108, peinture murale dans ferme laitière abandonnée
société

Culture pop, 15 octobre 2020

108, peinture murale dans ferme laitière abandonnée

Des non-lieux aux festivals
Le street art en Italie

Investigation par Vittorio Parisi

Sommaire

Le street art italien est ancré dans un paysage urbain dense de lieux interstitiels, notamment d’architectures post-industrielles, de friches, d’édifices désaffectés et squattés qui, entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, ont conduit de jeunes créateurs à développer des nouvelles formes de peinture urbaine, spontanées et illégales, pour la plupart dérivées de l’expérience du graffiti writing. Au cours de la décennie suivante, et suite à la prolifération des festivals dédiés, cette pratique a progressivement gagné la reconnaissance de l’industrie culturelle et du monde de l’art, ce qui semble avoir causé une perte du caractère spontané et dissonant qui la caractérisait à l’origine.

[ 1 ]

BENGTSEN, Peter, The Street art World, Almendros de Granada Press, 2014, p. 11.

[ 2 ]

BECKER, Howard Saul, Art worlds, University of California Press, 2011.

[ 3 ]

SOMMER, Robert, Street art, Links, 1975.

[ 4 ]

SCHWARTZMAN, Allan, Street art, The Dial Press, 1985.

[ 5 ]

Le terme « graffiti writing » désigne une pratique urbaine illégale, née à la fin des années 1960 entre Philadelphie et New York, basée sur l’inscription du pseudonyme de l’artiste (« tag ») sur des surfaces urbaines (notamment les wagons des métros) dans un style graphique le plus original et inimitable possible.

[ 6 ]

BAUDRILLARD, Jean, « Kool Killer ou l’insurrection par les signes », L’échange symbolique et la mort, Gallimard, 1976, p. 118-128.

[ 7 ]

PARISE, Goffredo, « La nuova cultura popolare americana », New York, Rizzoli, 2001, p. 59-66.

[ 8 ]

Ce concept est formulé par les sociologues Nathalie Heinich et Roberta Shapiro. Il désigne la façon dont des pratiques « viennent à être traitées, collectivement et institutionnellement, comme de l’art. « Postface. Quand y a-t-il artification ? », De l’artification, HEINICH, Nathalie, SHAPIRO, Roberta (éd.), Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2012, p. 269-272.

[ 9 ]

PARISI, Vittorio, « Le street art satirique de Blu entre déartisation et auto-iconoclastie », Ridiculosa, N° 24 « Satire visuelle et espace public », EIRIS – Université de Bretagne Occidentale, 2017, p. 209-228.

[ 10 ]

Dans une interview de 2007 accordée à l’activiste iranien Karan Reshad. Disponible sur Kolah Studio

[ 11 ]

GOMBRICH, Ernst, The Story of Art, Phaidon, 1950, p. 5.

[ 12 ]

« Padania » est une autre façon de désigner la « pianura padana » (plaine du Pô). Le terme a trouvé un certain écho médiatique à partir des années 1990, quand le parti politique fédéraliste et séparatiste de la Ligue du Nord a proposé de donner le nom de « Padania » au projet de nouvel État indépendant de l’Italie du Nord.

[ 13 ]

MINELLI, Filippo, GALESI, Emanuele, Atlante dei classici padani, Krisis Publishing, 2015.

[ 14 ]

AUGÉ, Marc, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, 1992.

[ 15 ]

SOMMIER, Isabelle, « 7. Le rap engagé en Italie : un fil rouge entre les années 1968 et les années 1990 ? », Art et contestation [en ligne], Presses universitaires de Rennes, 2006. [Consulté le 15 avril 2020].

[ 16 ]

Pour une histoire du mouvement autonome italien voir notamment : BALESTRINI, Nanni, MORONI, Primo, La horde d’or. Italie 1968-1977. La grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle, L’Éclat, 2017.

[ 17 ]

SOMMIER, Isabelle, op. cit.

[ 18 ]

PARISI, Vittorio, « Le graffiti writing et le street art entre non-lieux et lieux communs : un changement de paradigme », thèse de doctorat soutenue à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne le 8 octobre 2018, Annexe 10 : Carte géochronologique des festivals de street art en Italie (2002-2015), p. 445-455.

[ 19 ]

Parmi les contributions sur ce thème, je signale notamment : SCHACTER, Rafael, « The Ugly Truth: Street art, Graffiti and the Creative City », Art & the Public Sphere n° 3 (2014) p. 161-176 ; ou encore KOSTOV, Ana Bambić, « Street art As the Omen of Gentrification », Open Walls Gallery, 7 février 2018 [en ligne. Consulté le 15 avril 2020].

[ 20 ]

ADORNO, Theodor W, Théorie esthétique, JIMENEZ, Marc (trad.), Klincksieck, 2011, p. 345.

[ 21 ]

LEFEBVRE, Henri, Le droit à la ville, Economica, 2009, p. 88.

Street art : quelques repères historiques et terminologiques

De quoi parlons-nous quand nous utilisons le terme « street art » ? La question n’est pas anodine, et il nous suffirait de lancer une recherche sur Google images ou sur Instagram, pour nous rendre compte de la grande variété des médiums, supports, techniques et styles mais surtout de la pluralité des contextes vis-à-vis desquels l’expression « street art » semble s’être imposée : de la peinture à la bombe aux stickers ou aux mosaïques, des installations aux projections, des pochoirs de petite taille aux peintures murales, des murs au mobilier urbain, des interventions illégales aux performances autorisées, cet art de la rue a fini par entrer dans les galeries ou les musées, ce qui sonne comme un oxymore qui n’étonne plus personne.

Il semble qu’aujourd’hui l’expression « street art » puisse signifier tout et n’importe quoi, ce que l’historien de l’art et sociologue danois Peter Bengtsen affirme d’une manière plus élégante et rigoureuse : « Le terme street art ne peut pas être défini univoquement puisque celui-ci concerne quelque chose qui est constamment renégocié 1. » Bengtsen adopte l’approche pragmatiste du sociologue américain Howard Becker, pour qui un art se définit à travers sa constante négociation discursive au sein du « monde » dont il fait partie, autrement dit par le réseau d’individus qui – directement ou indirectement – contribuent à sa production matérielle2. Le concept de négociation implique ainsi un conflit qui semble dès l’origine hanter l’expression « street art », son sens et la légitimité de son usage par les différents membres qui composent le réseau. En ce sens, l’affirmation de Bengtsen est comme une invitation à s’interroger moins sur l’origine du street art comme phénomène artistique que sur l’évolution des discours qui accompagnent cet objet apparemment indéfinissable.

On doit la première mention éditoriale du terme « street art » au psychologue environnementaliste américain Robert Sommer, notamment dans son ouvrage Street art de 1975. La formule est alors employée pour désigner les community murals californiens, autrement dit les peintures murales, pour la plupart autorisées, réalisées par les résidents des quartiers3. Dix ans plus tard, en 1985, un autre auteur américain, Allan Schwartzman, signe un ouvrage portant le même titre, mais cette fois-ci le terme est employé pour décrire une nouvelle scène artistique, essentiellement new-yorkaise, marquée par de jeunes artistes tels Keith Haring ou Richard Hambleton, entre autres, issus des écoles d’art4. Ces derniers avaient fait de l’espace urbain leur propre terrain d’expression, dans la foulée des graffiti writers5 qui avaient dominé la scène urbaine new-yorkaise durant les quinze années précédentes.

Quid du street art en Europe ? L’expérience du writing new-yorkais n’a pas tardé à traverser l’Atlantique. Parmi les premiers à attirer l’attention sur le phénomène on trouve dès 1976 le sémiologue français Jean Baudrillard6 et l’écrivain italien Goffredo Parise7, mais il faudra attendre les débuts des années 1980 pour que les jeunes français et italiens commencent à pratiquer le writing. En Italie plus qu’en France – où, contrairement à ce qui s’est passé aux États-Unis, cette pratique s’installait dans une scène urbaine déjà marquée par des artistes comme Ernest Pignon-Ernest ou Gérard Zlotykamien – il semble exister entre le graffiti writing et ce qu’on appelle « street art » un véritable rapport de filiation.

« Le street art n’existe pas »

Ericailcane, peintures murales dans un couvent abandonné, Grottaglie

Ericailcane, peintures murales dans un couvent abandonné, Grottaglie, FAME Festival, 2009 © Vittorio Parisi

Parmi les pionniers du street art italien, le peintre 108 a commencé à intervenir dans l’espace urbain à la fin des années 1990, en partant du graffiti, pour ensuite transformer les chiffres de son tag, 108, en des formes abstraites, jusqu’à en faire une expression picturale urbaine illégale, caractérisée par de grandes « taches » noires irrégulières. Interviewé par le magazine italien Design Playground, il reconnaît que le terme « street art » était plus approprié pour décrire l’époque « entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, lorsqu’avec le temps nous sommes passés des tags aux stickers, aux affiches et aux pochoirs… il s’agissait toujours d’une activité spontanée, mais le mot graffiti ou writing ne fonctionnait plus ». Il ne cache pas cependant sa perplexité face à l’utilisation actuelle de « street art », souvent employé pour parler d’interventions sur façades, non plus spontanées mais autorisées voire soutenues par des institutions : « Dans la plupart des cas aujourd’hui il s’agit de muralisme, mais le mot street art est plus à la mode et fait circuler plus d’argent […] un moyen pour faire des événements, des livres et quelques sous. »

Un premier conflit inhérent au « monde » du street art oppose, à travers les mots de 108, les artistes à des personnes telles que les producteurs d’événements ou de livres, que l’on pourrait ranger dans la catégorie plus large des producteurs « légitimes » de culture et de savoir : si, d’un côté, ces derniers ont contribué à l’« artification »8 du street art, de l’autre ces mêmes producteurs de culture et de savoir sont responsables d’une construction discursive qui finit par se révéler éloignée du vécu des artistes à l’origine de cette pratique.

Blu, un autre protagoniste de la scène italienne appartenant à la même génération que 108, a lui aussi commencé par le graffiti writing à la fin des années 1990, pour ensuite développer un muralisme figuratif, qu’on pourrait définir d’autonome et de radical – au sens où il réalise ses grandes peintures murales à l’aide d’un équipement d’escalade, souvent sur des façades de squats, sans autorisation ni soutien institutionnel – marqué par des propos anarchistes, antimilitaristes, altermondialistes et environnementalistes9. Alors que 108 reconnaît malgré tout à l’expression « street art » une certaine pertinence à la fois historique et pratique, Blu dit clairement10 : « Le street art n’existe pas, il n’y a que toi et le monde extérieur. » Cette affirmation peut nous en rappeler une autre, assez célèbre, d’Ernst Gombrich : « L’art en tant que tel n’existe pas ; seuls existent des artistes11. »

En admettant que le street art en tant que tel n’existe pas, je n’irai pas jusqu’à dire que seuls existent des street artistes (un qualificatif qu’aussi bien Blu que 108 rejettent sans hésiter), mais plutôt des créateurs, tous jeunes, qui ont spontanément commencé à intervenir dans ce « monde extérieur » dont Blu parle, et qui sans l’avoir cherché ont été traités en tant que « street artistes », collectivement et institutionnellement.

Pour mieux comprendre le caractère de spontanéité dont parle 108, en grande partie dérivé du graffiti writing et qui caractérisait le street art italien des premières années 2000, il faut aller le chercher dans les lieux où cet art a spontanément germé..

Blu, peinture murale dans un couvent abandonné, Grottaglie

Blu, peinture murale dans un couvent abandonné, Grottaglie, FAME Festival, 2009 © Vittorio Parisi

Un art des non-lieux

La région de la plaine du Pô est une sorte de banlieue continue. Ce qui unit les artistes du nord de l’Italie c’est que nous portons tous en nous l’expérience et la mémoire de ces lieux, en bien ou en mal. Nous les avons fréquentés avant même d’y aller peindre, quand nous étions enfants et que nous faisions du vélo pour explorer les usines abandonnées, les entrepôts, les friches… Ce qui m’a le plus frappé, c’est qu’ils ne sont jamais vraiment habités : ils sont peuplés seulement par des marginaux. Je pense principalement aux voyeurs, aux clients des prostituées, aux nomades… aux outsiders de toutes sortes.

Ce sont les mots de 108, pour me décrire le rapport entre sa pratique et les lieux où elle s’est développée quand il était encore adolescent. L’espace interurbain qui caractérise la région de la plaine du Pô ressemble donc à une grande périphérie diffuse, architecturalement marquée par la présence de nombreux établissements industriels à l’abandon, ainsi que de nombreuses constructions inachevées. En 2015, un autre artiste de la même génération, Filippo Minelli, avec l’auteur Emanuele Galesi, ont donné naissance au site web Padania Classics12, « un projet de recherche visuelle visant à identifier les classiques de la plaine du Pô à travers leur esthétique, leur architecture et les comportements humains ». Ce projet a ensuite donné lieu à l’Atlante dei classici padani (atlas des classiques de la plaine du Pô), voué à l’identification et à la classification d’un « canon urbain de la plaine du Pô », paradoxalement fondé sur l’inachèvement architectural, la surabondance de béton armé, ou encore l’abandon d’établissements industriels13. D’après 108, le graffiti writing et le street art qui se sont développés dans la région de la plaine du Pô ne pouvaient surgir qu’au sein de cet étrange et presque sinistre paysage interurbain : « Vers 2004, quand je me suis rendu compte que depuis des années je me promenais seul pour faire des taches noires dans ces lieux inhabités et spectraux, j’ai aussi compris que pour moi ces lieux étaient devenus une sorte d’obsession, que j’avais besoin d’y aller pour créer mes formes. J’ai réalisé que moi aussi j’étais un outsider, et que ce que je faisais était incompréhensible pour la plupart des gens : pas vraiment le fait de créer des taches noires, mais plutôt de les créer dans ces endroits. »

Le rapport entre les créations de 108 et le monde extérieur semble se fonder sur l’exploration d’un paysage post-industriel, constitué de sites résiduels et marginaux, dans un état d’indétermination spatiale et temporelle : des lieux à l’arrêt, interstitiels, dépourvus d’identité ou l’ayant perdue. Autrement dit, en empruntant un concept à l’anthropologue français Marc Augé, des non-lieux14. Chez 108 et les artistes de sa génération, l’exploration et l’investissement pictural spontanés de ces non-lieux naissent en tant que jeu. Ensuite, ce jeu prend la forme d’une approche poïétique, et donc créatrice, du paysage urbain, par laquelle les lieux subissent une métamorphose : l’apparition inattendue de l’œuvre leur confère une nouvelle identité, et donc une nouvelle existence par-delà leur fonction originelle et leur état présent d’abandon. Le lieu et l’œuvre deviennent ainsi une seule et même chose.

Cette transformation est d’autant plus radicale pour les édifices désaffectés et transformés en squats, qui en Italie prennent le nom de « centres sociaux autogérés et occupés » (CSOA). Ces derniers « s’inscrivent dans le mouvement d’occupations d’édifices publics ou privés qui commence en 1968 dans le premier souci de loger les nouveaux ouvriers des grandes métropoles du nord de l’Italie15 ». Ils deviennent ensuite les lieux-symboles du contexte politique agité de 1977, caractérisé par la radicalisation armée du mouvement d’extrême gauche dit « autonome »16, pour enfin trouver un nouvel élan à partir du milieu des années 1980, « insufflé par le mouvement punk, à l’impact bien supérieur à celui que l’on connaît en France », marqué par « l’accentuation des activités dites expressives, notamment musicales, mais aussi fanzines […] puis revues ; le développement des activités d’autoproduction dans le domaine artistique et littéraire ; l’introduction des technologies de pointe, en particulier de l’usage militant d’Internet17 ».

Parmi les activités « expressives » autoproduites citées et pratiquées, la peinture murale n’a jamais cessé d’occuper une place prééminente, d’abord avec le graffiti writing, ensuite avec le street art, notamment dans des CSOA tels que le Virus et le Leoncavallo à Milan, l’Ex Emerson à Florence, ou encore l’Atlantide et le XM24 à Bologne.

Des squats aux festivals

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SAM 3, anamorphose, Grottaglie, FAME Festival, 2011 © Angelo Milano

« Les CSOA étaient le dénominateur commun de toute une génération de créateurs marginaux », me raconte Angelo Milano, sérigraphe originaire de Grottaglie, une petite ville des Pouilles, comptant un peu plus de trente mille habitants et principalement connue pour sa production de céramiques, qui remonte au VIIIe siècle av. J.-C. Avant de retourner dans sa ville d’origine en 2006, Angelo avait étudié à Bologne, où il s’était lié d’amitié avec Blu et Ericailcane – un autre représentant de la première génération de « street artistes » italiens – et avait fréquenté les CSOA Atlantide et XM24. « Moi, je jouais dans un groupe punk, eux, ils peignaient. Je n’ai jamais entendu personne prononcer le mot street art, personne ne disait ‘allons faire du street art’, à la limite on disait ‘allons peindre, allons dessiner’. Au bout d’un moment on a vu circuler ce mot dans les livres, les magazines ou certains sites web anglophones, mais ni moi ni mes potes n’avions rien à foutre de ces saloperies. » Angelo est aussi le fondateur du festival FAME, actif à Grottaglie de 2008 à 2012, premier du genre organisé en Italie du sud et reconnu comme l’un des plus importants festivals européens de street art malgré le refus catégorique de son organisateur à le considérer comme tel. FAME a réuni des artistes aujourd’hui réputés dans le monde entier : Blu, Ericailcane et 108, mais aussi le Français JR, le Portugais Vhils ou l’Américaine Swoon…

Les premiers festivals de street art sont apparus en 2002 avec Icone, organisé à Modène, en Émilie-Romagne. Pietro Rivasi, son fondateur, pratiquait le graffiti depuis le début des années 1990 et il était entré en contact avec deux writers de la scène parisienne : Honet et Stak, ce dernier connu aujourd’hui sous son patronyme, Olivier Kosta-Théfaine. Dans les années 2000, dans le même esprit d’investigation formelle qui avait amené 108 à transformer son tag en un langage pictural abstrait, Stak et Honet se sont progressivement désengagés de leur tag, et ont commencé à expérimenter d’autres langages, plus proches de l’art contemporain. Pietro invita les deux artistes à Modène et organisa avec eux une exposition dans un café du centre-ville, et la réalisation d’œuvres dans l’espace urbain, avec l’autorisation de la mairie : « Icone est né du désir de montrer ce que certains writers européens étaient en train de faire, c’est-à-dire reconsidérer leur pratique à l’aune des théories et des langages de l’art contemporain. À l’époque personne ne pensait qu’on allait dénaturer le principe du writing en organisant une exposition, ou en peignant sur des murs autorisés, parce que nous avions tous ce que dans le jargon on appelle la ‘street cred’. On était tous passé par l’illégalité et on s’était tous fait choper par les flics, mais à Modène tout était très compliqué : contrairement à Bologne il n’y avait pas de CSOA où on aurait pu peindre illégalement sans se faire arrêter. Lorsque quelqu’un se montrait sensible au graffiti et nous autorisait à peindre légalement sur des murs, on ne disait pas non, et en même temps on n’avait pas du tout l’impression que ce truc qu’on appelle street art aurait un jour éclaté de cette manière. » 

L’éclatement dont parle Pietro est illustré par des chiffres assez éloquents : si en 2002 Icone était le seul festival actif en Italie, en 2008 (année de la première édition du FAME) les festivals étaient au nombre de quatre. Puis treize en 2012 (année de la dernière édition du FAME) et vingt-huit en 201518. Le discours qui accompagne souvent l’organisation d’un festival – notamment quand celui-ci est soutenu par une institution publique et qu’il se déroule en banlieue – montre la récurrence du thème de la « requalification urbaine ». En voici quelques exemples :

« […] régénérer certaines zones dégradées de la ville et revitaliser les espaces urbains par le biais de projets artistiques, de sorte que les rues et les banlieues ne soient pas synonymes de grisaille » (site web du festival Bonito Contest Art) ; « projet d’art public participatif voué à la requalification urbaine, culturelle et sociale de ces zones grises de la ville, à partir du quartier historique de Tor Marancia » (site web du festival Big City Life, Rome) ; « Couleurs et culture pour transformer les zones les plus négligées de la ville et stimuler un processus d’interaction et de contamination mutuelle » (article sur le festival Memorie urbane, Gaeta) ; « un concours international d’art public […] afin d’améliorer la qualité environnementale du quartier […] déclencher un processus de réaménagement […] sur le plan physique, économique, social et culturel » (site web de la mairie de Turin à propos du concours d’art urbain B.ART).

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Boris Hoppek, collage mural, Grottaglie, FAME Festival, 2011 © Angelo Milano

« Grottaglie était une ville ensommeillée et administrée par une poignée de criminels ignorants. Quand je suis rentré j’ai ressenti le besoin d’inviter mes potes pour foutre un peu de bordel avec eux. Mon intention n’a jamais été de requalifier quoi que ce soit. Bien au contraire. » Par rapport au storytelling généralement employé pour décrire les festivals de street art, le discours tenu par Angelo Milano est d’un tout autre genre, et se fonde sur un principe d’antagonisme permanent vis-à-vis du monde institutionnel et ses autocélébrations.

Le FAME a effectivement été le seul festival organisé sans entretenir aucune relation avec les institutions locales, et donc sans demander la moindre subvention, publique ou privée. Chaque édition du festival était autofinancée par la vente de sérigraphies, de dessins et de toiles réalisées sur place par les artistes invités, ce qui a eu pour effet secondaire de contribuer de façon déterminante à la consolidation d’un marché du street art : « Au début l’idée était de créer une alternative au monde et au marché de l’art, notre alternative à nous. Il s’agissait de faire nos trucs, poussés par l’ennui et l’envie de s’amuser entre potes, et personne ne pensait qu’un jour on aurait une véritable carrière d’artiste. Ce n’était même pas dans nos plans. Entendons-nous : on n’achetait même pas de peinture, on allait directement la voler. » Une autre caractéristique du FAME était donc la continuité avec le régime de spontanéité ludique et d’illégalité propres à l’époque des non-lieux et des squats. « On n’a jamais demandé d’autorisation à la mairie pour aller peindre, poursuit Angelo. Au pire on la demandait aux propriétaires des façades, mais ce n’était pas souvent le cas. » Au tout début, certaines interventions lui ont attiré beaucoup d’ennuis avec les habitants et les autorités locales : c’est l’exemple des peintures réalisées à l’intérieur de l’ancien couvent des Capucins, construit en 1536 et laissé à l’abandon depuis 1986, mais toujours protégé par la Soprintendenza (organisme émanant du ministère de la Culture, qui s’occupe de la tutelle du patrimoine architectural, artistique et paysager).

Cependant, comme le raconte Angelo dans une interview accordée au magazine Artribune, les choses ont changé assez rapidement, et l’aura de vandalisme qui avait caractérisé les premières éditions du festival a progressivement suscité l’intérêt, l’approbation et l’enthousiasme des médias : « Les premières années, c’était beaucoup mieux, car le festival provoquait des frictions et cela était très amusant. Ensuite, vu la renommée grandissante des artistes invités, la presse et Internet ont commencé à faire courir le bruit que FAME était un événement qu’il fallait soutenir. Moyennant quoi les frictions ont disparu et tout s’est dilué dans un consensus général, littéralement dicté par les médias : plus l’article était con, plus il conférait de l’autorité au festival. »

Brad Downey, installation, Grottaglie on switch on paper

Brad Downey, installation, Grottaglie, FAME Festival, 2011 © Angelo Milano

C’est ainsi qu’après la cinquième année, Angelo a décidé que l’expérience du FAME était arrivée à son terme : « À la fin de la dernière édition tout était devenu assez simple : peindre partout, faire des vidéos, même défoncer des trucs sous le regard des autorités. Nous avons eu beau essayer de faire des choses moches et provocatrices, nous n’avons obtenu en retour que des sourires et de la bienveillance. La tension des origines avait disparu […] Partout en Italie et en Europe les festivals se sont multipliés, tous identiques et interchangeables. Les institutions et les politiciens ont commencé à financer leur petit festival et la consommation du public s’est vite limitée à quelques clics sur Facebook. J’ai alors ressenti une absence totale de sens dans ce que nous étions en train de faire. »

Rétrospectivement, le nom du festival « FAME » qui jouait sur le double sens du mot en italien (« faim ») et en anglais (« renommée ») prend un air sinistrement prophétique : l’approche spontanée, illégale et anti-institutionnelle du FAME était destinée à être dévorée par sa propre renommée médiatique.

Pour en finir avec le street art « administré »

Si, d’un côté, la prolifération des festivals de street art a contribué à la reconnaissance sociale d’un art et d’artistes qui, vis-à-vis de l’industrie culturelle et du monde de l’art n’étaient que des « outsiders », elle a produit de l’autre, sous le prétexte de la « requalification » des banlieues, deux effets collatéraux. Le premier est d’ordre esthétique et consiste à transformer cet art et son caractère originel, marqué par l’exploration spontanée des non-lieux, en un pur outil institutionnel d’enjolivement urbain. Le second est d’ordre politique et consiste à pallier le déficit des gestions sociales des banlieues par l’embellissement peu coûteux des façades et l’organisation de moments festifs, voire mondains. À ce second effet collatéral s’ajoute le risque d’une exacerbation de la ségrégation, notamment au travers la gentrification, dont le lien avec le street art fait débat depuis des années19.

En dernière analyse, les festivals semblent entrer pleinement dans la case de ce que le philosophe allemand Theodor W. Adorno appelait « art administré », soit « l’organisation progressive de tous les secteurs de la culture […] la souveraineté du regard topographique qui localise les phénomènes pour tester leur fonction et leur droit à l’existence20 ». Sous la forme du festival, le street art est certainement devenu l’un des derniers et des plus actuels cas d’art administré, un art dont la « consommabilité » politique et commerciale immédiate est démagogiquement dissimulée derrière la façade des bonnes intentions. Mais dans la réalité il finit par exacerber des effets de ségrégation.

Cependant, en Italie, l’approche spontanée et sans intermédiaires qui était à l’origine du street art semble pouvoir encore survivre en dehors du format-festival, et avoir même des retombées surprenantes, tant du point de vue esthétique que social et politique, comme en témoigne le cas de Blu qui persiste dans son muralisme radical et autonome au sein de communautés d’occupants de squats, de migrants, d’activistes pour la cause environnementale. Un autre exemple nous est fourni par le duo d’artistes napolitains Cyop & Kaf qui, à partir de 2010, de manière totalement indépendante, non autorisée et autoproduite, ont parsemé les quartiers espagnols de Naples, ainsi que le vieux Tarente, de peintures murales à échelle humaine, en instaurant un dialogue permanent avec les habitants de ces quartiers et en les impliquant dans le processus de création.

Tout comme Blu et 108, Cyop & Kaf font eux aussi partie des artistes qui refusent le qualificatif de « street artistes », et se méfient de l’idée d’agiter « l’étendard de la participation, de la requalification, de l’intervention sociale », comme le font ceux qui « construisent des carrières en se mettant en scène comme des vieilles prostituées ». Ils revendiquent en revanche une « approche picturale […] mais en même temps physique et de proximité » avec les résidents : une approche fondée sur un principe de réappropriation spontanée et transformation permanente de l’urbain par ses habitants, comme le préconisait Henri Lefebvre dans sa description de la ville idéale, à savoir : « la ville éphémère, œuvre perpétuelle des habitants, eux-mêmes mobiles et mobilisés pour/par cette œuvre21 ».

Dans ce cadre essentiel, il n’y a pas de place pour les événements autorisés, les poignées de main ou les communiqués de presse. Le street art, ou mieux l’art du « monde extérieur », retrouve ainsi l’autonomie discursive et la valeur de dissonance qui semblaient appartenir à un temps révolu.

Couverture : 108, peinture murale dans ferme laitière abandonnée, Vedriano 2014 © Guido Bisagni

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