Procrastination x Johnny Kelly
société

monde du travail, 05 mars 2021

Procrastination x Johnny Kelly

Titre à trouver – sur la procrastination comme mal du siècle

Chronique par Océane Pacaud

Sommaire

En 2019, le terme procrastination est arrivé en tête des mots les plus recherchés sur Google France. S’agissait-il pour ces dizaines de millions de doigts pressés sur le clavier d’en connaître la définition exacte ou bien de s’enquérir de techniques pour s’en affranchir, puisque la procrastination serait le mal du siècle selon nombre d’articles de presse ? En cause, l’accès addictif, via toutes sortes d’appareils connectés, aux nouveaux médias, aux réseaux sociaux, aux jeux vidéo qui mettent à mal nos capacités de concentration et notre vigilance de consommateurs malgré nous.

Procrastination x Johnny Kelly

Johnny Kelly, illustration extraite de la vidéo Procrastination, 2007

La liste est impressionnante de magazines expliquant les facteurs psychologiques, neurologiques, sociétaux parfois à l’origine du phénomène, et dispensant dans le même temps des conseils pour que l’internaute inquiet·e recouvre la totale productivité dont il·elle est censé·e faire preuve. Pourtant, bien des témoignages, et singulièrement ceux venus d’artistes et d’écrivain·e.s, remontent à des époques dépourvues d’Internet, de télévision, de téléphone et de toute autre source de distraction facile.

La procrastination, c’est quoi ?

La procrastination, du latin pro « pour, en faveur » et crastinus « de demain », caractérise la tendance d’un individu à remettre à plus tard la réalisation d’une tâche ou une prise de décision, en dépit des conséquences négatives que cette attitude pourrait engendrer. Le réalisateur irlandais Johnny Kelly a produit une courte vidéo d’animation pour stigmatiser cette tendance. À l’aide de dessins aux couleurs acidulées animés en stop-motion, Kelly énumère, dans un style oscillant entre humour et gravité feinte, ce que l’on fait pour éviter ce que l’on devrait faire. Ainsi, plutôt que d’écrire un roman, on boit du thé, on épie les voisins par la fenêtre, on épluche nos mails, on y répond, on boit du thé, encore – rappelons que Kelly est britannique –, on taille nos crayons, on est aspiré dans une spirale infernale d’écrans…

La procrastination se distingue de la paresse, en ce qu’elle n’est pas provoquée par une répugnance au travail ou à l’effort mais, dans le cas de procrastinateur·trice.s chroniques, par une tendance à l’impulsivité, avec une prédominance du système limbique, contrôlé par les émotions, sur le cortex préfrontal, impliqué quant à lui dans les processus conscients de régulation des comportements. L’individu procrastinateur serait ainsi sujet à l’impulsivité. Son circuit de la récompense – processus cérébral considéré comme vital, moteur de la motivation et de tous les comportements nécessaires au bon développement de la personne – serait fatigué, ce qui le conduirait à privilégier des comportements aux récompenses immédiates, telles que regarder des vidéos ou surfer sur les réseaux sociaux. Procrastiner pourrait aussi constituer un symptôme de rébellion contre l’autorité, d’ennui dans une tâche, d’un manque de confiance en ses capacités, de perfectionnisme ou d’auto-sabotage.

Si le cerveau est considéré comme l’instrument de la réalisation de soi, il n’a guère changé depuis trois mille ans. Dès lors, il semble intéressant de se demander à quoi ressemblait la procrastination de nos ancêtres, et comment elle était perçue.

La procrastination dans l’Histoire

Procrastination x Johnny Kelly

Johnny Kelly, illustration extraite de la vidéo Procrastination, 2007

On trouve chez le poète grec Hésiode, contemporain d’Homère (VIIIème siècle av. J.-C.), la première occurrence de l’acte (ou du non-acte) de procrastiner. Il écrit dans Les Travaux et les Jours que « ce n’est pas en remettant au lendemain que l’on emplit sa grange ».
Dans une méta-analyse de 2007 [méthode scientifique qui globalise un grand nombre d’études indépendantes pour parvenir à des conclusions plus complètes, NDLR] dirigée par Piers Steel, professeur de marketing à l’Université de Calgary au Canada, il ressort que la procrastination, connue et expérimentée au fil des siècles, était plutôt considérée à l’origine de façon positive. Ce procrastinatio, ou délai à l’accomplissement de toute tâche, était ainsi interprété en Égypte antique comme une marque de sagesse et de prudence face à l’emballement de l’action. Il s’agissait, selon Bruno Koeltz, médecin et thérapeute comportementaliste qui a publié un livre à ce sujet, de laisser place à la sérendipité, qui est une caractéristique partagée par de nombreux artistes.

Léonard de Vinci est considéré comme particulièrement sujet à la procrastination. Lui-même confie dans un carnet qu’il peine à terminer ses projets tant il s’affaire ailleurs. Il n’a d’ailleurs laissé que très peu d’œuvres à la postérité et ne doit l’achèvement de sa célèbre fresque murale La Cène (1495-1498) qu’à l’insistance de son bienfaiteur, le Duc de Milan, lassé de la lenteur de l’artiste à honorer sa commande. En réponse, De Vinci lui aurait déclaré : « Les hommes de grand génie en font souvent le plus lorsqu’ils travaillent le moins, car leur esprit est occupé par leurs idées, avant de leur faire prendre forme ».

L’effet Zeigarnik, identifié par la psychologue russe qui lui a donné son nom, transpose cette situation à l’inverse dans le monde du travail contemporain, illustrant ce que l’on qualifie de charge mentale du salarié. Un·e employé·e aurait tendance à oublier deux fois plus vite une tâche accomplie qu’un travail qui reste à faire. Son objectif professionnel ou besoin d’achèvement alors insatisfait laisse le cerveau dans une position inconfortable, si bien qu’il ne cesse de ressasser cette tâche, et finit par nourrir un authentique stress ainsi qu’un sentiment de découragement, voire d’épuisement.

Le psychologue Adam Grant, professeur de management et de psychologie à la Wharton School de l’Université de Pennsylvanie, est un fervent défenseur de la procrastination. Selon lui, les premières idées ne méritent pas toujours d’être mises en pratique car ce sont les plus conventionnelles. À la suite d’une expérience menée conjointement avec l’universitaire Jihae Shin, professeure à l’Université du Wisconsin, Adam Grant a pu observer que les individus jugés les plus créatifs par leurs superviseurs étaient ceux qui – sans surprise – procrastinaient le plus.

Mais à trop attendre, les idées originales et surprenantes pourraient bien ne jamais être réalisées faute de temps. C’est la différence fondamentale entre créativité et productivité. Pourquoi Victor Hugo, tout au long de l’écriture de Notre-Dame de Paris, a-t-il tenu enfermé l’essentiel de sa garde-robe dans une armoire verrouillée à double tour, dont il confia la clé à l’un de ses domestiques ? Le grand homme savait qu’en agissant ainsi, il ne pouvait plus se laisser aller à la tentation d’écumer les fêtes huppées de la capitale, en repoussant l’écriture de son roman.

Aujourd’hui, le rapport à la procrastination est autrement plus difficile. Les distractions ont pénétré l’enceinte de la maison. Principalement la télévision, Internet et les jeux vidéo. Hier, le téléphone, dont se plaignait déjà l’écrivaine Virginia Woolf dans son Journal : « Le téléphone, qui interrompt les conversations les plus sérieuses et coupe court aux réflexions les plus profondes, a un charme très personnel. »

Une spécificité contemporaine ?

Procrastination x Johnny Kelly

Johnny Kelly, illustration extraite de la vidéo Procrastination, 2007

Léonard de Vinci est une sublime anomalie dans le paysage humain. Sa tendance à la procrastination le portait vers quantité de travaux horizontaux, menés de front, et non dans une fuite en avant pour échapper à un travail monumental.

Dans l’acception des anciens qui s’y montraient favorables, la procrastination semble conduire invariablement à l’inaction, donc possiblement à l’ennui. Or, selon les résultats d’une étude datant de 2017 menée par l’Academy of Management de l’état de New York et relatée dans l’édition anglaise du magazine Harper’s Bazaar, l’ennui stimule clairement l’imagination. Le cerveau, insatisfait par l’absence de stimulation neuronale, va chercher à en créer. Ne rien faire serait donc le secret du bonheur et du succès.

Il est difficile aujourd’hui, dans notre société occidentale ultra-connectée, de s’ennuyer. On attend le bus, le métro, le rendez-vous chez le médecin, smartphone à la main. Dans la rue, je m’amuse souvent à compter les gens qui marchent le dos courbé, les yeux rivés à l’écran de leur portable, une manie qui me permet d’ailleurs d’éviter d’être absorbée par le mien.

À force de fuir l’ennui et la rêverie à coup de pouces qui swipent et scrollent, notre système de la récompense s’est enrayé et notre tolérance à l’absence de stimulation extérieure s’est amenuisée. La procrastination actuelle diffère en cela de celle des anciens : ne supportant plus de ne rien faire, on se jette sur la Toile. Et plus on s’y jette, moins on supporte de ne rien faire.

Une expérience réalisée aux États-Unis en 2014 et dont les résultats furent publiés dans la prestigieuse revue Research, cherchait à étudier le comportement de sujets forcés de rester quinze minutes seuls dans une pièce vide, sans téléphone ni autre source de divertissement, chaque participant·e ayant seulement à sa disposition un instrument avec lequel il·elle pouvait s’infliger de légers chocs électriques. Au terme de l’expérience, pas moins de 67% des hommes et 25 % des femmes choisirent de s’administrer ces micro-décharges plutôt que de se laisser aller au désœuvrement.

L’artiste américain Cory Arcangel a publié un livre chez l’éditeur Penguin Books, intitulé « Working On My Novel » où chaque page reproduit une liste de tweets repérés sur Twitter. Tous ont été sélectionnés pour la présence de l’expression « working on my novel » (« je travaille sur mon roman ») dans les 280 caractères autorisés. Non contente d’attester les affres de la création, entre euphorie et désespoir, cette compilation me semble témoigner de la difficulté de circonscrire et maintenir un espace vierge de toute communication instantanée, de jeux vidéo ou de partage frénétique sur les réseaux sociaux.

L’écrivaine canadienne Margaret Atwood, connue pour son roman La Servante Écarlate, confie avoir deux ordinateurs chez elle. L’un branché à Internet, l’autre non. Il n’est pas difficile d’imaginer celui qu’elle utilise pour l’écriture de ses romans.

Pour la plupart d’entre nous qui ne possédons probablement pas deux ordinateurs, l’application Cold Turkey permet de bloquer momentanément l’accès à Internet jusqu’à une certaine heure, et tant pis pour le taux de dopamine qui chute, la frustration et l’ennui qui s’ensuivent et nous poussent à nous connecter – rien qu’un peu – à YouTube et autres. Sur le site de téléchargement de cette application qui se vante d’être « le plus puissant bloqueur de services en ligne et d’Internet », il est indiqué que Cold Turkey est utile pour enfin pouvoir « fonctionner à plein rendement ». Car notre société exige l’efficacité. Tout le temps. Même chez soi en plein confinement, il n’est pas question de « perdre son temps ».

La procrastination, une réaction à notre ère productiviste ?

Avant la révolution industrielle, la perception du temps était imprécise et les peuples vivaient au rythme du soleil et des étoiles. Chaque ville avançait à son rythme. Un voyageur qui parcourait les États-Unis de long en large avant la seconde moitié du XIXe siècle devait ajuster sa montre jusqu’à 200 fois. C’est aujourd’hui impossible à imaginer avec notre monde entièrement synchronisé [sur la base d’une série de conventions adoptées par la plupart des pays du globe, comme le Temps Universel Coordonné, complété par le Temps Atomique International, NDLR], avec nos déplacements à travers la planète, comme nos faits et gestes, mesurés à la seconde près.

En moins d’un siècle et demi et au fil des révolutions industrielles, l’humain a en effet été réduit à une séquence de mouvements à chronométrer. C’est avec cette pression à se mesurer et être mesuré à l’aune de ce que l’on produit, avec la naissance des fiches horaires poinçonnées dans les usines, qu’aurait émergé le concept de « temps perdu ». Aujourd’hui encore, il existe des usines où les ouvriers se voient refuser l’accès aux sanitaires de leur usine. C’est une perte de temps. Et donc d’argent.

Aux États-Unis, où triompha le capitalisme, de même qu’au Japon, pays du karoshi – mort par surmenage au travail –, sont apparues les obsèques drive-in. Les familles endeuillées peuvent désormais, en guise de procession funéraire, passer en voiture devant le cercueil ouvert et se recueillir à travers la vitre à demi-baissée avant de retourner au travail. Comment dès lors pouvoir s’adonner aux loisirs avec sérénité, quand même nos fonctions humaines les plus élémentaires sont considérées comme chronophages ?

Partageant ce malaise qu’ont accentué le confinement ou le chômage forcé, on culpabilise de ne pas être productif. Quand bien même la définition de la productivité nous aurait-elle été imposée par le système lui-même.

C’est en réaction à ce temps mesuré, estimé, comptabilisé, à cette ressource rare – et donc chère – que certain·e·s s’insurgent aujourd’hui en prônant la pratique de la procrastination. Tel est le cas de Guillaume Podrovnik, réalisateur de la websérie « On verra demain ». La conviction qu’il défend avec ses invité·e·s est que la procrastination serait un acte de résistance en nous permettant de nous réapproprier le temps, et de militer passivement contre le productivisme.

À qui profite la procrastination aujourd’hui ?

Procrastination x Johnny Kelly

Johnny Kelly, illustration extraite de la vidéo Procrastination, 2007

On pourrait donc s’enorgueillir de traîner sur la Toile plutôt que de s’atteler au projet à boucler pour la semaine prochaine. On pourrait clamer haut et fort notre sagesse, notre courage. Mais les pseudo-bienfaits de la procrastination à l’heure du numérique nous ont été retirés sans même que l’on s’en aperçoive.
Tout d’abord, on ne choisit plus de procrastiner, on y glisse inconsciemment. C’est devenu plus fort que nous. Notre système de la récompense réclame ses shots de dopamine, entre autres manipulés par les concepteurs d’applications et de jeux vidéo.
Ensuite, le temps passé à procrastiner, qui se dépense aujourd’hui en divagations sur Internet, est vendu à des annonceurs. On ne donne jamais autant d’informations personnelles qu’en surfant sans but précis sur la toile. La nano-monétisation – monétisation infime reposant sur les likes, les vues, les partages – est au cœur de cette nouvelle économie de l’attention.
Dans l’édifiant documentaire diffusé sur Arte « Le temps, c’est de l’argent » de Cosima Dannoritzer, on apprend qu’un individu passe en moyenne quatre heures par jour sur les réseaux sociaux. Une performance que la voix-off résume par un cinglant « quatre heures à travailler gratuitement ». L’idée même de procrastination, tellement omniprésente qu’elle en est érigée en mal du siècle, est devenue une marchandise.

Se pourrait-il qu’une approche rebelle de la procrastination nous conduise non pas à faire autre chose que ce que l’on est censé faire, mais à ralentir. Nous retirer momentanément du monde pour le contempler, loin de l’agitation et du bruit. Dès lors la procrastination serait constructive, laissant place au repos, à l’ennui, à la réflexion, à la créativité.
Mais chercher une utilité à la procrastination comme je suis en train de le faire, ne serait-ce pas rester piégé·e dans une optique productiviste ? L’ultime procrastination ne serait-elle pas de ne chercher en elle aucune utilité ? En somme, réfuter l’idée même que l’on puisse perdre son temps ?

En couverture : Johnny Kelly, illustration extraite de la vidéo Procrastination, 2007

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