Au travers d’une série de chroniques, la jeune auteure Océane Pacaud livre pour Switch (on Paper) son regard sur le monde, inspirée par sa lecture de phénomènes culturels actuels, des textes qui attestent d’une vision désenchantée, intranquille et parfois naïve de notre société. Aujourd’hui, immersion dans le monde carcéral où danser offre l’espoir d’une vie meilleure et d’une réinsertion.
Un soir de mars 2020, les téléspectateur.trice.s français.e.s découvraient, à l’occasion d’un documentaire diffusé par France 3, un groupe de cinq détenues nommées Malika, Sophia, Litale, Annie et Sylvia, quittant leurs cellules de la prison des Baumettes à Marseille pour se produire, loin du centre pénitentiaire, dans un spectacle de danse conçu par le chorégraphe français Angelin Preljocaj. Le paradoxe pouvait prêter à sourire : alors que l’ensemble de la population française, Covid-19 oblige, se retrouvait assignée à résidence, ces cinq femmes quittaient l’enceinte carcérale pour quelques jours de danse sur scène et en quasi liberté.
Tourner en rond
De mon point de vue, éloigné du vécu pénitentiaire, la polysémie du mot « peine » tel qu’il apparait dans le titre du documentaire Danser sa peine de Valérie Müller, qui relate cette expérience, ne m’avait pas frappée. Il aura fallu pour cela que l’une des détenues exprime avec ses propres mots à quel point être en prison « fait de la peine ».
En prison, le regard ne porte pas, partout il se heurte aux parois et doit se garder de provoquer l’affront. Des disputes se déclenchent pour moins que ça. Le regard est constamment renvoyé au dedans, intériorisé, tout comme le sont les mots et les pensées.
Dans le film-documentaire Des Hommes de Jean-Robert Viallet et Alice Odiot (2019), j’ai été surprise d’entendre les détenus se répéter. Ils parlent en boucle, n’écoutent pas, tant ils ne sont pas eux-mêmes écoutés. C’est un imbroglio de discours, d’insultes et de plaintes. À force de tourner en rond, chaque pensée, et les mots pour l’exprimer, sont retournés et malmenés dans tous les sens.
Annie, 62 ans au moment du tournage de Danser sa peine, dit combien la prison est avilissante, fragilisante et dégradante – en ce sens qu’elle « dé-grade » effectivement, privant la personne de son rang, de ses droits et de sa dignité.
Une privation de dignité pour laquelle la France fait figure de mauvaise élève, régulièrement condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme en raison des conditions de détentions parfois inhumaines constatées dans ses prisons. Devant l’insalubrité des locaux, le manque d’accès aux soins et aux produits d’hygiène élémentaire, les cellules de neuf mètres carrés où s’entassent trois détenu.e.s vingt-deux heures par jour, avec parfois la cuvette des toilettes comme oreiller, le Conseil Constitutionnel a exigé en octobre 2020 le vote d’une loi autorisant les personnes placées en détention provisoire à « saisir le juge en cas de conditions de détention contraires à la dignité de la personne humaine, afin qu’il y soit mis fin ».
Au sein de l’association LOBA – Exprime-toi en lingala, langue bantoue utilisée en RDC et au Congo –, les danseurs et « artivistes » Bolewa Sabourin et William Njaboum, ont initié le projet Re-Création afin de venir en aide aux femmes battues ou violées, non incarcérées au sens physique mais prisonnières d’un état de choc, par la pratique de la danse. Une manière efficace, selon Sabourin, d’extérioriser les traumatismes par le mouvement avant que la parole ne se libère. Un processus particulièrement libérateur pour de nombreuses femmes venues de différents pays d’Afrique, où l’expression verbale des souffrances intimes ne va pas de soi. Ainsi que le constate l’Observatoire International des Prisons, la quasi-totalité des détenues ont elles aussi été victimes de violences quelle que soit leur forme au cours de leur vie.
En 2003, les artistes Jenny, Schulmann et Stehr écrivent dans la revue Art et Thérapie à propos de l’acte paradoxal de danser en prison : « Le milieu carcéral est par définition et fonction le lieu de privation de la liberté des mouvements. Mettre à l’ombre, ne plus laisser circuler à loisir, telle est l’une des « missions » de la peine. La danse contemporaine favorise, elle, l’expression singulière d’un corps libre de se mouvoir, de se faire la belle, de s’évader ! »
Du carcan carcéral à la danse libératrice
Autrefois, le corps d’un criminel était fouetté, marqué – on se souvient de la « cicatrice pénale » imposée sous l’Ancien-Régime – , soumis aux travaux forcés, voire éliminé. Aujourd’hui, on pourrait croire ce corps épargné puisque la solution est de le soustraire à la société en le dissimulant derrière de hauts murs.
Dans son ouvrage Surveiller et Punir, Foucault rappelle que l’époque moderne, par sa volonté de dissimuler les détenus et les violences, fait preuve d’une barbarie plus grande encore que les époques passées. Selon le philosophe, le corps prisonnier est un corps amoindri, crispé, sans cesse surveillé, palpé et fouillé, un corps sur le qui-vive, épuisé par les odeurs, les cris, les traitements de toutes sortes, un corps privé d’intimité, humilié, auquel toute autonomie a été confisquée, ne serait-ce que pour ouvrir une porte. Le corps des détenu.e.s est un outil de survie plus qu’il n’est un lieu ou un refuge. Il n’est plus habité mais simplement utilisé.
Ce corps contrôlé est le point focal de la manifestation du pouvoir. Celui de l’extérieur, qui contraint, et celui de l’intérieur, qui résiste pour conserver un semblant d’identité et d’autonomie, par le fait de se maquiller, s’habiller, faire de la musculation, voire une grève de la faim.
Au début du documentaire Danser sa peine, une question est posée aux détenues : « Quel est votre plus beau souvenir ? ». Les réponses se rejoignent toutes autour d’une sensation : le contact. Celui de la peau des personnes proches, celui de l’eau lorsque l’on nage, celui des rayons du soleil. En prison, les contacts physiques se bornent aux fouilles, aux bousculades, aux draps rêches et à l’eau froide que crachent les pommeaux de douche.
Au XXe siècle, Isadora Duncan fut l’une des premières danseuses à se libérer du tutu et des pointes imposées aux ballerines. Pieds nus, souvent sans musique, elle cherchait sa musicalité intérieure, tout en s’inspirant des élans de la nature, comme le rythme de l’océan ou les bourrasques du vent. Un travail précurseur qui a inspiré la danse contemporaine.
Contrairement au ballet classique qui tend le corps dans une recherche perpétuelle de verticalité, la danse contemporaine joue avec la gravité, sur toute l’échelle du déséquilibre à la chute. En écho, il faut se souvenir combien les détenues tanguent et trébuchent, le pied mal assuré et le regard court. Chaque chorégraphie fait du sol un élément constitutif avec lequel un échange s’établit : il réceptionne et propulse. C’est en un sens un premier pas vers la confiance, vers la certitude ténue d’être soutenue.
Ainsi, la danse qui impose le retour au corps et au toucher, peut s’avérer une pratique salvatrice en prison. Pas forcément universelle, mais comme l’exprime Irène Muscari, coordinatrice culturelle du SPIP (Service pénitentiaire d’insertion et de probation) au sein de la prison de Meaux-Chauconin, à l’origine de l’opéra hip-hop Douze Cordes interprété par neuf détenus : « si on gagne juste une fois sur dix, c’est déjà beaucoup ».
La spirale de la récidive
La prison est l’une des principales causes de récidive. Plus de la moitié des personnes libérées et même jusqu’à trois quarts pour les jeunes, seraient en effet réincarcérées dans les cinq ans suivant leur sortie. Dans le film documentaire Des Hommes, un garçon de dix-neuf ans explique avoir été réincarcéré pour vol mais, comment faire autrement lorsque, sortant de prison, « tu n’as plus rien, que personne ne veut de toi ? » Le problème de surpopulation carcérale, cumulé au manque de budget alloué aux services pénitentiaires, prive les détenu.e.s de suivi individuel, et le plus souvent d’opportunités de travail ou de formation à l’intérieur même des prisons, ce qui favorise la récidive, la réincarcération et donc la surpopulation carcérale. Il est aisé d’imaginer à quel point la réinsertion est un travail difficile et c’est là que le recours à l’art, en l’occurrence la danse, fait sens, non comme une solution en soi, mais comme part essentielle d’un processus visant à la reconstruction affective et sociale d’un individu, apte à prendre en compte la logique tridimensionnelle du logement, de l’éducation et de l’emploi, nécessaire à sa réinsertion.
Danser la réinsertion
Dans les années 1980, Jack Lang, alors ministre de la culture, en accord avec son homologue de la justice, Robert Badinter, lance les activités culturelles en prison. Son héritage se lit aujourd’hui encore sur le site du Ministère de la Culture, « en plus de s’inscrire dans l’accès à la culture pour tou.te.s, ces actions [lectures, spectacles vivants, arts plastiques] auprès de détenu.e.s ou de jeunes en milieu ouvert sont un moyen d’encourager leur revalorisation personnelle, leur insertion et de prévenir la récidive ». Une louable philosophie qui, pourtant, laisse dubitatif.
Ancien coordinateur culturel au centre pénitentiaire de Fresnes, Romain Dutter a partagé son expérience de la musique en prison et de son impact sur les détenu.e.s dans le roman graphique Symphonie Carcérale (2018), où il explique combien l’accès à la culture est un facteur pacifiant. Sophia, incarcérée aux Baumettes, évoque elle aussi devant la caméra de Valérie Müller le calme que lui procure la pratique de la danse. Elle explique, dans un témoignage qui croise celui d’une co-détenue, que ces quelques heures de pratique artistique par semaine lui permettent de se sentir libre, surtout lorsqu’elle et les autres « peuvent faire ce qu’elles veulent, qu’il y a de l’espace et personne pour leur dire de baisser le son ». Quel apaisement, dans ce contexte exigu et surpeuplé, que de danser, d’échapper momentanément au perpétuel désœuvrement, à l’engourdissement carcéral qui peu à peu les voit glisser, se fondre dans la routine imposée, chronométrée et pourtant totalement aboulique, quand le rituel se réduit au strict nécessaire.
Le temps passé avec le chorégraphe Angelin Preljocaj ou, comme lui, tout.e autre artiste ou médiateur.trice engagé.e, est au contraire un temps souhaité dans la plupart des cas. L’absence d’obligation réveille la volonté, stimule la persévérance, l’autonomie et la responsabilité, tout comme la patience et la concentration, requises par tout nouvel apprentissage. Autant de conditions sine qua non au retour réussi à une vie sociale après leur remise en liberté. Si, dans le film, Angelin Preljocaj livre avec sincérité sa conscience aigüe de l’enjeu que représente le fait de préparer ces cinq femmes à se produire pour la première fois sur de grandes scènes, les intéressées elles-mêmes semblent s’être investies à égale hauteur. À la responsabilité envers elles-mêmes s’est ajoutée celle envers les autres. Ce devoir moral de réussir ensemble apparaît comme un réponse à la perte de repères liée à un séjour en prison, où la conviction d’être livré.e à soi-même, demeurer seul.e et ne pouvoir se (con)fier à personne, s’avère écrasante.
Pour la première fois de sa vie, et bien qu’elle en ait eu l’envie depuis son plus jeune âge, Sylvia danse. Elle s’étonne d’arriver « vraiment à faire quelque chose de bien ». Elle découvre qu’elle est non seulement capable d’exprimer ses émotions avec son corps mais aussi de les éprouver de nouveau. Elle accepte peu à peu l’idée qu’elle est redevenue digne d’être considérée, de ne plus – comme elle l’explique – « [se] confondre avec [son] numéro d’écrou ».
Eric Oberdorff, chorégraphe et directeur de la Compagnie Humaine organise des ateliers de danse dans des prisons niçoises. Il défend l’idée que « si l’on crée, on a une valeur, si on a une valeur, l’autre a une valeur, et donc on le regarde autrement ». Avec la danse contemporaine s’affirment les principes d’idiosyncrasie et d’altérité. (Les images qui accompagnent cette chronique sont extraites de séries photographiques réalisées par Eric Oberdorff au cours de deux ateliers en immersion produits en 2014 et 2017 à la Maison d’arrêt de Nice, NDLR)
Créer dans un contexte carcéral permet de se confronter à un regard qui échappe enfin au mépris ou à la menace. Dans les yeux de l’intervenant.e, des co-détenu.e.s, du public que l’on voit dans le documentaire Danser sa peine, levé d’un bloc pour applaudir Malika, Sophia, Litale, Annie et Sylvia après leur première, on lit de l’attention, de la bienveillance, de l’admiration même. Si l’on s’en tient à la théorie du Soi miroir de Charles Horton Cooley, on serait défini par le regard de l’autre. Pour se construire ou se reconstruire, il importe qu’il soit positif.
En larmes
Leur peine, Malika, Sophia, Litale, Annie et Sylvia l‘escamotent en détournant le visage ou en souriant exagérément. En société, et plus encore en prison, pleurer est un aveu de faiblesse. Exposer ses vulnérabilités, c’est prêter le flanc à de nouvelles blessures. Les larmes de joie, elles, sont inattendues. Et célébrées. En coulisse après leur première représentation, ces femmes qui n’osaient se toucher quatre mois plus tôt, se jettent sans retenue dans les bras l’une de l’autre pour s’embrasser. Laisser apparaître sa joie, c’est aussi exposer aux autres ce qui pourrait nous être arraché douloureusement. Pleurer de joie, c’est mettre à distance sa vigilance en réapprenant à accorder sa confiance. Avec une dignité retrouvée, et la force enfin de « vraiment faire quelque chose de bien ».
Couverture : série “Corpus Fugit” / Maison d’arrêt de Nice – 2014 © Éric Oberdorff