Till Roeskens
Till Roeskens

Damien Hirst et Till Roeskens,
deux cosmos opposés

Investigation par Sylvie Coëllier

Sommaire

En 2017, les artistes anglais Damien Hirst et allemand Till Roeskens se sont au même moment inspirés du passé et de la mémoire pour construire chacun un projet patrimonial fondé sur un récit. Mais si le premier a réalisé un blockbuster tout à la gloire de son producteur, en l’occurrence le collectionneur François Pinault, le second a su quant à lui reconstituer un monde aux antipodes de toute logique marchande, celui des chemins de bergers.

[ 1 ]

Sa propre vente aux enchères de toutes ses œuvres, en 2008, qui était une forme de test du marché.

[ 2 ]

Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Enrichissement, une critique de la marchandise, Paris, Gallimard, 2017.

[ 3 ]

Id., p. 107.

[ 4 ]

Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », in L’art romantique, vol. III, Paris, Calmann-Lévy, 1885, p. 68-69.

[ 5 ]

Boltanski et Esquerre, op. cit., p. 169.

[ 6 ]

Ibid.

[ 7 ]

Id., p. 312.

[ 8 ]

Id., p. 244

La double exposition de Damien Hirst, Treasures from the Wreck of the Unbelievable qui s’est tenue à Venise d’avril à décembre 2017 était en tout point un cas d’école, riche d’enseignements sur notre économie contemporaine et son rapport à l’art. Au vu de l’importance quantitative de l’exposition, il semble que l’artiste ait pris le temps de chercher la recette d’un blockbuster, et qu’il ait trouvé un coproducteur en la personne de François Pinault, collectionneur, détenteur bien connu d’un empire économique. A Venise, sa fondation, implantée en deux lieux, la Punta della Dogana et le Palazzo Grassi, a ainsi offert presque 5 000 m² à l’exposition. Cette dernière reposait avant tout sur une narration, simple, habilement choisie, et préalablement introduite dans le communiqué de presse et sur les panneaux de présentation des espaces :

Il était une fois un collectionneur très riche, ancien esclave d’Antioche, prénommé Cif Amotan II, qui vécut de la moitié du Ier siècle au début du IIe siècle de l’Ère Commune (…). On raconte qu’une fois sa liberté recouvrée, Amotan se mit à collectionner des sculptures, des bijoux, des pièces de monnaie et des biens provenant des quatre coins du monde. Les historiens affirment que ce trésor inouï fut chargé à bord de l’Apistos (l’Incroyable), un navire aux dimensions jusqu’alors inégalées qui embarqua vers Asit Mayor où Amotan avait fait édifier un temple dédié au Soleil. Pour des raisons mystérieuses (…), le bateau sombra, emportant avec lui le chargement d’une inestimable valeur. (…) En 2008, au large de la côte est de l’Afrique, ce trésor légendaire, resté enfoui au fond de l’océan Indien pendant près de deux mille ans, fut découvert et extrait des profondeurs de la mer…

La fiction mettant en scène l’archéologie marine est un puissant stimulant d’imaginaire, régulièrement convoqué par Hollywood. Ici, l’entertainment s’allie habilement au documentaire scientifique par de pseudo-précisions de dates. Cette fiction permet des audaces. L’exposition de la Dogana s’ouvre sur un gigantesque calendrier aztèque, suggérant l’idée que les découvertes vont modifier nos connaissances de l’Antiquité, ou vérifier des récits que l’on croyait fantaisistes : des objets évoquant l’Amérique, l’Inde ou la Chine « attestent » ainsi d’une mondialisation préchrétienne. De plus, la fiction archéologique autorise différents formats de présentation : films, photographies (géantes, lumineuses), sculptures, vitrines… Elle permet l’exposition d’œuvres recouvertes de coraux artificiels qui ajoutent leur parasitage coloré et des matières tactiles aux factures antiques censées être lisses. Les œuvres « inventées » renvoient toutes à un épisode mythologique qu’un cartel « explicite ». Plusieurs sculptures sont de dimensions colossales – le Démon au bol dans le hall du Palazzo Grassi s’élève à 18 mètres. D’autres sont de dimensions plus humaines, et représentent des groupes (un minotaure violant une femme), des statues en pied, des torses, des bustes. Cette statuaire est constituée de prototypes – tout juste « exhumés » et couverts de coraux déformant l’anatomie – et de leur déclinaison en trois ou quatre versions. Le « Crâne de cyclope » qui reprend manifestement un crâne de mammouth creusé d’un trou central, est répliqué en trois exemplaires, deux en marbre blanc et un en bronze. Au Palazzo Grassi sont privilégiées des versions miniatures, avec ou sans scories, mais en or ou en argent, avec des pierres fines ou précieuses. L’ensemble offre donc à la fois des pièces uniques et des déclinaisons qui « démontrent » au passage que la reproduction en art a une longue histoire, notamment en ce qui concerne les « chefs-d’œuvre ». Enfin, une quantité assez impressionnante de vitrines (vingt-et-une en tout) meuble majoritairement les espaces le long des murs. Elles présentent, classés par ordre de grandeur, des centaines de statuettes, amulettes, poteries, pièces de monnaie, fragments d’or aux formes improbables, ou objets divers censés avoir été érodés par la mer. La fiction se complète d’une salle d’exposition de pseudo dessins allant de la Renaissance au xviiie siècle, prétendument inspirés des textes antiques faisant l’éloge des œuvres de l’Incroyable ou de la transmission de ses modèles, témoignant ainsi de la notoriété de la fabuleuse collection dès avant le naufrage.

Damien Hirst, Demon with Bowl. Palazzo Grassi

Damien Hirst, Demon with Bowl. Palazzo Grassi, 2017. © DR

Le spectateur est invité à se rendre complice de la fiction, tout en en n’étant pas dupe, ce qui le flatte. Il est spécifié que l’artiste a intentionnellement reproduit des « coraux » pour déformer les visages et les corps : le spectateur est donc bien devant une figuration contemporaine qui a depuis longtemps « dépassé » la notion du beau classique. Cette complicité est confortée de traits d’humour : les cartels sont au second degré, on sourit du Mickey Mouse mangé de coraux, du produit dérivé façon Star Wars en or et pierres fines. Le spectateur joue à tester ses connaissances en histoire de l’art : il reconnaît ici une allusion à Néfertiti, là un mythe bien connu (Méduse), là encore le pied de la statue de Constantin, un bronze célèbre du Bénin… tous les chefs-d’œuvre dont la reproduction fait le substrat des grands ouvrages classiques de l’histoire de l’art. Tout en préservant leur forme élitiste, le caractère grandiose des statues en extérieur, visibles du Grand Canal, est un puissant attracteur, ouvert sur le tourisme de masse qui affecte Venise.

Amotan II : la métaphore du collectionneur

Mais le vrai « héros » du récit est en fait le collectionneur : il fait modèle. L’accumulation des objets de sa collection est proprement renversante. Sa qualité est indexée aux stéréotypes de l’art international. Les œuvres sont modifiées par des « coraux » dont l’extinction presque programmée renforce la rareté et fait briller leur diversité comme une richesse supplémentaire. Les vitrines, avec leurs items classés du plus petit au plus grand, ajoutent le plaisir du « cabinet de curiosités » à la collection dédiée aux chefs-d’œuvre. L’ensemble des deux expositions cible toutes les catégories du collectionneur : le contemporain, le moderne « classique » que les torses « grecs » épurés raviront, l’amateur de dessins anciens sous le charme des pastiches très habiles réalisés à la sanguine façon Léonard de Vinci ou Rubens, le snob qui préfèrera un Walt Disney d’or vieilli sous les coraux, le collectionneur d’armes, de céramiques, le numismate… L’entreprise internationale aimera les groupes statuaires aux scènes dominant le spectateur, l’agressivité des actions représentées, la férocité des animaux et des monstres, la légitimation que confère la référence aux récits mythologiques. L’obsessionnel rêvera de vitrines à compléter… Le méfiant sera rassuré par la préciosité des matériaux garants de la stabilité des valeurs. En bref, Amotan est le collectionneur de prestige et l’obsessionnel, le magnifique et le thésaurisateur et son Unbelievable est vraiment incroyable en termes d’éventail de biens marchands.

La précision avec laquelle Hirst a mis en place sa stratégie tient au fait qu’il bénéficie d’une vue perspective sur le marché de l’art dont très peu d’artistes peuvent se targuer1. Cette stratégie paraît clairement illustrer l’étude publiée en 2017 par Luc Boltanski et Arnaud Esquerre dans Enrichissement, une critique de la marchandise2, vraisemblablement concomitante aux années de préparation de l’exposition. Dans ce livre, les deux auteurs identifient « un changement économique en cours, particulièrement dans les pays de l’Ouest européen » :

« Sans alléguer des arguments aujourd’hui souvent repris du prestige que confère l’art à la richesse, nous soulignerons un changement caractérisé par le développement de ce que nous avons appelé une économie de l’enrichissement, centrée sur l’exploitation d’une source de création de richesse qui n’avait pas été utilisée jusque-là, au moins à ce degré (…) pour nourrir l’accumulation capitaliste (…) Cette ressource est le passé. L’économie de l’enrichissement prend appui non pas, principalement, sur la production d’objets neufs, mais surtout sur la mise en valeur d’objets déjà là, extraits de gisements de choses passées, souvent oubliées ou réduites à l’état de déchets, ainsi que sur la fabrication de choses indexées au passé…3 »

Autant les phases précédentes de la société capitaliste industrielle et de consommation se fondaient sur la valeur du nouveau et de la mode suscitant un désir sans fin de renouvellement de la marchandise, autant le constat que mettent au jour Boltanski et Esquerre fait appel à cette autre « moitié de l’art » que Baudelaire décrivait dans « Le Peintre de la vie moderne4 ». Ce dernier conçoit la modernité comme « le transitoire, le fugitif, le contingent » (la mode), mais il cherche en même temps à « tirer l’éternel du transitoire » et ce, en extrayant le « poétique de l’historique », un substrat digne de devenir « de l’antiquité ». Il semble ainsi que la dernière phase en date du capitalisme, en mettant à la mode le passé, « l’historique », cherche désormais non tant la poésie que « l’éternel et l’immuable », l’« historique » qui légitimera sa puissance (et peut-être sa présence).

Damien Hirst

Vue de l’exposition Treasures from the Wreck of the Unbelievable, Damien Hirst. Biennale de Venise, avril – décembre 2017. © DR

Pour Boltanski et Esquerre « la structure de la narration rend possible la représentation du passé et l’enchâssement au sein d’une même histoire de l’évocation du passé et de la référence à un présent qui le remémore5 ». La fiction archéologique de Hirst suit exactement ce schéma. L’artiste bénéficie de la mode à laquelle il a contribué et qui a fait d’un art contemporain considéré comme élitiste la base d’un système culturel spectaculaire. La « force mémorielle » dont parlent Boltanski et Esquerre et qui étayent les nouvelles stratégies de l’enrichissement est ici rehaussée par le prestige des lieux de l’exposition qui servent de vitrine, entraînant l’événement dans un cadre lui-même empreint de pouvoir narratif mémoriel : Venise et ses palais, son histoire, le personnage même de Pinault et de ses achats retentissants qui font garantie. Hirst n’a pas oublié en donnant un nom à son collectionneur modèle que la présentation narrative a « pour enjeu d’attacher le nom de personnes, singulières ou collectives, [le plus souvent mortes] à des choses6 ». Ici le nom de l’affranchi enrichi Amotan résonne jusqu’au nom de Pinault. L’artiste organise la mise en scène d’un passé qui serait de l’ordre du patrimoine historique mondial dans l’actualité de la mondialisation, car « c’est l’alliance par un récit du présent et du passé qui permet d’accéder à ‘‘l’immortalité’’7 », laquelle est ultimement le but du collectionneur. Celui-ci sera sensible à l’histoire accompagnée de récits « mythiques » auxquels il se sentira participer par l’acquisition matérielle d’un morceau de la narration. D’autre part l’exposition de la collection d’objets et de sculptures se référant au passé a pour but, ou pour effet, de légitimer par l’histoire l’appartenance de l’art à la catégorie des objets de luxe. Elle montre la logique de continuité entre une œuvre reconnue et des objets précieux, cumulables, collectionnables. En regard de la collection, Boltanski et Esquerre expliquent en sociologues et historiens qu’elle « s’articule à la relation ambiguë » (tantôt comble de l’inutilité, tantôt métaphore du capitalisme) que son développement a entretenu depuis le xixe siècle « avec la formation d’un cosmos de la marchandise8 ». En accompagnement de la mondialisation économique la collection est un phénomène en expansion. Cela étant, devant Treasures from the Wreck of the Unbelievable, le collectionneur comme le visiteur qui n’achètera jamais de l’art sont transportés dans un imaginaire qui les arrache à la confrontation avec le quotidien, par leur ébahissement devant la richesse. Les ressorts de l’art dans sa dimension critique, provoquant la réflexion au travers d’une émotion et l’invention d’un imaginaire constructif du réel sont ici proprement évacués.

L’histoire hors du spectacle

A l’opposé de cet ébahissement devant la richesse on peut opposer le travail développé durant la même année 2017 par l’artiste d’origine allemande Till Roeskens au Cairn, le centre d’art de Digne-les-Bains, situé dans « l’Unesco Géoparc de Haute-Provence », au sud de la France. La spécificité de ce lieu situé à l’orée des Alpes implique que les artistes invités produisent une œuvre en relation avec le paysage. Till Roeskens est un artiste qui tient à son intégrité politique, il ne fait guère de concessions au marché ou à la médiation. Mais vivre de son art, ou simplement pouvoir le réaliser, nécessite une rétribution minimum, qui passe en l’occurrence par le système de résidences et d’aides de l’Etat et des institutions culturelles. Till Roeskens jouit d’une certaine notoriété. Il a bénéficié d’une résidence en 2013-2014 à la prestigieuse Villa Médicis à Rome qui lui a permis de composer un livre. Il se sert volontiers de récits – il a des qualités de conteur –, qu’il émaille de photographies ou de dessins. Au Cairn, il entreprend de marcher dans les montagnes environnant la ville de Digne et de rencontrer les habitants. Son travail se cristallise sur deux projets, issus de moments de discussions et de l’écoute de deux bergers, Marcel Segond et Charles Garcin, qui racontent leurs souvenirs d’une époque révolue où, à la saison, ils montaient à pied chaque jour avec leurs troupeaux de brebis dans les prairies hautes. Marcel Segond a 91 ans lorsque Till Roeskens recueille ses souvenirs. L’artiste décide d’en transcrire les épisodes sur des plaques qu’il installe lui-même sur des bornes à différents points de l’ancien trajet du troupeau. Ces plaques inscrivent ainsi des haltes de lecture et de regard sur le lieu au cours de la montée. L’artiste crée à partir de ce parcours un chemin de randonnée, intitulé Chemin Marcel (environ une heure ; dénivelé 240 m). Pour mener à bien son projet, il s’est occupé avec l’équipe du centre d’art des démarches pour rendre légale la voie (avec l’accord de différents propriétaires) afin qu’elle soit ouverte et signalée aux randonneurs.

Till Roeskens

Le second projet, issu des conversations avec l’autre berger, est intitulé drailles, ce mot qui nomme les chemins que tracent les moutons quand ils rejoignent les alpages. Exposé dans la salle principale du petit centre d’art, il est d’abord le fruit d’une cartographie, celle du paysage montagneux alentour et de tous les noms, souvent poétiques, imagés, porteurs d’histoire, et pour la plupart oubliés parce qu’inutilisés, des lieux, vallons, pentes, ruisseaux, coteaux, bosquets, et que rappelle à la mémoire le berger Charles. L’exposition se compose de textes écrits en chemins, ondulant sur deux murs, évoquant la marche à travers les montagnes, rapportant les petits événements, les rencontres. S’ajoutent sur les deux autres murs plusieurs photographies, et des cartes légères, fragiles, retracées à la main avec, annotés soigneusement, les noms de chaque chemin, de chaque lieu-dit où passaient les troupeaux, où demeuraient les traces d’une maison, un refuge, une source.

Néo-économie

Till Roeskens

Till Roeskens, Sentier Marcel, 2017. Création in situ à Blégiers, Géoparc de Haute Provence, 2015-17. © CAIRN centre d’art

Les deux projets se présentent donc comme un travail d’écoute de la part de l’artiste, comme la captation d’un patrimoine précieux mais sans matérialité, sinon celle du paysage réel. Les œuvres prennent soin de faire état d’un partage, d’une attention à la parole de l’autre. Le déroulement de la procédure de création est horizontal dans l’échange entre l’artiste et les bergers, ce que traduisent les réalisations – le dénivelé du chemin de randonnée lui-même matérialise un chemin d’usage, non un parcours de découverte de « spectacles », fussent-ils naturels. Dans l’espace d’exposition, nulle œuvre ne surplombe impérieusement le spectateur : les feuillets, les cartes, destinées à être lues, sont à hauteur des yeux. Toute la présentation tend à faire valoir la qualité de la rencontre, c’est-à-dire à ne pas affirmer la part de création de l’artiste, mais à privilégier son statut de « recueilleur ».

Il est toutefois remarquable que les œuvres produites par Roeskens utilisent les deux notions exploitées par Hirst, la narration et le passé. Mais les récits de Roeskens ne sont en rien « unbelievable », ils ne sont pas imaginaires : ils ouvrent le paysage à l’imagination du passé. Ce passé se dessine dans l’expérience au présent de la randonnée, il résonne dans l’évocation des noms, il n’est pas sollicité pour la création d’un enrichissement matériel, mais dresse le dessin d’une autre vie, lente, campagnarde, profonde. Le Chemin Marcel est ouvert gratuitement par un accord avec les propriétaires des terrains : un échange entre individus. Rien ne s’y achète, les plaques sont les seules matérialisations qui perdraient leur sens à être possédées de façon privative. Dans l’espace d’exposition, les textes écrits au mur seront effacés. Les photographies et les cartes dessinées ne sont pas encadrées et ne sont pas en vente. Rien ne se monnaie à l’exception, à l’entrée, du livre réalisé à la Villa Médicis. Dans le « cosmos » de Hirst et de Pinault tout dessin se valorise, mais ici, les réalisations ne brouillent pas leur statut avec un bien de luxe ou de prestige. Elles ne représentent pas le concept de l’artiste réalisé par des exécutants. Elles exposent le partage de la création elle-même. Les dessins peuvent être achetés par un service public. Mais le prix ne pourra guère faire plus que compenser quelques heures de travail. Le marché aujourd’hui ne néglige cependant aucune source : l’achat institutionnel confère une valorisation qui permet ensuite aux galeries de solliciter l’artiste. La galerie en retour aura la tentation d’exercer une pression (logistique, financière) auprès des institutions – ou auprès de l’artiste – pour augmenter encore la valorisation des réalisations en favorisant des expositions. C’est de ce cercle même dont Till Roeskens se tient à l’écart en continuant ses démarches artistiques difficiles, impossibles à accumuler ou inutiles, en prenant des supports légers et reproductibles, par exemple des vidéos qu’il vend lui-même à un prix très bas. Dans une courte présentation, l’artiste explique son intérêt pour le récit des bergers parce qu’ils restituent un temps et un espace « hors du monde marchand9 ». L’art de Till Roeskens est une pratique de modestie, qui est aussi une attitude politique courageuse puisqu’elle dépend du maintien par l’Etat de politiques culturelles au service de tous, condition périodiquement minée.

Till Roeskens

Till Roeskens, Sentier Marcel, 2017. Création in situ à Blégiers, Géoparc de Haute Provence, 2015-17. © CAIRN centre d’art

Depuis les années 1980, de nombreuses pratiques artistiques ont eu explicitement recours au passé. C’est un mouvement qui accompagne le développement grandissant de l’enregistrement et de la constitution d’archives, une accumulation exponentielle d’images accompagnées de commentaires écrits ou oraux qui font désormais partie de l’environnement constitutif de notre perception et de notre réflexion. L’image et sa narration, validées par un enregistrement qui les met au passé, sont ainsi la modalité la plus partagée aujourd’hui par la société. Ces retours en arrière connaissent une grande diversité d’expressions, depuis la relance des méthodes traditionnelles jusqu’aux « remakes » d’œuvres conceptuelles. Le recours aux procédures traditionnelles peut rassurer les esprits frileux, mais la découverte du passé offre aussi un champ quasi infini d’explorations pour les curieux lassés du présentisme imposé par le tempo de nos sociétés. L’attractivité du patrimoine, la nostalgie d’un temps fantasmé comme plus stable et plus authentique, les narrations qui en construisent la « force mémorielle » sont une cible logique de l’économie, laquelle sait en retirer les signes qui donneront une illusion de profondeur aux biens matériels.

En s’attachant au passé et à la narration, les deux exemples analysés ici pointent le lieu où la force récupératrice du marché s’exerce avec le plus de poids et d’efficacité au profit du système économique dominant. Mais l’un joue du simulacre spectaculaire, opère une reconstruction qui est aussi une véritable soumission au marché, l’autre tente la sauvegarde de mémoires fragiles dont la disparition serait une véritable perte patrimoniale. Mais combien de randonneurs feront-ils le Chemin Marcel en comparaison du nombre de visiteurs de la Dogana ?

Remerciements : Nadine Gomez et Giulia Pagnetti
Couverture : Till Roeskens et Mathilde Spini, Pastorejant, 2017.

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