phase, then when the second phase was completed they said it was perfect beauty, and then again after the second extension. At each stage, people said it was perfect beauty. (…) Perfect as a constantly changing process. Impermanent beauty, immaterial beauty. So we found a new theory. European beauty was supposed to be eternal, but perhaps we could discover a new aesthetic based on movement”, extrait de l’entretien de Kisho Kurokawa mené par Rem Koolhaas et Hans Ulrich Obrist dans Project Japan Metabolism Talks…, Taschen 2011, p 383.

[ 4 ]

“We were talking about Ise as an invisible continuity’’extrait de l’entretien de Kisho Kurokawa mené par Rem Koolhaas et Hans Ulrich Obrist dans Project Japan. Metabolism Talks…, Taschen 2011, p. 385.

[ 5 ]

« Intentional impermanence », Aki Ishida, Metabolic Impermanence in the Nakagin in Inflection, Journal of the Melbourne School of Design, nov. 2017.

https://www.researchgate.net/publication/330533049_Metabolic_Impermanence_The_Nakagin_Capsule_Tower

[ 7 ]

‘‘Just as an astronaut is protected by a perfect shelter from solar winds and cosmic rays, individuals should be protected by capsules in which they can reject information they do not want thereby allowing an individual to recover his subjectivity and independence”. Extrait de Capsule Declaration, publié en 1969 dans SD Magazine. http://www.kisho.co.jp/page/209.html

[ 8 ]

« The capsule is intented to institute an entirely new family system centered on individuals… the housing unit based on a married couple will desintegrate », extrait de Capsule Declaration, publié en 1969 dans SD Magazine. http://www.kisho.co.jp/page/209.html

Bordée par une voie rapide surélevée et deux rues étroites, la Nakagin Capsule Tower se dresse à la lisière du quartier de Ginza, cœur battant de Tokyo. Constitué de deux tours en béton sur lesquelles viennent se greffer 140 capsules aux dimensions identiques, cet immeuble à la silhouette si singulière, répond à un principe relevant à la fois de la tradition japonaise et de l’innovation la plus radicale : une architecture impermanente. Quarante-sept ans après sa construction, nous la découvrons entièrement recouverte d’un filet de sécurité, telle une relique d’un futur antérieur flamboyant.

La philosophie de l’impermanence

Conçue en 1972 par l’architecte Kisho Kurokawa, la Nakagin Capsule Tower est un des rares exemples de l’architecture métaboliste à avoir été construit et à être toujours debout. Ce mouvement se développe dans le Japon de l’après-guerre, période complexe qui allie un bouleversement de l’identité japonaise consécutif aux atrocités de la Seconde Guerre mondiale, un rejet de l’architecture du début du xxe siècle, dite « giyofu », fondée sur un style occidental, et la reconstruction du pays à grande échelle. Face à l’injonction des pouvoirs publics de bâtir le Japon de demain, les architectes proposent une synthèse entre les traditions d’une culture millénaire et une avant-garde portée par une forte croissance économique. Le point d’orgue du mouvement métaboliste sera l’Exposition universelle d’Osaka en 1970.

Le Métabolisme naît en 19601, sept ans après la découverte de la double hélice de l’ADN, dont le motif est repris par Kisho Kurokawa dans son projet d’extension de Tokyo sur la mer, intitulé Helix City. Mais les jeunes architectes du mouvement s’inspirent aussi de l’héritage bouddhiste en s’appuyant notamment sur l’idée du rinne, concept qui signifie la « roue de la vie » et qui les amène à penser l’architecture et le développement urbain suivant l’idée d’un temps cyclique infini. Ce concept mobilise un imaginaire biologiste où la Nakagin Capsule Tower devient une architecture-arbre : un tronc central rassemble tous les fluides, tandis que les capsules, telles des feuilles, constituent des habitats individuels à durée de vie limitée.

Planche de travail. C.Fricout et T.Capéran. De haut à gauche à bas en droite : croquis de K.Kurokawa in Works of Kisho Kurokawa, 1970. Boîtes à lettres de la Nakagin Capsule Tower. Construction de la Nakagin Capsule Tower. Plan d’Helix City de Kisho Kurokawa ; bourgeons ; plan en collage d’Helix City.

Pour transposer en architecture l’idée d’une régénérescence perpétuelle, Kisho Kurokawa développe une métaphore biologique tout en s’appuyant sur deux joyaux du patrimoine national : la Villa Impériale de Katsura et le sanctuaire d’Ise. La première a été bâtie au xviie siècle, au cours de trois périodes successives de construction, puis une dernière étape de rénovation. Chaque phase de transformation a été saluée comme étant l’aboutissement d’une perfection architecturale. Ce que Kurokawa interprète ainsi : «  À chaque étape, les gens disaient que c’était d’une beauté parfaite. […] Parfait comme un processus de changement constant. Beauté impermanente, beauté immatérielle. Nous avions donc découvert une nouvelle théorie. La beauté européenne est supposée être éternelle, mais nous pouvions peut-être découvrir une nouvelle esthétique fondée sur le mouvement 2.  » Ce mouvement est aussi celui qui rythme les reconstructions régulières du sanctuaire d’Ise. Haut lieu du shintoïsme, ce sanctuaire est entièrement détruit et reconstruit tous les vingt ans3. Le temple actuel datant de 2013, en est la 62e version. « Nous parlions d’Ise comme d’une continuité invisible4 », explique Kurokawa. Là où la culture occidentale met l’accent sur des matériaux d’origine, sur ce qui est tangible et visible, les Japonais s’attachent au site et à la transmission de gestes et de savoir-faire. Les métabolistes se mesurent ainsi à l’architecture européenne en proposant une avant-garde solidement ancrée dans des références traditionnelles.

C’est à partir de ces deux exemples que Kisho Kurokawa a conçu des capsules d’habitation à durée de vie limitée, une vingtaine d’années dans le cas de la Nakagin Capsule Tower. L’architecte nomme cela « l’impermanence intentionnelle5 ». Il s’agit d’une obsolescence programmée qui permet de renouveler régulièrement une cellule d’habitation au profit d’un nouvel équipement. La volonté de conserver la Nakagin Capsule Tower installe donc d’emblée un paradoxe : réhabiliter un immeuble dont le principe même est la transformation continue.

Bertrand Benoit, Nakagin Capsule Tower. Image © Bertrand Benoit — bbb3viz.com

La maquette d’une société

Lorsque à l’automne 2017, nous visitons l’exposition Japan-ness au Centre Pompidou Metz, nous découvrons la maquette de la Nakagin Capsule Tower6 qui, contrairement au bâtiment tokyoïte, ne compte pas deux tours mais quatre. L’utopie qui se profile avec cette maquette n’est donc pas celle d’un bâtiment mais bien celle d’un système urbain et, par conséquent, d’une société tout entière.

Pour les métabolistes, la transformation perpétuelle se conçoit au sein d’une mégalopole. En cette seconde moitié de xxe siècle, les villes ne cessent de croître souvent de manière incontrôlée et à un rythme effréné. La réponse des métabolistes, qui deviendra leur fer de lance, est celle d’un urbanisme alliant méga-infrastructures pérennes et habitat préfabriqué interchangeable. Ainsi les villes se développeraient autour d’axes routiers horizontaux et de tours ou d’ensembles de terrasses superposées destinées à accueillir un habitat temporaire. Avec deux tours centrales en béton armé et 140 capsules d’habitation démontables, la Nakagin Capsule Tower en est la concrétisation.

Si ce système urbain ne s’est pas développé, l’idée d’une ville en renouvellement constant est une analyse partagée par de nombreux architectes contemporains. Pour Toyo Ito, héritier du métabolisme, la vie d’un bâtiment s’achève dès lors qu’il n’est plus fonctionnel. Un des exemples les plus connus est le cas de la White U qu’il construit en 1976 pour un commanditaire privé. Vingt-et-un ans plus tard, la maison ne correspondant plus aux besoins de la famille, le propriétaire en accord avec l’architecte, décide de la faire détruire. La régénérescence urbaine n’est pas planifiée à l’échelle d’une ville, elle est organique et a lieu au rythme du cycle de vie, on dirait aujourd’hui du cycle d’« usages », de chaque édifice. En ce sens, la Nakagin Capsule Tower pourrait être démantelée en vue de la construction d’un immeuble répondant aux normes et standards actuels.

Une architecture cyborg

Dans les années 1970, encouragé par une croissance économique sans précédent, Kisho Kurokawa, propose un système de développement urbain planifié, en prenant comme module de base la capsule. Avec l’engouement pour la recherche spatiale propre à cette période, l’architecte pense la capsule à partir de l’habitat de l’astronaute. « A la façon d’un astronaute protégé des vents solaires et des rayons cosmiques dans un refuge parfait, les individus devraient être protégés dans des capsules où ils peuvent refuser les informations dont ils ne veulent pas ce qui leur permettrait de retrouver leur subjectivité et leur indépendance7. »

Capsule spatiale, l’habitat de la Nakagin est un refuge pour l’homme moderne assailli d’informations. Elle est le cocon dans lequel le salary man, l’employé de bureau, se glisse pour dormir, éventuellement se nourrir, s’informer ou se recentrer sur lui-même. Télévision, enregistreur audio et téléphone : les technologies de l’information les plus récentes sont intégrées dans les parois des studios. En 1969, quelques années avant la construction de la Nakagin Capsule Tower, Kisho Kurokawa publie Homo movens, essai dans lequel il théorise cet homme nouveau, un individu « augmenté » des fonctions technologiques de son lieu de vie et dont la liberté suprême est la mobilité. L’habitat devient une prothèse, à mi-chemin entre la coquille d’escargot et la puce implantée sous la peau : c’est l’architecture cyborg.

Nozomi Suzuki, Capsule Obscura. 2014. © Nozomi Suzuki

Au fur et à mesure de notre enquête, nous comprenons que chaque décision architecturale est l’application dans l’espace d’une utopie sociétale. « La capsule est une tentative pour instituer un système familial entièrement nouveau, centré sur les individus… l’unité d’habitation basée sur le couple marié se désintègrera 8», prédit Kurokawa. La capsule est l’outil de planification urbaine destiné à inaugurer une nouvelle société. Si la Nakagin Capsule Tower atteste aujourd’hui de l’échec de ce dessein, le bâtiment fait date dans l’histoire de l’architecture internationale. Après la Nakagin Capsule Tower, Kisho Kurokawa, poursuit ses recherches sur le micro habitat tout en abandonnant l’idée d’un logement mobile. En 1979, il inaugure le Capsule Inn Osaka, premier hôtel capsule dont le concept s’est répandu dans tout le pays.

Franchir la porte

Le jour dit, nous nous présentons dans le hall de la Nakagin Capsule Tower. Takami Sugawara qui loue une capsule dans la tour, nous y attend. Nous la suivons dans l’escalier puis empruntons la coursive intérieure qui relie les deux tours. Un bruit de fuites d’eau accompagne chacun de nos pas, tandis que des portes condamnées pour cause de danger d’effondrement se succèdent dans ce labyrinthe vertical. Seules quelques paires de chaussures rangées sur des paillassons, un parapluie ou un snowboard trahissent la présence de locataires. Nous nous arrêtons devant une porte.

Nous pénétrons pour la première fois dans une capsule tout en longueur. Sa superficie, est d’à peine 10 m². La paroi de gauche est composée de rangements en aggloméré blanc dans lesquels sont incrustés les appareils électroniques d’origine. A droite, une cabine en plastique constitue la salle de bains dont le design arrondi évoque autant l’univers marin que la cabine spatiale. Enfin, et c’est sans conteste l’élément graphique le plus remarquable, face à nous la grande fenêtre ronde, aux dimensions si particulières, retient notre attention. Nous flottons au-dessus du vide, à l’avant-poste d’un observatoire urbain.

Nous poursuivons notre visite et, grâce à notre hôtesse, plusieurs habitants nous ouvrent la porte de leur capsule.

Noritaka Minami, Model, 2010. Maquette de la tour distribuée pour commémorer l’ouverture du bâtiment en 1972. © Noritaka Minami

Tanaka Shintaro nous explique que le plus difficile a été de trier ses affaires en vue de son emménagement car seulement la moitié pouvait être rangée dans cet habitat si réduit. Un an plus tard, son rapport à la consommation a beaucoup évolué et il dit apprécier cette contrainte d’espace. Lorsque Tanaka se tourne vers la fenêtre ronde, son espace s’agrandit d’un coup, lui ouvrant une perspective jusqu’au jardin Hamarikyu et le rivage de la baie de Tokyo. Quand il passait devant la Nakagin Capsule Tower, cet étrange bâtiment lui faisait penser au film de Stanley Kubrick, 2001, l’Odyssée de l’espace (1968). Maintenant qu’il y habite, la tour lui évoque davantage Blade Runner de Ridley Scott (1982). Fuites d’eau, problèmes de ventilation et d’isolation, Tanaka a limité les nuisances d’une insalubrité grandissante moyennant quelques astuces. Il reste néanmoins convaincu que la tour doit être conservée et réhabilitée car elle est un des rares bâtiments historiques du quartier de Ginza.

Un étage plus haut, dans la capsule A805, réside Taka Masuda. Lorsque nous le rencontrons, il revient de la douche collective. Suite à l’arrêt définitif du gaz à cause installations trop vétustes, cette dernière a été installée à l’extérieur du bâtiment, dans un module Algeco. Taka était d’abord locataire d’une autre capsule, puis il a acquis la A805 pour six fois moins cher que le prix payé par la précédente propriétaire dans les années 1990. Au-delà du faible coût, il apprécie la proximité avec son lieu de travail et les restaurants du quartier. La superficie réduite de la capsule correspond à l’éthique qu’il s’est choisie : s’entourer de peu d’objets pour se concentrer sur l’essentiel.

Tomoyuki Kawamura a acheté sa capsule sur Internet à un prix très bas. Il ne la découvre qu’un an plus tard, percée de fuites d’eau. Après l’avoir rénovée, il s’y installe puis s’habitue aux gouttes qui réapparaissent. Il voudrait pouvoir changer de capsule. A quelques détails près, nous reconnaissons l’appartement de Tomoyuki Kawamura photographié par Noritaka Minami et publié dans son ouvrage intitulé 1972 9. Photographe japonais installé aux États-Unis, Noritaka Minami photographie depuis dix ans l’intérieur des capsules sans leurs habitants. Les images forment une série qui dresse le portrait intérieur de la Nakagin Capsule Tower: derrière une façade modulaire répétitive, les intérieurs révèlent une variété d’utilisations de l’espace prenant à contrepied le logement sériel imaginé par Kisho Kurokawa.

Aya, jeune écrivaine, nous accueille dans une capsule qui, au premier abord, semble vide. Une fois assis sur le tapis, nous comprenons que l’élément replié est un lit. Derrière la porte d’entrée, un ensemble de petites et moyennes boîtes Muji combinées entre elles, constitue l’unique rangement de la capsule. Suivant les enseignements du zen, Aya n’acquiert que les éléments qu’elle juge essentiels. En 2010, elle découvre la Nakagin Capsule Tower au sein de l’exposition Metabolism the City of the Future du Mori Art Museum de Tokyo. A la fin de sa visite, elle décide d’y habiter. Depuis, elle s’émerveille chaque jour de la beauté de son immeuble.

Pour Nobuko Nakano, la capsule de Kurokawa est un objet d’art. Elle a décidé de l’acquérir pour l’intégrer à sa collection d’œuvres. C’était pour elle une façon de passer à une autre échelle, celle d’une architecture dans laquelle elle peut se fondre et qui l’extrait du monde. Elle s’y rend rarement mais aime garder en tête la sensation du lieu, celle d’un fœtus dans le ventre de sa mère.

Fasciné par le bâtiment, Tadayuki Maeda a acheté sa première capsule pour pouvoir entrer dans l’immeuble. En 2010, il crée le Nakagin Capsule Tower Preservation and Regeneration Project et commence à œuvrer à la réhabilitation de la tour, accompagné d’un groupe d’habitants. Outre un travail de médiatisation du bâtiment et d’interpellation des pouvoirs publics, Tadayuki rénove ses capsules pour les louer, repeuplant ainsi l’immeuble et gagnant, peu à peu, des voix au sein du conseil de copropriété. Professionnel de la publicité, il souligne également l’intérêt touristique et donc économique du bâtiment. Brad Pitt, Keanu Reeves et bien d’autres célébrités sont déjà venus visiter la tour, réaffirmant ainsi son statut d’icône de l’architecture.

Pourtant, nombreux sont les habitants qui ont choisi de résider dans cet immeuble car l’absence d’eau chaude, de gaz, de climatisation et d’isolation, fait que les loyers sont bon marché. La tour devient un îlot vertical presque marginal au sein du quartier de Ginza dont le foncier demeure un des plus élevés du monde. Sur les 140 appartements que compte la Nakagin Capsule Tower, trente capsules sont utilisées en logement, quarante servent de bureaux, trente autres sont utilisées comme hobby rooms (espace de loisirs) par leurs propriétaires et les quarante restantes sont insalubres et donc inoccupées. L’état de délabrement de la tour et sa localisation dans l’hypercentre tokyoïte ont attisé l’intérêt de plusieurs promoteurs immobiliers qui voient dans le terrain occupé par l’immeuble l’opportunité d’une opération rentable.

Noritaka Minami, l’extérieur de la Nakagin Capsule Tower telle qu’elle apparaissait 2015. Photographie de la série 1972, © Noritaka Minami

Le destin d’une icône

En 2007, un investisseur projette de détruire la Nakagin Capsule Tower pour y bâtir un nouvel immeuble qui offre des parties communes de meilleur standing et une plus grande surface habitable par appartement. Il obtient l’assentiment de 80 % des propriétaires, minimum nécessaire pour acter la destruction de l’édifice. Si, sous la plume de Kurokawa, la Nakagin Capsule Tower répond à une utopie libératrice, elle s’avère proposer des espaces de vie résolument contraignants. L’autonomie de chaque capsule a pour corollaire une grande rigidité de l’habitat : les tours centrales concentrent l’ensemble des circulations de fluides qui sont inaccessibles pour la moindre réparation individuelle. L’espace de la capsule ne peut être ni transformé pour accueillir le confort actuel (isolation, cuisine…) ni modulable pour s’adapter aux changements de situation du propriétaire. Les appartements, autonomes les uns des autres, sont et demeurent destinés à une seule personne, sans parler de leur état de détérioration. Alors que le démantèlement de la tour était sur le point de commencer, la crise des subprimes de 2008 frappe le Japon et entraîne la faillite de l’entreprise de démolition. La tour reste debout.

En 2018, le Nakagin Group, promoteur immobilier à l’origine de la construction de la tour, cède l’ensemble de ses parts à la jeune société CTB GK qui obtient les voix nécessaires à la destruction de l’immeuble. Pourtant, l’entreprise fait face à une nouvelle résistance reposant sur des enjeux patrimoniaux dont l’influence, qui semblait minime, grandit depuis 2010 et tente de s’imposer face à une très forte pression financière. L’intérêt toujours plus vif pour l’œuvre de Kurokawa, comme pour celle des métabolistes et pour l’architecture japonaise moderne donne lieu à des reportages au Japon et partout dans le monde. En 2019, le Pritzker, prestigieux prix d’architecture, est décerné à Arata Isozaki, autrre architecte japonais qui participa au mouvement métaboliste. 2019 est aussi l’année où, treize ans après avoir inscrit la Nakagin Capsule Tower sur sa liste du patrimoine moderne, le Docomomo Japon alerte sur l’éventualité d’une destruction de cet emblème de l’architecture japonaise et l’ajoute à la liste de Patrimoines en danger. Cet intérêt grandissant pour l’édifice de Kurokawa correspond à une évolution de la conception japonaise du patrimoine contemporain, mais également à la renommée internationale de la tour. En juillet 2019, Jiji Press, une agence de presse japonaise généraliste, annonce que le sort de la Nakagin Capsule Tower n’est finalement pas encore scellé et pourrait bien l’être à l’automne après qu’une entreprise étrangère a entamé des négociations avec le récent acquéreur du terrain10.

Si la bataille pour sa préservation s’avérait victorieuse, resterait à mener celle des modalités de sa réhabilitation. S’agira-t-il de retrouver l’état originel du bâtiment, et d’aller ainsi à l’encontre de son principe de transformation continue ? A l’inverse, faudra-t-il confier à un architecte contemporain le soin de dessiner des capsules en adaptant les enseignements de Kurokawa à notre époque ? Les discussions s’annoncent vives. Indépendamment de sa valeur patrimoniale, la Nakagin Capsule Tower est une source de réflexion pour des enjeux contemporains incontournables : densification des mégalopoles, transformation de la cellule familiale, habitat urbain individuel, mobilités urbaines, architecture de développement durable, etc. Parcourir la tour, en arpenter les escaliers et résider dans une capsule est une façon sensible d’envisager les réponses apportées par Kurokawa. Cette expérience constitue un véritable enseignement philosophique et spatial qui disparaitrait avec une transformation drastique de la tour. Cette transformation demeure pourtant nécessaire pour rendre l’édifice à nouveau sain et confortable. Immeuble de logement ou immeuble-musée, les modalités de la réhabilitation de la Nakagin Capsule Tower dépendront des fonctions qui lui seront attribuées.

L’aura de la tour tient aussi aux références populaires qui l’accompagnent dès sa construction. Jeune architecte prodige à la silhouette élégante, Kisho Kurokawa posait régulièrement pour des magazines de mode, côtoyait le monde médiatique et en connaissait parfaitement les rouages. Premier communicant de ses projets d’architecture, il a inauguré la Nakagin Capsule Tower avec le slogan : The dawn of the capsule age, « l’aube de l’ère des capsules ». Parallèlement à la construction de la tour, Kisho Kurokawa a développé une véritable narration autour du bâtiment, un storytelling élaboré à partir de références traditionnelles et futuristes. Le temple d’Ise, la Villa impériale de Katsura, la philosophie bouddhiste, les nouvelles technologies, l’avènement des cyborgs, les missions spatiales, l’ADN…. Kisho Kurokawa a érigé un immeuble baigné d’imaginaires partagés, habilement relayés par des médias de masse en pleine expansion. Il a ainsi conféré à la Nakagin Capsule Tower sa puissance évocatrice toujours opérante.

Photographie publiée dans l’ouvrage Invisible City, Pierre-Jean Giloux, Zéro2 et Solang éditions, Paris, 2018. Au premier plan une reconstitution de City in the Air d’Arata Isozaki. © Pierre-Jean Giloux

Au cinéma, dans l’art actuel ou dans l’univers de la BD, la Nakagin Capsule Tower est source d’inspiration. Dans sa vidéo Invisible Cities: Metabolism Part 1, premier volet d’un quadriptyque urbain, l’artiste français Pierre-Jean Giloux imagine ce qu’aurait pu être Tokyo si de nombreux projets métabolistes avaient essaimé à travers la mégalopole. Dans une déambulation aérienne, mélange d’images de synthèse et de plans vidéo, l’artiste nous plonge dans l’atmosphère d’une ville que nous reconnaissons tout en découvrant des bâtiments qui n’ont jamais été construits et qui prennent vie : les immeubles de Helix City de Kisho Kurokawa ou ceux de City in the Air d’Arata Isozaki se fondent dans le Tokyo actuel au point que le Shizuoka Press and Broadcasting Center de Kenzo Tange et la Nakagin Capsule Tower deviennent à leur tour des bâtiments dont on ne sait s’ils sont imaginaires ou non. C’est une promenade dans Tokyo au milieu de fantômes architecturaux et d’édifices réels. Le futur de la Nakagin Capsule Tower sera peut-être à chercher dans cet espace flou où l’accumulation d’images remplace l’existence réelle du bâtiment.

Cette recherche a reçu le soutien de TOKAS (Tokyo Art and Space) et de l’Institut français à Tokyo en 2018.

Couverture : Nakagin Capsule Tower. © Laika ac

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