Par le prisme de son expérience personnelle aux Ateliers de la Cité à Marseille, Léo Guy-Denarcy dresse l’inventaire d’actions menées ces trois dernières décennies par des artistes dans l’environnement des logements sociaux. Entre profonde naïveté, échecs complets et tout de même quelques réussites, la relation de l’art aux grands ensembles est piégée car semée de fausses évidences.
Project Unité (1er juin – 30 septembre 1993) ABR Stuttgart, T. Arefin, F. Armaly, Art Orienté Objet, J. Barry, C. Von Bonin, T. Burr, Clegg & Guttmann, N. Coates, J. Currin, S. Dillemuth, M. Dion, P. Doig, K. Ericson & M. Ziegler, A. Frémy, C. Geoffroy, D. Gonzalez-Foerster, R. Green, S. Helm, J. Isermann, M. Krebber, C. Lévêque, T. Locher, E. Miralles, R. Möller, J. Morrisson, T. Mouraud, C. P. Müller, P. Parreno, R. Petitbon, P. Ditta, F. Roche, M. Rosler, K. Saylor, R. Schöttle, J. Simon, O.Védrine, H. Zobernig
Esthétique relationnelle, Les presses du réel, 1998.
« Project Unité à Firminy, entretien avec Yves Aupetitallot », May n°12, 2014.
Créée en collaboration avec le philosophe Uwe Fleckner.
Conçue en collaboration avec l’écrivain français Christophe Fiat.
Les artistes qui sont intervenus à La Bricarde sont Yazid Oulab, Jean-Marc Munerelle, Charlie Jeffery, Stefan Eichhorn, Guillaume Louot et Nathanaël Abeille. Marielle Chabal, Dejode&Lacombe, Bertille Bak, Ishem Rouaï et Estelle Fonseca ont pour leur part travaillé au sein de la Cité de Fonscolombes.
Ville en banlieue de Paris.
Ville en banlieue de Paris.
Cité en banlieue de Marseille.
Je suis entré pour la première fois à La Bricarde dans le 15e arrondissement de Marseille, début juin 2014, armé d’un emploi aidé à temps partiel et d’une activité de commissaire d’exposition et de critique d’art. Je travaillais à l’époque pour une association et une fondation issue d’un regroupement de bailleurs sociaux du sud de la France. Peut-être pensait-on que le lumpenprolétariat (« sous-catégorie du prolétariat » en allemand) culturel que j’incarnais s’entendrait à merveille avec les déclassés des quartiers nord de Marseille. Sur le papier, il s’agissait d’accompagner et de coordonner un ensemble d’ateliers mis à la disposition d’artistes au sein du parc de logements sociaux de la ville, en vue de réaliser une série d’œuvres pérennes, amenées à s’inscrire dans le bâti.
J’ai été accueilli ce jour-là par un jeune homme à demi assoupi dans un fauteuil club sous un soleil de plomb. Il ne transpirait pas contrairement au Parisien que je suis, en nage, perdu à la recherche du bâtiment F. Il m’a demandé mes papiers d’identité. J’ai tendu mon passeport. Il me l’a rendu. Cette scène proche d’un Théâtre de la cruauté m’intriguera et m’amusera longtemps jusqu’à ce qu’un collègue, à la rentrée de septembre, m’en fournisse l’explication. Il s’agissait de vérifier si j’appartenais ou non au service de police de la Brigade Anti-Criminalité (BAC). Au cours des quatre années de cette riche expérience une bonne part des habitants m’appelleront d’ailleurs « L’gars d’la BAC », un surnom qui me collera à la peau et pris comme un sobriquet affectueux.
Deux ou trois choses que je sais d’elle
C’est grand. Les Grands Ensembles ne sont pas à taille humaine. On y déambule comme des souris et l’on s’y perd souvent. Au regard de la critique contemporaine, s’il me paraît intéressant de mettre l’accent sur ces « diplodocus repoussants » et sur leur histoire visuelle, c’est en raison de leur irréductible et permanente actualité.
Il demeure difficile de définir les grands ensembles. Le terme apparaît dans les années 1950, sous la plume de l’ingénieur et urbaniste français Maurice Rotival. Le projet urbain que ce terme englobe est cependant un objet aux contours mal définis. Toujours est-il que l’histoire visuelle de cet objet, les images ou son imaginaire implicite, relèvent au sein de la société du registre légendaire. Nous sommes passés du symbole de la modernité au monstre architectural. À partir d’une définition vague, ces deux aspects se sont accompagnés d’une production artistique riche et surprenante. Elle est notamment marquée, dans un premier temps, par une fascination pour le Bauhaus et son souci de « standardisation » puis, par un rejet des espaces modélisés, nourris d’une vision parfois mélancolique et souvent idéaliste.
Alors, entre fascination et dégoût, il s’agit ici d’analyser les actions et représentations àl’œuvre dans ces espaces de ségrégation des classes pauvres et populaires, ces espacesinsaisissablesqui expriment, dès leur origine, la dispersion d’un groupe issudes taudis et des fortifs.
Le film Deux ou trois choses que je sais d’elle de Jean-Luc Godard témoigne, dès 1967, de la difficulté de montrer et de filmer les grands ensembles.
« Apprenez en silence deux ou trois choses que je sais d’elle. Elle, la cruauté du néo-capitalisme. Elle, la prostitution. Elle, la région parisienne. Elle, la salle de bains que n’ont pas 70 % des Français. Elle, la terrible loi des Grands Ensembles. Elle, la physique de l’amour. Elle, la vie d’aujourd’hui. » Voilà ce que nous dit la bande-son du film. Il en ressort une difficulté à parler de ce grand ensemble, à le montrer et à l’illustrer, à l’image de cette mise en scène, à la moitié du film, de la maquette d’une cité posée sur une pelouse à quelques mètres des bâtiments eux-mêmes, et réalisée avec des paquets de lessive et des boîtes de gâteaux.
Un lieu à part
Quelques plasticiens ont ainsi saisi le logement social, sa réalité comme de son imaginaire troublé et dégradé. Il s’agit alors pour eux de tenter de saisir les multiples enjeux de cette réalité sociale et de sa représentationspécifiquement centrées sur le logement collectif, le terrain vague ou la périphérie qu’ils saisissent comme autant de paradigmes théoriques.
Ainsi, les trois décennies passées permettent d’observer un tournant participatif qui pourrait signifier une reprise en main du social autour d’un constat : le discours artistique reprocherait au discours social de rester obstinément attaché aux catégories existantes, et de se concentrer sur les micro-gestes politiques aux dépens de l’immédiateté sensuelle de l’art comme lieu potentiel de désaliénation. Moyennant quoi, de deux choses l’une : soit la conscience sociale domine, soit c’est le droit de l’individu à remettre en question la conscience sociale. Le rapport de l’art au social serait soit étayé par la morale sociale, soit sous-tendu par la liberté créative. Ainsi, la fin des années 1980 et le début des années 1990 marquent un tournant dans la représentation du logement social comme dans leur appréhension par la sphère artistique. L’approche proposée par l’artiste new yorkaise Martha Rosler fait état d’une nouvelle démarche qui naît avec le tournant néo-libéral des politiques publiques américaines.
En 1990, il y avait entre 70 000 et 80 000 sans-abri à New York et 250 000 personnes risquaient de perdre leur logement au sein du parc immobilier. Les réductions drastiques des dépenses sociales liées au social housing, ainsi que le taux d’inflation croissant dû à la crise financière mondiale de la fin des années 1980 et aux suppressions d’emplois, ont entraîné une paupérisation rapide des classes moyennes et inférieures.
En tenant compte de ce nouveau contexte, la série d’expositions If You Lived Here… (1990) de Martha Rosler associe non seulement la politisation des années 1970 à la politique plus hermétique du nouvel institutionnalisme, mais se situe aussi à l’aube d’une exploration artistique centrée sur la production d’éléments concrets et abstraits.
If You Lived Here… prend l’aspect d’un parcours artistique à entrées multiples. L’artiste fait se côtoyer des zones de discussion, des salles de lecture, et même une publication conçue comme un laboratoire du projet. A l’apport théorique de l’artiste s’ajoutent des expositions plurielles et thématiques qui nourrissent visuellement son propos. Elle y insère un travail transversal qui va au-delà du champ artistique. En contrepartie, elle propose une pratique nourrie de recherche de terrain et de pensée critique qui engage l’artiste dans un diagnostique de la culture, de la société, le tout dans une pratique artistique politiquement singulière.
Culture visuelle
Un nouveau regard du territoire des grands ensembles est notamment sensible dès 1999, à Marseille, avec le début de la série Grand Littoral (1999-2003) par Valérie Jouve. Pendant européen des travaux de Martha Rosler sur l’appréciation d’un territoire en mutation, la série est réalisée dans une perspective sociologique et anthropologique caractéristique de l’artiste. À l’aspect monumental du bâtiment, Jouve répond par les visages des habitants, par leur déplacement et leur circulation sur le territoire de la cité et de ses environs. Grand Littoral est constitué d’un film et d’une série de photographies donnant à voir le chantier du centre commercial du même nom et les habitants qui vivent autour.
Le hasard veut que Valérie Jouve ait photographié La Bricarde à cette occasion. De fait, la cité où j’ai eu l’occasion de travailler n’a plus rien à voir avec la réalité présentée par la photographe. La Bricarde, totalement abandonnée par les pouvoirs publics, n’a fait que se dégrader, à deux pas de l’un des plus grands centres commerciaux d’Europe. L’homme dans la vidéo, qui, pour rentrer chez lui, traverse une autoroute quatre voies, ne préfigure-t-il pas l’isolement qui menaçait le site ?
À cette représentation vivante répondent Les Grands ensembles de Pierre Huyghe (1994-2001), œuvre pensée comme la reconstitution sous forme de maquettes d’un paysage urbain de la fin des années 1970. Dans un crépuscule permanent, deux tours semblent dialoguer au travers d’un étrange code lumineux émis par le clignotement des téléviseurs derrière les fenêtres. Huyghe pense ainsi l’isolement produit par la politique du logement et l’absence d’univers social de ces habitats, rendu encore plus sensible par une rue déserte. L’ambition de l’artiste dans cette vidéo « c’est l’image hallucinée d’un moment sans représentation, celui de la politique des grands ensembles, une hallucination molle comme pouvait l’être ces interludes télévisés venus combler les moments de faiblesse d’un programme ». Il s’agit de dresser le portrait et de dessiner les contours d’une politique publique comme d’un processus d’aménagement du territoire.
Une expérience singulière
En 1993, le commissaire Yves Aupetitallot organise à Firminy le Project Unité au sein d’un immeuble en déshérence de la Cité Radieuse de Le Corbusier1. La rencontre avec la critique institutionnelle, c’est-à-dire la volonté de penser et de produire l’art en dehors des sentiers battus des musées et des centres d’art. Il fait aujourd’hui encore figure d’OVNI politique et artistique. Les « salles » de l’exposition sont pour certaines des appartements encore occupés, tandis que les œuvres se font l’écho, ce n’est pas un hasard, de l’émergence de pratiques contextuelles. Yves Aupetitallot réunit pour cette exposition un groupe d’artistes venus de Cologne, proche de la galerie Nagel, ainsi que les pionniers de l’Esthétique relationnelle, conceptualisée par Nicolas Bourriaud en 20012.
« Cologne est l’espace privilégié de croisement avec la scène new-yorkaise issue du Whitney Program et de l’enseignement de du théoricien américain Craig Owens. Touchés par la crise marchande et par l’abandon des différents programmes publics aux États-Unis, ces artistes, Renée Green, Mark Dion, Andrea Fraser ou d’autres poursuivent leur carrière sous des auspices européens qui semblent plus favorables. Parmi eux, Fareed Armaly a joué un rôle majeur dans la constitution de cette scène comme dans le projet de Firminy3. » C’est en ces termes qu’Yves Aupetitallot raconte l’alignement des planètes qui a été nécessaire à ce projet qui souffre malheureusement d’une faible documentation.
Certains critiques ont rapidement avancé l’hypothèse d’une proximité entre le Project Unité et la pensées du Kontext Kunst qui, dans les années 1990, a mis en avant les conditions formelles, sociales et idéologiques de toute creation. Selon Yves Aupetitallot, « son voisinage le plus fort semble probablement celui de ‘l’espace métaphorique’ du modèle français, un ‘espace’ qui inscrit le fait culturel dans la sphère publique, notamment au travers d’un regard porté sur les avant-gardes politiques. » Il s’agit également dans ces projets de couvrir un spectre curatorial et théorique qui va de la critique institutionnelle à un possible regard sur la marchandisation grandissante des mondes de l’art. C’est ce qui peut être présenté sous le terme du in between, l’entre-deux d’une position curatoriale qui conduit l’organisateur à se situer entre différents champs de recherche, différentes générations d’artistes et différentes typologies d’expositions.
Communauté restreinte
Le Bataille Monument de Thomas Hirschhorn conçue en 2002 pour la Documenta XI de Kassel est probablement, avec son alter-ego avignonnais le Deleuze Monument (2000), l’une des œuvres les plus médiatisées des travaux participatifs réalisés au sein des grands ensembles. Il s’agit d’une installation dédiée au penseur français Georges Bataille qui se compose de huit éléments interconnectés : une sculpture en bois, une bibliothèque4,une exposition5 des ateliers, un studio TV, un stand de boissons et de sandwichs, un système de transport conduisant les visiteurs et les habitants du quartier vers la Documenta. L’archivage du projet se fait via un site web avec les photographies prises par les webcams disséminées dans l’installation.
Plus qu’un objet artistique, l’objectif est de créer « un espace et un temps consacrés au dialogue » selon les termes de Hirschhorn. Ce monument précaire est pensé pour être habité par les visiteurs qui le feraient vivre avant de sa démolition. Du fait de sa destruction programmée et malgré sa portée globale (il s’adresse à tous), le Monument ne touche finalement qu’une communauté restreinte et semble dialoguer par contraste avec la monumentalité des bâtiments. Si Hirschhorn cherche, à terme, à créer une communauté ouverte et semble penser une « co-signature » des œuvres avec les habitants ou, du moins, une co-construction, il insiste dans ses propos paradoxalement sur le « je » en tant qu’artiste ou auteur.
L’œuvre fonctionne comme un temps de restitution plus que de construction, soumettant aux habitants une idée préalable à la réalisation : fabriquer un monument dédié à Georges Bataille. Les quelques images qui demeurent du projet d’Hirschhorn choisissent de laisser les bâtiments en arrière-plan pour se focaliser sur la dimension collective et participative du travail, préfèrant montrer un groupe en train de construire, de consulter et de discuter.
Thomas Hirschhorn a composé au total quatre œuvres qui constituent la série des Monuments : le Spinoza Monument (Amsterdam, Midnight Walkers and City Sleepers, 1999) ; le Deleuze Monument réalisé en 2000 pour l’exposition La Beauté en Avignon au sein de la Cité Champfleury ; le Bataille Monument (Documenta, Kassel, 2002) et le Gramsci Monument (New York, 2013). Lors de leurs installations respectives, ces projets ont fait l’objet de nombreuses discussions sur leurs intentions et sur la possibilité de les intégrer dans des territoires périphériques. L’œuvre de Thomas Hirschhorn se situe en ce sens aux prémices des expériences « communautaires » au sein du logement social mais aussi des débats artistiques et politiques inhérents, notamment au lendemain de La Beauté, qui a vu un pan des artistes rattrapés et rejetés par la réalité sociale qu’ils pensaient accompagner.
Le Deleuze Monument est en effet démonté avant la fin de sa réalisation, l’œuvre ayant été vandalisée et les relations avec le voisinage devenues exécrables. Il est ainsi entré dans une certaine légende de l’art contemporain sous les traits d’un projet inachevé qu’Anna Dezeuze qualifiera comme A missed encounter (Une rencontre ratée). Pourtant, et malgré cet échec, Hirschhorn se voit comme un travailleur social. En prenant le parti de se présenter ainsi, il s’agit pour lui de valoriser un travail de proximité, directement sur le territoire, notamment via le relais des associations et des habitants. Il participe « pleinement » à la vie des cités et des lieux investis pour ses Monuments. Nous le voyons ainsi discuter avec les jeunes sur le terrain, participer aux temps de présentation et de restitution. Les projets menés dans ces quatre pays mettent ainsi en exergue une « recette » participative et sociétale : trois installations sur quatre ont vu le jour dans un parc de logements sociaux.
D’une dimension participative à un travail collaboratif
Les artistes danois Rasmus Nielsen, Bjørnstjerne Reuter Christiansen et Jakob Fenger réunis sous le nom Superflex lancent en 2000 la première web télévision du Royaume-Uni (The Superchannel), depuis le plus ancien grand ensemble de Liverpool, le Coronation Court. Une photo des bâtiments en piteux état sert d’arrière-plan au « studio » où invités et journalistes réalisent des interviews des habitants de la cité. Sur cette chaîne, plus de la moitié des programmes sont consacrés à l’histoire de la cité, aux problèmes quotidiens que les habitants rencontrent comme aux enjeux liés à l’habitat social de la ville, le tout à la veille d’une importante réhabilitation. Les chroniqueurs ont été formés à la prise de vue et à la pratique de l’interview.
The Superchannel est le fruit d’une collaboration entre la Foundation for Art and Creative Technology (FACT) et le Housing action trust (HAT) qui gère le site. Les artistes évoquent la mise en place d’une « agence », terme fréquemment utilisé dans les milieux artistiques anglo-saxons du moment, et qui prend ici un sens particulier. Dès l’origine le projet s’inscrit dans la durée avec un agenda sur plusieurs années, des salariés et une équipe pérenne. Il s’agit de la seconde expérience de web télévision initiée par le collectif, la première ayant eu lieu à Artspace 1% à Copenhague. Le projet des artistes danois est pensé, ici comme ailleurs, dans une autonomie des acteurs, ce qui lui permet d’exister grâce à l’autogestion des participants. Superchannel cesse ses activités en 2005 mais le programme Tenantspincontinue à émettre aujourd’hui encore.
La particularité du projet de Superflex au sein du grand ensemble de Coronation Court est d’avoir su passer d’une dimension participative à un travail collaboratif par le biais de la formation et de la professionnalisation, permettant d’écrire et de penser la contemporanéité du site tout comme son histoire. Le projet s’extrait ainsi de ce que l’historienne et critique d’art Claire Bishop nomme « les enfers factices » (Artificial Hells) de l’art participatif au profit d’un travail collaboratif et inclusif. Ainsi, les inévitables étapes conflictuelles du projet, les différences de stratégies et l’implication de chacun sont gérées collectivement et rendent possible la pérennité du projet.
Les Ateliers de la Cité
Les Ateliers de la Cité sont des résidences d’artistes organisées par la Fondation d’Entreprise Logirem et l’association Sextant et Plus dans les Cités de La Bricarde et de Fonscolombes de la ville de Marseille.
Le projet initial est lancé en 2009 dans le 15e arrondissement avant d’être « essaimé » dans le 3e. À Marseille, La Bricarde fait figure de repoussoir. Cité durablement marquée par le trafic de drogue et les règlements de comptes, voisine de la légendaire cité de la Castellane (surtout connue pour avoir vu grandir Zinédine Zidane), elle est bordée par le centre commercial Grand Littoral et par les camions de CRS qui interviennent régulièrement. Les Ateliers de la Cité se sont tenus à La Bricarde de 2009 à 2016 et à Fonscolombes de 2014 à 2017 recevant douze artistes au sein d’ateliers dans les espaces alloués par la Fondation6. Dix œuvres ont été produites par les artistes, neuf ont été installées dans les espaces des deux cités et un livre de fiction a été publié par Marielle Chabal (Alter Zeitgeist, édition Sextant et plus, 2014).
Trois œuvres réalisées à La Bricarde ont trouvé un écho particulier aussi bien auprès de la critique d’art qu’auprès des habitants. Il s’agit premièrement du travail mené en 2012 par le duo gethan&myles. L’ensemble comprend un livre (Time Machine), une sculpture dans l’espace public (Fin) et une vidéo (L’arrêt), traitant chacune de l’histoire des habitants et des bâtiments. Fin (l’aileron) contient 366 dates de naissance des habitants de la cité gravées dans le plexiglas d’un cadran solaire. En 2014, l’œuvre Le Parlement de Stefan Eichhorn est venue remplacer une ancienne pergola délabrée au sein des jardins partagés de La Bricarde. Cette construction a permis aux habitants de se réunir et de discuter. En 2016, l’œuvre Réflexion de Nathanaël Abeille reflète la lumière du soleil couchant sur les façades est et nord du bâtiment qui sont, d’ordinaire, non exposées.
Les cités meurent aussi
L’histoire politique des Grands Ensembles racontée par ces œuvres voulait, semble-t-il, répondre à la ville monstrueuse et désorganisée par un urbanisme fonctionnel, planifié du début à la fin, et qui situerait la verdure, l’habitat, le commerce et les transports. Cette fiction s’est déroulée, jusqu’à dévoiler « l’enfer du décor » d’un scénario déconstruit, devenu réalité, et raconté épisodiquement par quelques artistes. De fait, la plupart des projets artistiques prenant pour objet le logement social (dégradé) se confrontent à la difficile rencontre de deux enjeux pour le regardeur : se confronter à une violence sociale à laquelle il est extérieur ou bien observer le regard posé dessus par un auteur. Un nouveau chapitre de cette histoire rocambolesque se dessine dans les émeutes urbaines dont les balbutiements apparaissent en 1981 à la cité des Minguettes à Lyon. Réalisée au lendemain des soulèvements urbains en France de 2005 et jusqu’en 2009, la série Périphériques de Mohamed Bourouissa nous emmène dans le quotidien de la jeunesse dite « de banlieue ». Il met en dialogue la base sociale de son travail et ce qu’il qualifie de « géométrie émotionnelle » qui semble une fois de plus découler de l’organisation des immeubles. « C’est un placement et une organisation de la tension dans l’espace qui est mis en avant. Elle met en scène la banlieue en tant qu’objet conceptuel, artistique, dans des situations qui d’ordinaire seraient du ressort du photojournalisme. En démontant les clichés de ce sujet, je traite de la problématique du rapport de force et pose la question de la mécanique du pouvoir. »
Les grands ensembles sont monumentaux mais ils ne peuvent que difficilement être perçus comme monuments. Je n’ai eu de cesse de me perdre, de faire des détours et de revenir sur mes pas lors de mon passage à La Bricarde. Les lieux sont complexes et bien différents à vivre par rapport à la standardisation rêvée et pensée par les architectes. Depuis les politiques de destructions commencées aux Minguettes et poursuivies à la Courneuve7 et à Vitry8, cette standardisation adopte aujourd’hui un nouveau visage, comme au Plan d’Aou9 et bientôt à la Castellane. En somme, les cités meurent aussi. Une nouvelle page de l’histoire visuelle s’est ouverte, celle d’un nuage de fumée envahissant peu à peu l’écran après une série de détonations… Tout comme moi, de nombreux artistes ont sans doute adhéré à cette image, en mésestimant peut-être l’attachement de plusieurs générations d’habitants pour un habitat pourtant condamné.
L’une des fonctions sociales de l’art pourrait être de cristalliser une image ou une réponse par rapport à une situation sociale floue et d’attirer l’attention sur ses contours, en construisant une mémoire collective des bâtiments.
L’émergence d’un lien social autour de pratiques artistiques est particulièrement frappante dans ces zones qui sont des espaces où l’on ignore les pôles associatifs de tous ordres. Dans les expériences qui ont été les miennes à Marseille, le cahier des charges relève à la fois du rôle d’artiste, d’acteur social, d’animateur et de pédagogue, une mission qui devient politique en plus d’être une entreprise culturelle vouée à pallier l’absence des pouvoirs publics comme des bailleurs. Les artistes intervenants sont ainsi condamnés à faire le constat de l’absence ou de la réduction des financements nécessaires à la remise en état du bâti, espace que les plasticiens sont censés investir.
Quoi qu’il en soit, comme me l’a dit le jeune homme à l’entrée de La Bricarde le jour de mon arrivée : « Ça passe. »
Couverture : Cité Marseilleveyre, Marseille. © DR