Desmesure Amazing world par Frédéric Desmesure
portrait

Artiste, 05 février 2021

Desmesure Amazing world par Frédéric Desmesure

Urbains ordinaires n°22 de Frédéric Desmesure Le nettoiement ou les sous-catégories du travail

Chronique par Caroline Bach

Sommaire

Artiste photographe engagée, notamment proche des luttes ouvrières, et chercheuse, Caroline Bach dresse pour Switch (on Paper) le portrait d’une série d’œuvres d’autres artistes qui ont marqué son regard ces dernières années. Toutes ont en commun de se plonger dans les espaces ou dans les formes du monde du travail, de l’entreprise ou du secteur public, avec une actualité souvent implacable. Pour cette première chronique : la photographie Urbains ordinaires n°22 de Frédéric Desmesure, ou comment une entreprise de nettoyage s’invite dans le champ culturel.

Trois employés de nettoyage, dans leur tenue de travail (blanche ou bleue), s’activent pour nettoyer une façade en lamelles rouge brique d’un bâtiment contemporain. Deux d’entre eux utilisent un balai à franges, également appelé « balai espagnol » ; le troisième semble nettoyer directement à même la façade. La composition de l’image est organisée selon les verticales métalliques noires du bâtiment, qui donnent à cette façade une impression de hauteur, renforcée par le contraste d’échelle avec les trois personnages. Lesquels semblent du coup face à une tâche impossible à réaliser : le nettoyage de cette immense surface. La force de cette image provient d’un renversement des échelles : c’est la petitesse des trois personnages qui retient le regard et nous attire vers eux. Nous sommes captivé.e.s et intrigué.e.s par ce qu’ils font. Qu’y a-t-il à nettoyer ? Car tout semble déjà propre. Deux autres éléments renforcent cette photographie ; le seau rouge d’abord, qui dans ce jeu rouge sur rouge ressort par la blancheur du torchon ou de la serpillère qui dépasse ; la raie lumineuse horizontale, au-dessus de deux lamelles rouge brique et qui indique la présence d’un autre espace, derrière cette façade.

Cette photographie de Frédéric Desmesure est extraite de la série « Amazing World»1. Elle a été prise à Madrid, sous l’immense toiture rouge caractéristique de l’extension du musée national centre d’art Reina Sofía, en 2005. Ce musée est consacré à l’art moderne et contemporain. Cette image montre la rencontre de deux mondes opposés en termes de reconnaissance professionnelle : celui du nettoyage (composé de métiers peu qualifiés), celui de l’art et de la culture, sphères organisées autour d’activités valorisées et valorisantes. Le nettoyage est au cœur d’une double domination qui opère dans le monde du travail en général : celle des hommes sur les femmes, celle des activités qualifiées sur celles sous-qualifiées. C’est une activité très éclairante pour construire la notion d’espace de travail et analyser les mécanismes (social, économique) du travail à l’œuvre dans notre société occidentale : « Le nettoyage tel que je l’entendrai ici est une activité de travail rémunéré consistant à retirer la souillure d’un espace considéré comme sale jusqu’à atteindre un état de propreté, c’est-à-dire l’absence de souillure, plus ou moins convenu d’avance.2 » Cette caractéristique du nettoyage retient l’attention : l’objet du travail des nettoyeurs et nettoyeuses, c’est l’espace lui-même. Ensuite, le nettoyage fait le lien entre l’espace privé (le travail domestique) et le champ professionnel (le travail rémunéré). Il construit un espace de travail hybride car il place au même endroit ceux qui nettoient et dont le travail est de nettoyer, et ceux qui passent, occupent et salissent. Ce qui a une conséquence essentielle : les nettoyeurs et nettoyeuses doivent s’arranger pour être invisibles, soit en décalant leurs horaires de travail pour ne pas venir en même temps que ceux qui travaillent dans ces espaces à nettoyer, soit en cas de coprésence, en trouvant à s’effacer pour ne pas déranger. La tenue joue un rôle décisif. Une tenue identifiable, avec une couleur caractéristique, comme celle des éboueurs, par exemple, ou avec le nom de l’entreprise, rend visible. Mais la plupart des nettoyeurs ou nettoyeuses ne reçoivent pas de tenue spécifique, ils conservent leurs vêtements personnels, ce qui accentue leur invisibilité. Le nettoyage donne par ailleurs un éclairage très précis sur le monde du travail en révélant ce qui se construit au niveau individuel (métiers dévalorisés occupés majoritairement par des femmes ou des immigré.e.s, horaires décalés et fatigue) comme au niveau de la société (division des activités entre celles conférant de la reconnaissance et une place sociale, et celles plaçant l’individu en bas de l’échelle sociale). Il porte une autre caractéristique, qui renforce la dévalorisation de cette activité : chacun d’entre nous se sent compétent, voire expert, pour juger du travail des nettoyeurs et nettoyeuses.
Enfin, il nous informe sur le devenir du travail à l’ère de la flexibilité, de l’ubérisation et du jobbing3 : temps complet versus travail à la tâche ou temps partiel, classe hyperactive versus classe marginale (ou de serviteurs), pour reprendre la distinction posée par le philosophe André Gorz, qui prévoyait qu’une masse de gens sous-qualifiés se retrouverait au service d’une caste hyperactive et qualifiée.

« Boniche » et « ménagère » sont des termes exclusivement féminins, il n’existe pas d’équivalent masculin ou alors, sur un autre registre, « homme à tout faire », peut-être. Au sein de l’ensemble des activités domestiques, le ménage ou l’entretien du linge paraissent les plus féminines et les plus… ingrates. Dans le documentaire Les Mains bleues4, un ouvrier qui était repasseur chez Levi’s raconte comment il était entré dans l’entreprise le 13 mars 1978, alors qu’il avait 16 ans. Il avait été embauché directement au repassage. Il explique qu’il ne disait pas qu’il était repasseur, mais « opérateur » : « Ça me semblait bête mais je n’osais pas dire « repasseur » parce que pour moi, « repasseur », c’est un travail de fille. »

Mierle Laderman Ukeles, mummy

Mierle Laderman Ukeles, Transfer : the maintenance of the art : mummy maintenance : with the maintenance man, the maintenance artist, and the museum conservator , performance, 1973.

Le nettoyage appartient à cette catégorie d’activités qui ne semblent requérir aucune compétence spécifique et qui se trouvent en bas de l’échelle sociale. Au sein même du nettoyage, le chercheur François Reyssat montre que la même différenciation s’opère entre les employés : attribution (ou non) de tenues professionnelles selon les qualifications ou utilisation de machines, plus valorisante, pour les hommes, par exemple.

Parmi les artistes qui déploient une critique de cette double domination, Mierle Laderman Ukeles représente une figure emblématique. Trois personnes nettoient chacun à leur tour une vitrine de musée, qui abrite une momie : un agent de nettoyage du musée (celui qui exécute les tâches ? celui qui a l’habitude de nettoyer cette vitrine ?), le conservateur du musée (celui qui a le pouvoir ?) et Mierle Laderman Ukeles elle-même. Qui est là, en fait ? qui nettoie ? l’artiste ? Auquel cas elle se place plutôt dans la sphère culturelle du conservateur et se retrouve, comme lui, en train d’effectuer une tache subalterne. La femme ? elle se retrouve plutôt du côté de l’homme d’entretien Une dernière interprétation est possible : Ukeles a choisi de mettre tout le monde au même niveau, le travail de l’homme d’entretien, le travail de l’artiste et celui du conservateur. Cette performance date de 1973 et s’intitule : Transfer : the maintenance of the art : mummy maintenance : with the maintenance man, the maintenance artist, and the museum conservator5. Elle est représentative de la pratique artistique de cette artiste américaine qui stigmatise et conteste, depuis la fin des années 1960, l’inégalité homme / femme inhérente à une hiérarchie des activités, l’invisibilité d’une catégorie de gens pourtant essentielle au bon fonctionnement et au bien-être de la cité, la démocratie participative et la nécessité de prendre soin de son environnement. Partant de son propre statut social et économique, en tant que femme, épouse, mère et… artiste, elle rayonne vers celui des femmes en général et vers celui des catégories sociales défavorisées, pour critiquer tous ces stéréotypes sclérosants. Elle se sert de l’art et de son statut d’artiste pour dénoncer la vie domestique et elle utilise les activités domestiques pour s’interroger sur son statut d’artiste-femme.

L’art de Ukeles est d’interchanger des situations ; sa pratique artistique repose sur des renversements continus : de l’espace domestique (privé de, caché) vers l’espace du musée (public, lieu de la rencontre avec autrui) ; des activités ordinaires, mineures, dévalorisantes, vers des activités créatives, majeures, « sublimantes ». De même, elle permute les espaces, en ayant une résidence (un vrai bureau qui porte son nom !) en tant qu’artiste au sein du Département de nettoyage de la ville de New York. Ou en choisissant de nettoyer l’intérieur d’un musée : elle passe la serpillère plusieurs heures sur le sol du Wadsworth Atheneum de Hartford (Connecticut), en présence du public. Elle utilise également son statut d’artiste pour remettre en cause les représentations à l’œuvre dans la société : le rôle de la femme, de la femme au travail, de la femme artiste et le rôle du travailleur du nettoyage et de son image.

Les gestes du nettoyage sont sortis de leur contexte : déployés dans un espace lié à l’art, ils deviennent ceux de l’artiste. Le lieu a transformé la nature des gestes du quotidien. Ils ont pris une dimension artistique. Ou plutôt, ils se sont chargés, en plus, d’une dimension artistique. Mais ils ont aussi conservé leur fonction initiale. C’est là la « ruse » apportée par la performance : Ukeles a vraiment nettoyé le sol.

Cette décontextualisation des gestes du nettoyage révèle que, pour elle, l’artiste doit être total : elle n’est pas artiste un certain nombre d’heures, dans son atelier. Nous pouvons poser de nouveau les questions. Qui sommes-nous en train de regarder ? Une artiste ? une femme qui récure ? une agente de nettoyage employée dans un musée ? Tout cela en même temps, puisque ces questions se renversent les unes dans les autres, puisqu’il s’agit d’une seule et même personne.

Ukeles une artiste engagée au sens où elle se sent responsable du monde dans lequel elle évolue et qu’elle est portée par la volonté de faire changer les choses. Ses derniers projets comme Flow City, commencé en 1983, traitent, à travers la gestion des déchets urbains, de la protection durable de l’environnement.

Couverture : Urbains ordinaires n°22, photographie extraite d’une série, 2009/2015 © Frédéric Desmesure

1.« Amazing World » (« Un monde stupéfiant », traduction personnelle) rassemble deux séries de Frédéric Desmesure, « Urbains ordinaires » (2009-2015) et « No Man’s Land », consultables sur le site de l’artiste Frédéric Desmesure.

2.François Reyssat, « Quand espace et objet de travail se confondent. Le cas du nettoyage. », La Nouvelle Revue du Travail, n° 9, automne 2016, p. 72. Ce texte montre que le fait que l’« espace et objet de travail se confondent » a pour effet de construire un espace de travail atypique dans lequel les nettoyeurs et nettoyeuses doivent développer de grandes capacités d’adaptation pour être efficaces sans pour autant être une gêne.

3.Le jobbing est le travail à la tâche (sans contrat de travail, ni statut), facilité par des plateformes comme Needelp ou YoupiJob, qui servent d’intermédiaires. Si les demandes concernent aujourd’hui plutôt le bricolage ou le baby-sitting, les « jobeurs » recherchent plutôt des missions liées au ménage ou à l’aide à la personne – missions qui, potentiellement, ont plus de chance de devenir régulières.

4.Film documentaire réalisé par Olivia Burton, distribué par Les productions cercle Bleu.

5.Transfert : l’entretien de l’art : entretien de la momie : avec l’homme d’entretien, l’artiste d’entretien et le conservateur du musée. (Traduction personnelle).

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