Lone Twin The Boat Project 2011 2012 Le voilier
société

La place de l'art, 24 avril 2018

Lone Twin The Boat Project 2011 2012 Le voilier

L’expérience de la démocratie

Investigation par Estelle Zhong Mengual

Sommaire

L’attribution au mois de décembre 2015 du prestigieux Turner Prize au collectif d’architectes anglais Assemble révélait au grand jour une part de l’art participatif encore mal connue du public. Pour évoquer ce type de pratique qui s’inscrit dans l’espace social et non dans le monde de l’art, Estelle Zhong Mengual s’appuie sur l’exemple du collectif anglais Lone Twin (Gregg Whelan et Gary Winters) qui, entre 2011 et 2012, a construit un voilier à l’aide de 1221 objets donnés par des « participants » volontaires. Ce bateau est aujourd’hui mis à la disposition de toutes sortes d’usagers. S’appuyant sur la pensée de John Dewey, Estelle Zhong Mengual voit dans ce type d’expérience non pas un « idéal » de démocratie mais le « fait » de la démocratie par son principe d’ « activité conjointe » et de « communauté d’action ».

[ 1 ]

Mark Brown, “Urban regenerators Assemble become first non-artists to win the Turner Prize”, The Guardian, 7 December 2015. Available online here.

[ 2 ]

See the reactions to the announcement of the Turner Prize results reported by Charlotte Higgins in the article “Turner Prize Winners: ‘Art ? We’re more interested in plumbing’”, The Guardian, 8 December 2015. Available online here.

[ 3 ]

For an overview of some typical facets of participatory art, see Claire Bishop, Artificial Hells. Participatory Art & the Politics of Spectatorship, London, Verso, 2012.

[ 4 ]

Thank you to Bruno Latour for turning me on to this idea during a SPEAP seminar in May, 2016.

[ 5 ]

Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, namely « L’activité de “mettre en commun” comme institution du commun », p. 234-240.

[ 6 ]

Estelle Zhong, La communauté de singularités. Réinventer le commun dans l’art participatif britannique (1997-2015), doctoral thesis in art history, 2015.

[ 7 ]

We are much obliged to the Belgian artist François Hers, creator of the Nouveaux Commanditaires, for calling attention to this kind of solitude which is specific to contemporary artists. François Hers, Xavier Douroux, L’art sans le capitalisme, Dijon, Les Presses du Réel, 2011. We also owe a lot to Alistair Hudson, whose radical stance contributed to changing how we see the role of the contemporary artist.

[ 8 ]

Via personal correspondence, March 2011.

[ 9 ]

Estelle Zhong, “La reconstitution comme pratique artistique: les faux souvenirs dans la fabrique de l’Histoire. Etude des reconstitutions de Nikolai Evreinov, La Prise du Palais d’Eté (1920) et de Jeremy Deller, The Battle of Orgreave (2001)” in Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, n°39, Paris, Editions Picard.

[ 10 ]

Excerpts from the project description www.theboatproject.com

[ 11 ]

The description here is from my own experience of the Boat Project in March, 2011.

[ 12 ]

Lone Twin, The Lone Twin Boat Project, Dartington, Chiquita Books, 2012, p. 11.

[ 13 ]

The sailboat is currently available for rental, leaving from Hamble and Chichester Harbour. The money raised will be used for maintenance and repairs.

[ 14 ]

John Dewey, Le public et ses problèmes (1915), Paris, Gallimard, 2010, p. 243-244.

[ 15 ]

Ibid., p. 246.

Un prix artistique remporté par des non-artistes

Le 7 décembre 2015, le Turner Prize, l’un des plus prestigieux prix de l’art contemporain, est attribué au collectif Assemble, sous les yeux incrédules du monde de l’art. The Guardian titre le lendemain : « Assemble, premiers non-artistes à gagner le Turner Prize1 ». Le qualificatif « non-artistes » pourrait simplement souligner le fait qu’ils sont architectes – une anomalie dans l’histoire du Turner Prize qui ne récompense traditionnellement que des plasticiens – mais ce terme pointe une « anomalie » bien plus aiguë : le travail d’Assemble ne serait pas ce qu’on appelle « de l’art ». En effet, le projet Granby Four Streets, pour lequel le collectif a été récompensé, ne semble pas posséder les qualités d’une œuvre d’art contemporain : ce n’est ni un objet, ni exposé dans un musée, ni vendu sur le marché de l’art – et c’est moins destiné à être regardé qu’à être fait. Plus étonnant encore : l’œuvre n’a pas été imaginée et conçue par les seuls architectes mais résulte d’une collaboration avec les habitants de Toxteth, un quartier de Liverpool. Assemble s’est proposé de donner un coup de main aux résidents de ce quartier en déshérence en les aidant à réaménager leur lieu de vie en un lieu habitable.

Des policiers sur le champs en train de courir avec leur boucliers par Jeremy Deller, La bataille d’Orgreave, 2001

Jeremy Deller, La bataille d’Orgreave, 2001, capture d’écran exposition Villa Arson 2005 © Jean Brasile

Granby Four Streets constitue alors l’intervention d’Assemble dans un processus de reconstruction entamé par les habitants eux-mêmes. En commun, ils aménagent un jardin d’hiver et plusieurs maisons, loin de l’idée qu’on se fait en général de l’art contemporain. Que penser alors de l’attribution du Turner Prize à un tel projet ? Est-ce un simple écart dans l’histoire de l’art ou le signe d’une certaine fin de l’art, comme on a pu le diagnostiquer2 ? Nous faisons l’hypothèse que cette victoire d’Assemble constitue un symptôme à la fois plus précis et plus profond : la reconnaissance par le monde de l’art institutionnel de tout un nouveau pan de la création contemporaine n’intéressant jusqu’alors qu’une poignée de gens, le participatory art, l’art participatif.

Qu’est-ce que l’art participatif ?

Le terme participatory art est utilisé par les historiens d’art pour désigner des formes très variées de participation, qui vont de la mobilisation de figurants dans une performance pendant quelques minutes (comme dans certaines pièces de Tino Sehgal par exemple) à des processus de coproduction entre artiste et volontaires sur plusieurs années3. C’est cette dernière modalité de participation qui nous intéresse ici, à savoir, créer dans l’espace social plutôt que dans l’atelier, avec d’autres plutôt qu’avec son for intérieur, de façon collective plutôt que démiurgique, et sur une longue durée.

Jeremy Deller propose ainsi aux anciens mineurs d’Orgreave de participer à la reconstitution historique de l’émeute de 1984 (The Battle of Orgreave, 2001). Pendant la seconde guerre d’Irak, Michael Rakowitz apprend à des collégiens américains les recettes de cuisine irakienne de sa mère ; sur leurs tabliers, on peut lire « Enemy Kitchen » (Enemy Kitchen, 2006). Javier Téllez organise, avec les patients de l’hôpital psychiatrique de Tijuana, la propulsion d’un homme-canon par-dessus la frontière américano-mexicaine (One Flew Over The Void. Bala Perdida, 2001). Thomas Hirschhorn invite les habitants du quartier de Forest Houses, dans le Bronx, à construire un monument en l’honneur du philosophe italien Antonio Gramsci (Gramsci Monument, 2013). Lone Twin construit avec des volontaires un voilier, à partir de 1221 objets en bois donnés par des participants (The Boat Project, 2011-2012).

Tous ces projets appartiennent à un pan bien spécifique de l’art participatif où la participation ne prend plus l’aspect d’une invitation ou injonction ponctuelle à faire quelque chose dans le cadre d’une exposition ou d’un spectacle mais d’une collaboration au long cours dans les lieux de la vie quotidienne. Ce faisant, les enjeux de la participation changent eux aussi. On pourrait être ainsi tenté de distinguer et définir cette branche singulière de l’art participatif comme art des communs (art of the commons4), un art qui vient questionner la réinvention des conditions et des formes possibles d’un faire collectif. La participation s’apparente ici à une mise en commun des savoir-faire et des expériences de chacun qui permet de créer de nouveaux communs immatériels (symboles, savoirs, rituels, communautés), et matériels (biens ou espaces gérés de manière collective5). L’émergence de cet art est à comprendre à la lumière d’histoires artistiques et sociales locales6. Ces artistes, issus de pays et de parcours artistiques différents, possèdent cependant un trait partagé qui permet de comprendre en partie ce phénomène : une insatisfaction et un même désintérêt pour le rôle que le monde de l’art leur propose spontanément.

La participation comme nouvelle manière d’être artiste

Des personnes assises participent à l'Assemble, Folly for a flyover, 2016, Londres

Assemble, Folly for a flyover, 2016, Londres

Que signifie être artiste pour beaucoup d’artistes contemporains ? Travailler seul dans son atelier, exposer son travail et le montrer à quelques personnes pendant quelques jours et, dans le meilleur des cas, vendre une pièce qui sera stockée dans les réserves d’une collection privée ou publique d’où elle ne sortira que très occasionnellement. La vie sociale des œuvres peut s’avérer ainsi très limitée et, d’un certain point de vue, celle des artistes aussi, qui n’ont bien souvent pour seuls interlocuteurs que les professionnels du monde de l’art7. Une forme d’isolement, de fonctionnement en vase clos, à effets réduits, caractérise la manière la plus répandue de faire œuvre dans les arts plastiques aujourd’hui : elle ne condamne pas une œuvre à l’unanimité, pas plus qu’elle n’est garante de sa qualité. Si elle convient parfaitement à certains artistes, cette manière de faire ne convient pas à d’autres qui se sentent en quelque sorte comme « privés du monde ». Et privés de toute effectivité dans ce monde. Faire participer des non-artistes à un projet artistique ou, comme le fait Assemble, proposer de mettre la main à la pâte, telle est la solution que des créateurs ont trouvée pour sortir des espaces et des fonctions restreintes qui leur étaient assignées.

De ce point de vue, coproduire une œuvre avec d’autres constitue une sorte de sésame libérateur qui ouvre sur une manière d’être artiste qui autrement n’aurait pas été possible : « Je ne fais pas participer les gens. C’est eux qui me permettent de participer au monde8», affirme Gregg Whelan de Lone Twin. La création en ressort elle-même complètement changée. Elle se retrouve enrichie par la mise en commun des pratiques, des savoir-faire, des problèmes, des virtuosités, et des énergies des autres : ce sont en quelque sorte les habitants de Granby Four Streets qui, par leur expérience, leur initiative et leurs compétences propres, offrent à Assemble la possibilité de mettre sur pied une œuvre artistique forte. Ce sont les compétences musicales et humaines de cette fanfare de cuivres du nord de l’Angleterre qui permettent à Jeremy Deller de réaliser Acid Brass (1997), tout comme ce sont les compétences des praticiens des reconstitutions historiques napoléoniennes qui lui permettent dans The Battle of Orgreave (2001)9 d’élever des émeutes ouvrières au rang de bataille historique de l’Angleterre contemporaine. Créer avec d’autres, dans le monde, ouvre aux artistes des chemins de création enrichis de l’ensemble des pratiques et savoir- faire humains, chemins auparavant jusque-là hors de portée, faute d’avoir plusieurs vies.

L’invention de formes qui n’ont pas l’air artistique

Portrait du voilier qui participa au projet Lone Twin, The Boat

Lone Twin, The Boat Project, 2011-2012

On ne peut refuser à Assemble et à l’art participatif la dénomination « art » que si l’on considère que la manière dominante de créer en art aujourd’hui serait une essence de l’art. Car Granby Four Streets ou d’autres projets participatifs correspondent bien à d’autres circonscriptions de l’art, comme celle héritée de l’histoire des avant-gardes artistiques. Les artistes de l’avant-garde ont ceci en commun que là où tout le monde voit l’Art, eux ne voient qu’un corpus d’habitudes historiques, une certaine manière de créer chez l’artiste, une certaine manière de recevoir l’œuvre chez le spectateur. Les avant-gardes pourraient ainsi être considérées comme une vaste entreprise de « déshabituation » de ce que l’on considère comme l’Art, c’est-à-dire tout ce qui correspond à un canon donné (une définition du Beau, telle ou telle compétence technique, certains médiums…). D’où cette émancipation des formes caractéristiques de ces mouvements : collage, ready-made, performance, conversation, etc. – autant de formes qui, au moment de leur émergence, n’avaient pas l’air artistique. L’art participatif, dans sa dimension d’art des communs, peut être analysé comme l’une des incarnations les plus récentes de ces avant-gardes. Il partage avec elles ce goût pour les formes non répertoriées qui rompent avec nos manières coutumières de faire et de recevoir l’art. Mais il partage aussi avec elles la même boussole fondatrice : « changer l’art et la vie ». En dernière instance, redéfinir les habitudes d’art vise à reconfigurer les habitudes vitales – sinon à quoi bon ?

Changer les manières de faire en art transforme notre mode de disponibilité au monde à partir de cette boussole, c’est tout un pan de l’art participatif qui pose la question : « Comment changer la vie, c’est-à-dire produire des effets sur le plan social et politique, dans le contexte démocratique actuel ? ». À cette problématique partagée avec les avant-gardes, mais réinscrite dans la situation socio-politique contemporaine, l’art participatif, conçu comme art des communs, fait le pari que la collaboration entre artistes et participants constitue le mode d’action privilégié pour reconfigurer la création comme un être ensemble et un faire collectif. Autrement dit, l’art des communs réactive l’émancipation des formes propre aux avant-gardes et propose une invention de formes pour le moins singulières : l’invention de formes du politique.

Le politique comme voilier

Entre février et août 2011, par le biais d’annonces dans les journaux, d’affiches, grâce au bouche-à-oreille, les artistes anglais Lone Twin (collectif composé des artistes Gregg Whelan et Gary Winters) lancent un appel à contributions : ils sont à la recherche de morceaux de bois. Mais pas n’importe lesquels : « Crayon ou piano – exotique comme le bois zingana ou commun comme le bois de pin – nous voulons quelque chose qui soit un morceau de vous, quelque chose qui raconte une histoire 10 ».

Si vous étiez intéressés par l’annonce, vous pouviez soit attendre le passage de Lone Twin dans votre ville, venu récolter les dons, soit vous rendre au hangar à bateaux de la marina d’Emsworth pendant un week-end11. Si vous vous rendiez au Boat Shed, vous étiez accueilli par Gregg Whelan et Gary Winters. Ils vous demandaient de raconter l’histoire de votre morceau de bois. Ils écoutaient, posaient des questions. La conversation était enregistrée, vous étiez photographié avec votre morceau de bois, le tout numéroté et archivé soigneusement. Au total 1221 dons sont réunis. Le voilier sera ainsi fabriqué à partir d’une collection improbable : une guitare, un cintre, des crayons à papier, une crosse de hockey, une cuillère, une commode, un masque…

Photo prise durant la fabrication du voilier, Lone Twin, the Boat Project

Lone Twin, the Boat Project

Les objets sont assemblés et coulés dans une résine, de façon à former des plaques de bois lisses destinées à recouvrir l’intérieur et l’extérieur de la coque. Seulement voilà, les artistes ne savent pas construire un bateau : ils font donc appel à un constructeur naval, Mark Covell, qui prend en charge la réalisation de bout en bout. Des artisans sont également mobilisés et participent eux aussi au projet, au même titre que les donateurs. Et à quiconque souhaite mettre la main à la pâte, Lone Twin ouvre le hangar à bateaux tous les jours de la semaine, pendant un an. Dans le hangar, pas de mise en scène : artisans et constructeur s’affairent chaque jour dans le hangar. Si par un après-midi pluvieux vous entrez, vous êtes aussitôt accueilli par Jesse qui vous demande si vous connaissez le projet, vous l’explique, vous montre les objets donnés, etc12. Mais votre visite a interrompu l’activité du hangar : on était en train de coller les lattes constituant le fond de la coque. Tout naturellement, dix minutes plus tard, vous vous retrouvez à enfiler des gants bleus et, comme les autres, vous aidez à coller ces fameuses lattes. Ce n’est donc pas à proprement parler un atelier d’initiation à la construction de bateaux, présenté et organisé comme tel : vous entrez, vous filez un coup de main là où il y a besoin, vous restez, vous partez, vous revenez, vous prenez un thé, vous discutez, vous repartez. Vous pouvez venir tous les jours, toutes les semaines, ou tous les mois, comme bon vous semble, pendant un an. Lone Twin invente donc pour les habitants du coin un nouveau lieu où l’on peut travailler collectivement à la construction d’un voilier ou tout simplement discuter un brin, voir comment les choses avancent. J’ai fait la connaissance d’une habituée, Jenny, 70 ans, qui venait tous les jours « filer un coup de main ». Elle a su se trouver d’elle-même plusieurs occupations à sa mesure : préparer le thé, classer les fiches des dons, épousseter les objets. Quand elle parle du bateau, elle dit « notre bateau ».

Détail de la coque du voilier pour le Lone Twin, The Boat Project

Lone Twin, The Boat Project

Pourtant Lone Twin tient à préciser : « Depuis le début, il était très clair pour nous que ce ne serait jamais notre bateau. Et si vous posiez la question à n’importe qui de l’équipe qui a consacré tant d’énergie à faire flotter ce bateau […] ils admettraient qu’ils l’ont construit, mais ils insisteraient probablement sur le fait que ce n’est pas leur bateau. Ils n’ont pas l’impression qu’il est à eux13 ».  Cette apparente contradiction révèle la nature du voilier : il émerge comme un commun, un objet qui résulte de la mise en commun d’énergies, d’imaginaires et de compétences, et qui de ce fait appartient à tous, sans être pour autant la propriété de quiconque. « Notre bateau n’appartient à personne » : ainsi pourrait être résumé le paradoxe que recouvre cette création d’un commun14.

Faire l’expérience de l’idée de démocratie

Le philosophe John Dewey peut nous aider à comprendre ce qui s’est pleinement construit dans ce hangar à bateaux. Dans Le public et ses problèmes, il s’attache à déplier l’idée de démocratie, par distinction d’avec la démocratie comme système de gouvernement. Il propose une thèse frappante : selon lui, l’idée de démocratie n’est pas à comprendre comme une option de vie en association au même titre que d’autres. Elle n’est pas une possibilité parmi d’autres principes de vie en association : elle est « l’idée de la communauté elle-même », c’est-à-dire qu’elle constitue l’idéal même de la vie en association. Dewey définit l’idéal comme « la tendance et le mouvement d’une chose existante menée jusqu’à sa limite finale, considérée comme rendue complète, parfaite ». Dans la mesure où les faits ne peuvent pas atteindre un tel niveau d’accomplissement, on ne peut et on ne pourra jamais parler de la démocratie comme un fait, de la même façon que l’idée d’une « communauté parfaite constituée par des éléments étrangers » ne peut advenir comme un fait. Mais pour John Dewey, cette impossibilité de passer de la démocratie en tant qu’idéal de la vie en association à son actualisation en tant que fait n’est pas à prendre comme le signe d’un échec programmé de la démocratie, ou comme une limite de celle-ci. Bien au contraire, c’est toute la force de la démocratie d’être un idéal, c’est-à-dire d’être une tendance et un mouvement capables d’orienter et de vectoriser notre action. Or, s’il n’est pas possible d’actualiser pleinement la démocratie comme fait, il est cependant possible d’en faire l’expérience, c’est-à-dire de vivre cet idéal de la vie en association, de la communauté : « L’idée ou l’idéal d’une communauté pointe cependant vers des phases réelles de la vie en association, lorsque celles-ci sont libérées d’éléments restrictifs et perturbants, et sont vues comme ayant atteint la limite de leur développement. » Lorsque les conséquences d’une activité conjointe sont jugées bonnes par toutes les personnes singulières qui y prennent part, et lorsque la réalisation du bien est telle qu’elle provoque un désir et un effort énergiques pour le conserver uniquement parce qu’il s’agit d’un bien partagé par tous, alors il y a une communauté. La conscience claire de la vie commune, dans toutes ses implications, constitue l’idée de la démocratie15.

Ce qui surprend dans cet extrait, c’est l’absence de la notion d’identité pour définir la communauté. Cela surprend d’autant plus venant d’un philosophe américain, dans la mesure où les communautés ethniques et religieuses, réunies par une identité partagée, ont toujours été des acteurs politiques essentiels aux Etats-Unis. Mais c’est peut-être précisément parce qu’il appartient à une démocratie conçue comme une agrégation de ces communautés que Dewey perçoit l’urgence de formuler la possibilité d’une communauté qui ne soit pas fondée sur l’identité, et d’imaginer ainsi un autre modèle démocratique.

Il propose de penser une communauté fondée sur la notion d’activité, par opposition à des définitions centrées sur l’appartenance identitaire, comme c’est le cas des collectifs que l’on a coutume d’appeler communautés, qu’elles soient ethniques, sexuelles, religieuses, etc. Pour être une communauté, il faut faire ensemble quelque chose (« activité conjointe ») : « People together doing something », comme le formule Lone Twin pour qualifier le collectif. Mais cela ne suffit pas car « […] jamais un degré quelconque d’action collective et agrégée ne constitue par elle-même une communauté16 ».

Objets en bois pour Lone Twin, The Boat Project

Lone Twin, The Boat Project

Dewey pointe d’autres éléments nécessaires. Parmi eux, certains traits fondateurs du Boat Project : la reconnaissance de la singularité individuelle via le don des morceaux de bois et l’enregistrement des récits (« personnes singulières »), la dimension  collective de ce qui est produit (comme le notait Jenny : « partagé par tous »), l’attribution d’une valeur à cette activité que signale l’implication réitérée des volontaires (« réalisation du bien »).

Dans The Boat Project, ce bien s’identifie à une fin plus grande que soi. L’idée d’une fin plus grande que soi signifie plusieurs choses : d’abord que le « Je » (le « Je » des artistes comme le « Je » des participants) n’aurait pu produire seul ces effets dans le monde. Ensuite que le « Je » seul n’aurait jamais pu penser que de tels effets soient réalisables (comme construire un voilier à partir d’histoires racontées). De ce point de vue, une fin plus grande que soi, c’est une fin qui se situe au-delà de ce qu’on croyait possible. Mais aussi, de façon peut-être plus décisive, que la fin proposée parle à ce qu’il y a de plus haut en soi : c’est une fin qui ne vient combler aucun besoin, mais invente un vouloir. C’est une fin dont le « Je » n’est pas le destinataire : le voilier n’est pas à moi, pas pour moi et n’est pas construit pour satisfaire quelque chose chez moi.

Groupe des personnes participant à la construction du voilier pour le Lone Twin, The Boat Project

Lone Twin, The Boat Project

Le « Je » est davantage de l’ordre du récipiendaire collatéral. Certes, poursuivre cette fin produit des effets positifs sur moi, mais ce n’est pas ce que vise le projet. Cette fin m’apparaît cependant comme supérieure en intensité aux fins que je pourrais me proposer de poursuivre seul : cette supériorité d’intensité est difficile à qualifier de façon précise, mais il est possible que la puissance symbolique de l’objet artistique à construire soit ici un des facteurs décisifs de cette intensité de l’expérience.

Enfin, pour Dewey, la communauté ne résulte pas seulement d’un sentiment de collectif, mais d’une « conscience claire » des enjeux de cette vie en association qui se manifestent par le biais du jugement et de la connaissance (jugement de la valeur / connaissance des conséquences). Cette conscience claire des enjeux est le fruit de la construction du voilier ou même de l’affairement autour de lui dans la durée. C’est ce temps long qui permet que surgisse au fil des semaines un collectif que l’on peut à présent qualifier de communauté. Dans la mesure où la participation repose sur le volontariat, celle-ci se construit sur une forme d’engagement sans cesse reconduit : la présence renouvelée des volontaires, jour après jour, constitue un symptôme sûr de la façon dont ces derniers jugent la valeur de ce qui est produit et la manière dont cela est produit. Une sorte d’évaluation en continu des conséquences de l’activité se met ainsi en place. On voit ici que la durée d’un projet, son étirement dans le temps, constitue une condition essentielle à l’instauration d’une communauté au sens propre. Un projet bref serait moins à même de créer cette communauté d’action qui se constitue en connaissance de cause. La durée et le faire collectif apparaissent donc comme deux conditions nécessaires à la création de communauté dans l’art participatif.

Si les caractéristiques de la notion deweyienne de communauté ne sont pas spécifiques à l’art participatif et se retrouvent dans d’autres formes de communauté (dans l’action militante par exemple), d’autres attributs lui sont en revanche très particuliers et dessinent les contours d’une communauté spécifique à un certain art participatif : l’absence de la question de l’identité comme fondement de la communauté, remplacée par la notion d’activité conjointe et associée à une reconnaissance des singularités individuelles.

La démocratie qui manque

The Boat Project et, plus largement, tout un pan de l’art participatif17 permettent de penser cette chimère politique : une communauté non-identitaire. C’est parce que la communauté paraît toujours être le résultat d’une mise en relation de traits identitaires, que cette notion est souvent perçue comme problématique, une menace de dissolution de la république, de fragmentation d’un corps citoyen unifié sous des valeurs communes et universelles. Cet art participatif nous montre que l’on peut poser le problème de la communauté autrement, en dehors de la question identitaire, et en liaison étroite avec l’idée de démocratie. Que ces deux termes ne sont pas antinomiques mais au contraire indissociables – à condition de concevoir la communauté comme fondée sur une proposition de faire commun et sur le déploiement de celui-ci dans la durée.

Cette branche de l’art participatif, que nous avons identifiée comme art des communs, inaugure ainsi un nouveau type d’art engagé : il n’est plus question ici d’un art critique qui dénoncerait du dehors certains scandales ou injustices politiques, mais d’une création et d’une expérience de formes du politique. Et, plus précisément encore, de formes qui se font rares sur la scène politique instituée. Cet art participatif permet de faire l’expérience de « l’idée de démocratie » à travers l’expérience de la communauté : une communauté d’action entre personnes singulières et non homogènes, associées parce qu’elles jugent les conséquences de l’action menée bonnes et désirables, et ainsi prêtes à lui consacrer de leur temps et de leur énergie.

Cependant, faire l’expérience de l’idée de démocratie n’est pas à comprendre comme une expérience de l’ordre de l’utopie : cette expérience a bien eu lieu, elle a eu des effets sur les participants, elle a instillé en chacun la conviction qu’une vie commune accomplie entre individus hétérogènes était possible. Elle a peut-être fait germer l’intuition que se cachait là une forme d’existence plus accomplie ou plus intense. On peut se demander si une revitalisation de la démocratie en tant que régime démocratique ne passe pas en partie par la possibilité de faire l’expérience de la démocratie – c’est-à-dire l’expérience d’une communauté d’action telle que la décrit John Dewey – et si des pratiques artistiques qui entendent revitaliser ces expériences de la démocratie ne pourraient pas nourrir un réengagement politique créateur dans nos démocraties. Un réengagement capable, par exemple, d’amener des citoyens à occuper de nuit la place d’une capitale pour repenser collectivement la république comme action commune. C’est ainsi que l’art participatif ouvre une nouvelle forme de politisation : la recherche de la communauté d’action comme valeur et comme fin politique.


Remerciements François Hers

Image de couverture : Lone Twin, The Boat Project, 2011-2012

1.Mark Brown, « Urban regenerators Assemble become first non-artists to win the Turner Prize », The Guardian, 7 décembre 2015.

2.Voir les réactions à l’annonce des résultats du Turner Prize que rapporte la journaliste Charlotte Higgins dans l’article « Turner Prize Winners : “Art ? We’re more interested in plumbing” », The Guardian, 8 décembre 2015.

 

3.Pour un aperçu typologique des différents visages de l’art participatif, voir Claire Bishop, Artificial Hells. Participatory Art & the Politics of Spectatorship, London, Verso, 2012.

4.Merci à Bruno Latour pour m’avoir soufflé l’idée lors d’un séminaire de SPEAP en mai 2016.

5.Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, notamment « L’activité de “mettre en commun” comme institution du commun », p. 234-240.

6.Estelle Zhong Mengual, La communauté de singularités. Réinventer le commun dans l’art participatif britannique (1997-2015), thèse de doctorat d’histoire de l’art, 2015.

7.Nous devons à l’artiste belge François Hers, créateur de l’action des Nouveaux commanditaires, d’avoir mis en évidence cette forme de solitude propre à l’artiste contemporain. François Hers, Xavier Douroux, L’art sans le capitalisme, Dijon, Les Presses du Réel, 2011.

8.Communication personnelle, mars 2011.

9.Estelle Zhong Mengual, « La reconstitution comme pratique artistique : les faux souvenirs dans la fabrique de l’Histoire. Etude des reconstitutions de Nikolai Evreinov, La Prise du Palais d’Eté (1920) et de Jeremy Deller, The Battle of Orgreave (2001) » dans Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, n°39, Paris, Editions Picard.

10.Extrait du descriptif du projet sur le site en ligne : theboatproject.com

11.Emsworth est une ville côtière de 10 000 habitants, située dans le sud-est de l’Angleterre, dans la région du Hampshire.

12.La description repose ici sur ma propre expérience du Boat Project, en mars 2011.

13.Lone Twin, The Lone Twin Boat Project, Dartington, Chiquita Books, 2012, p. 11.

14.Le voilier est maintenant disponible à la location, à partir de Hamble et Chichester Harbour. L’argent ainsi récolté est consacré à la maintenance et l’entretien du voilier.

15.John Dewey, Le public et ses problèmes (1915), Paris, Gallimard, 2010, p. 243-244.

16.Ibid., p. 246.

17.Il faut ici noter que ce n’est cependant pas le cas dans l’art participatif américain qui repose le plus souvent sur la participation de communautés données, principalement des communautés ethniques (noire américaine, latino). C’est le cas dans les projets de Rick Lowe, Theaster Gates, Tania Bruguera… Cela s’explique en partie par le fait que ces artistes s’inscrivent dans une lutte pour la justice sociale impliquant de mobiliser des groupes sociaux identifiés. La lutte sociale recouvre la lutte identitaire. La conception de l’engagement politique dans l’art participatif nord-américain paraît ainsi s’être indexée sur la lutte des minorités des années 1960, c’est-à-dire sur une lutte de reconnaissance et d’accès aux droits de communautés identitaires, qu’elles soient ethniques ou sexuelles.

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