science

Danse, santé, 15 mars 2018

La maladie de Huntington

Investigation par Valérie Pihet

Sommaire

La maladie de Huntington est une maladie génétique, rare et incurable, qui provoque des troubles d’ordre cognitifs, moteurs et parfois psychiatriques, entraînant la perte progressive de l’autonomie et la mort. En 2012, Valérie Pihet a fondé avec l’écrivain Alice Rivières l’association Dingdingdong dont l’enjeu est la mise en place d’un dispositif de production de connaissances articulant le recueil de savoirs expérientiels à l’élaboration de nouvelles propositions pragmatiques, le tout dans le but d’aider les usagers – porteurs, malades, proches, soignants – à vivre dignement leur maladie. Une telle ambition oblige à inventer une forme inédite de collaboration entre usagers, chercheurs (médecins, philosophes, sociologues, historiens…), mais aussi artistes (plasticiens, écrivains, vidéastes, chorégraphes…), afin d’explorer la maladie considérée alors comme une planète inconnue et de trouver des formes narratives à la hauteur pour raconter, chemin faisant, cette aventure.

Switch (on Paper) : Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à la maladie de Huntington ?

Valérie Pihet : Quand j’ai appris que mon père avait une maladie dite « neurodégénérative », pour laquelle il n’existe pas encore de diagnostic, j’ai été très affectée mais surtout plongée dans un état de stupeur. Une partie de moi s’est engourdie. Je n’ai pas eu d’autre solution que de décider d’ignorer cette sensation du mieux que je pouvais. Un jour, en reprenant les mots de sa neurologue mon père m’a dit : « Par défaut, il s’agirait d’une maladie génétique. » Ce n’était pourtant pas la première fois, je crois, que le mot “génétique” apparaissait dans nos conversations mais ce jour là, je suis passée subitement de la stupeur à la frayeur.

Mon père, comme les médecins, mais pour des raisons différentes, ont tenté de raisonner mon inquiétude : rien ne prouvait à 100 % que cette maladie soit génétique (bien qu’il n’y ait pas d’autre hypothèse plausible) et, si elle l’était, elle n’était pas forcément héréditaire et d’ailleurs je n’avais aucun symptôme. Ils avaient peut-être raison… mais quelque chose de mon monde avait basculé. La médecine était entrée dans ma vie, dans nos vies et ce n’est jamais anodin. Il y a quelque chose d’assez surréaliste quand on vous dit de ne pas vous inquiéter et que dans le même temps des échantillons de sang de votre père circulent d’un laboratoire à l’autre pour savoir s’ils sont porteurs de toute une série de maladies. On ne vous dit pas de quelles maladies il s’agit, mais vous savez que pour chacune il y a un risque d’hérédité plus ou moins grand. Comme il est question de maladies très rares, il faut parfois attendre plusieurs années avant d’avoir le résultat d’une analyse.

D’après la neurologue de mon père il est plus que probable qu’on ne pourra pas établir de diagnostic sûr dans la mesure où 50 % des ataxies cérébelleuses, nom savant de ce type de maladies neurologiques, sont d’origine inconnue. Pendant des mois, j’ai été tentée d’exiger d’elle qu’elle me communique la liste des tests effectués et de passer moi-même une IRM, j’estimais que c’était mon droit. Si je ne l’ai pas fait, c’est tout simplement que j’avais peur. Je ne savais pas si ce que j’apprendrais allait m’aider ou me fragiliser. J’étais comme figée. La seule décision que j’ai réussi à prendre, c’est d’accompagner mon père à tous ses rendez-vous chez sa neurologue. Ça n’a l’air de rien mais c’était une vraie décision car au départ il ne voulait pas. J’y allais autant pour lui que pour moi, sans savoir au juste ce que je cherchais. J’étais mal à l’aise pendant les consultations que je trouvais complètement cryptiques. Pourquoi faire tel ou tel test « de réactivité » ? Qu’est-ce que cela dit par rapport à la dernière visite ? Pourquoi la neurologue et l’interne se parlent-ils à voix basse ? Pourquoi juge-t-on utile de nous dire ceci plutôt que cela ? Et qui décide de ce qui est pertinent ? Pourquoi suis-je si impressionnée ? Etc. Bien que nous soyons de toute évidence directement concernés, j’ai le sentiment que nous ne sommes pas tout à fait à notre place ici. Il se passe mille choses au cours d’une consultation et le simple fait d’être là avec la peur au ventre aiguise notre attention et nous rend encore plus sensibles au moindre détail.

C’est seulement à présent que je comprends ce que cette situation a d’étrange : tout ce qui se passe dans l’enceinte d’un cabinet médical intéresse la médecine mais rien n’est fait pour que cela intéresse les patients. Quand il n’y a pas de traitement en vue, savoir comment vivre avec sa maladie devient la priorité du patient. Je me sentais prise au piège parce que je ne percevais cette affaire qu’au travers de la seule perspective médicale qui m’enfermait dans des logiques de savoir/pas savoir, de diagnostic, d’évolution de la maladie, de définitions… Au final, cela m’empêchait de voir tout ce que cette expérience contenait de possibles, par exemple, l’opportunité de me relier à mon père d’une toute autre manière. Ma relation à sa famille prenait également une autre dimension, c’est-à-dire qu’elle se mettait tout simplement à exister. Mon insistance à me mêler de l’expérience de la maladie de mon père et le fait qu’il l’accepte constituaient déjà en soi une évolution notable, mais il a fallu ma rencontre avec Alice et la création de Ddd pour vraiment commencer à savoir quoi faire de cette situation.

Je connaissais déjà Alice avant qu’elle ne fasse le test qui lui a appris qu’elle était porteuse de la maladie de Huntington (MH) mais ce n’est que quelques années plus tard, une fois amies, qu’elle m’a fait lire le texte qui deviendrait le Manifeste de Dingdingdong1. Elle l’avait écrit très peu de temps après le test, dans un moment de colère, mais n’avait pas encore trouvé quoi en faire. Sa lecture m’a d’abord profondément touchée mais a surtout déclenché en moi une mise en mouvement. Ce texte était un premier pas de côté par rapport à l’approche médicale dominante de la maladie de Huntington et, plus généralement de la maladie. Il y avait donc moyen de raconter d’autres histoires, de multiplier les versions d’une expérience, autrement dit de respirer et de devenir actrices de nos situations. Le cri de colère d’Alice était un acte de résistance contre une approche univoque n’envisageant la maladie que sous l’angle d’une catastrophe inéluctable, mais c’était aussi une invitation à penser, ou plutôt à « faire pousser de la pensée », pour reprendre ses termes, en vue de construire un monde habitable pour les malades et leur entourage.

S.o.P. : Comment est né, puis s’est construit Dingdingdong ?

V.P. : En créant Dingdingdong, nous avons fait le pari que l’histoire d’Alice contenait un enjeu bien plus grand, un défi de nature politique : décider de se mêler du savoir qui se construit sur notre dos en tant qu’usagers et imposer de ralentir quand les définitions médicales vont trop vite, sont trop grossières et écrasent les énigmes dans du déjà connu.

Prise dans sa propre temporalité et dans des contraintes liées à ses propres pratiques, la médecine prend le risque de créer un décalage parfois très grand entre une définition médicale et l’expérience qui en est faite.

poster ding ding dong

Poster ddd

Pour les personnes touchées, comme pour les médecins, ce décalage est violent et provoque trop souvent des situations désastreuses. Dès le début de nos travaux, les discussions que nous avons entamées avec les usagers d’un côté et les soignants de l’autre ont conforté l’idée qu’il était nécessaire de faire sortir les définitions médicales de leur carcan de certitudes qui enferment, terrorisent et surtout déterminent, ne laissant pour tout horizon qu’un avenir désespérant.

Il n’est pas rare, par exemple, d’entendre que les malades sont ou deviennent anosognosiques, autrement dit qu’ils ne se rendraient plus tout à fait compte de ce qui leur arrive. Ce n’est pourtant pas exactement ce que nous observons chez les malades que nous connaissons. De plus, les scientifiques eux-mêmes sont loin d’être tous d’accord sur une définition précise de l’anosognosie, il se pourrait même que nous présentions tous une forme d’anosognosie. Ce décalage est typique du grand écart qui existe entre la science et la manière dont les patients abordent la maladie. Il n’est pas question d’adopter une posture critique mais de rendre possible la participation des usagers à la construction d’un savoir qui les concerne et qui ne peut se réduire au seul savoir médical, surtout dans le cas d’une maladie incurable. Il s’agit plutôt de créer les conditions véritables d’une coproduction de savoir, autrement dit de faire coexister plusieurs formes de savoirs, ne s’excluant pas les unes les autres, mais s’alliant dans le but d’inventer des manières possibles de bien vivre avec une  maladie telle que Huntington.

Face à un sentiment d’impuissance et de découragement généralisés, la tâche la plus compliquée et la plus politique est de se réapproprier notre pouvoir d’agir. Au moment de la création de Dingdingdong, je faisais lire à mes étudiants le livre du philosophe pragmatiste américain John Dewey, Le public et ses problèmes, dans lequel il nous engage à repenser fondamentalement ce qu’est faire politique, et à redonner du sens à ce terme qu’on accole trop facilement à toutes sortes d’activités. Dewey nous invite à revoir la place et le rôle du politique à travers une nouvelle lecture du public. Pour lui, il n’existe pas un public omniscient censé avoir un avis éclairé sur tout. De plus ce qui relève du public et du privé ne correspond pas à la distinction habituelle entre ce qui relève du bien commun d’un côté et du bien individuel de l’autre. Il nous dit que la politique n’est pas seulement une sphère, une profession, une occupation mais bien davantage un certain type de souci portant sur des « causes », des « problèmes » dont chacun réclame une forme particulière de public. Le public au singulier n’existe pas, au sens du peuple souverain représenté par ses élus et incarné par l’État mais il faut faire émerger un public pour chaque « cause » ou « problème ». Ainsi, il n’y a pas un mais de multiples publics, intéressés par des problèmes concrets et transformés par eux, publics qui apparaissent et disparaissent, en fonction de l’état de résolution des problèmes. Les publics sont à chaque fois à refaire, à réinventer. Si « crise du Public » il y a, c’est au sens de Dewey, la crise de l’émergence spontanée des publics. Pour Joëlle Zask, Dewey a toujours travaillé en tant que « philosophe, pédagogue et militant à la reconstruction d’un public effectif qui se préoccuperait plus fondamentalement de définir ses intérêts et de les politiser que de contrôler les gouvernants2».

Vu sous cet angle, il semble possible mais surtout indispensable de penser et de créer des dispositifs d’émergence de publics capables d’intervenir, de proposer, d’objecter, de faire exister un problème, sachant que la bonne construction d’un problème est indissociable de la perspective de sa résolution. Ces dimensions doivent se travailler ensemble, c’est ce qui constitue l’enquête, toujours au sens de Dewey. Pour cela, il faut du temps et des outils, trouver l’art et la manière de faire. Un public n’est jamais donné, il doit être mis au travail. La colère, comme celle ressentie par Alice, à condition de la transformer, peut être un moteur efficace pour se décider à penser la possibilité d’un public. C’est ce que nous avons décidé de faire. Nous n’étions plus seules, nous étions deux. Nous sommes parties du principe que l’univers que nous appelons huntingtonien ou Huntingtonland était aussi mystérieux qu’une planète inconnue et qu’il fallait se lancer dans son exploration, et transformer nos perplexités en véritables énigmes, c’est-à-dire en questions qui convoquent quantité d’hypothèses dont aucune ne pourra prétendre s’imposer aux autres.

Pour cela, il nous fallait réunir une équipe. Nous sommes allées à la rencontre de personnes avec qui nous avions envie de travailler pour inventer l’art et la manière de faire avec la MH. Nous avons fait le pari de rallier des praticiens à notre cause. Nous ne pensons pas qu’il faille directement être touché par la MH pour s’y intéresser. Nous sommes concernés à partir du moment où un problème, au sens de Dewey, nous interroge, que ce soit dans notre pratique professionnelle ou personnelle. Nous avons ainsi constitué une équipe multidisciplinaire franco-belge, composée de chercheurs en sciences humaines (philosophes, historiens des sciences, psychologues), d’artistes (danseurs et chorégraphes, écrivains, plasticiens, vidéastes, concepteurs de jeux vidéo) et d’un médecin spécialiste (neurologue). Restait à trouver une manière de travailler. Nous avons d’abord décidé de créer une association loi 1901 mais plusieurs personnes du collectif, dont Fabrizio Terranova et Sophie Toporkoff, nous ont incités à être plus audacieux et à « fabuler » un institut de coproduction de savoir avant même que nous puissions lui donner une réalité. Ils ont eu raison car cette fiction a participé du fait qu’elle devienne vraie.

S.o.P. : Quel est le mode de fonctionnement économique de l’association ?

V.P. : Nous cherchons des soutiens en fonction de nos activités. Bien que tous nos projets soient articulés les uns aux autres, les systèmes de financement nous obligent parfois à distinguer certains projets, soit en direction de la recherche, soit en direction du champ culturel et artistique. Nous recevons, par exemple, des subventions de certaines fondations dans le domaine de la santé pour notre travail de recherche sur ce que nous appelons les savoirs expérientiels. Autre exemple, nous avons créé un spectacle avec le soutien de structures de production et de diffusion des arts vivants. Nous avons aussi créé notre maison d’édition. Pour compléter et financer d’autres activités plus difficilement éligibles dans le cadre d’appels à projets, quels qu’ils soient, nous faisons régulièrement appel à des dons.

Nous avons fait le choix – politique – de ne pas avoir d’adhérents car Ddd s’inscrit aussi dans un tissu associatif. Les différentes associations Huntington existantes en France ressemblent à ce que nous identifions comme des associations représentantes des patients. Leurs missions sont variées mais reviennent pour la plupart d’entre elles à trouver des fonds pour la recherche et/ou la prise en charge des personnes touchées. Notre mission, bien que complémentaire, est toute différente. Nous ne voulions pas nous positionner en tant que concurrent de ces associations, en termes d’adhésions et donc de revenus. Nous portons une grande attention à ce que nous faisons et à ce qui pourrait en découler, quitte à nous compliquer la vie. Nous avons ainsi créé des alliances avec différentes associations et même joué un rôle non négligeable dans la mise en place d’un comité inter-associatif, en collaboration avec le centre de référence Huntington de l’hôpital Henri-Mondor de Créteil.

S.o.P. : Le nom de Dingdingdong est à la fois drôle et énigmatique. D’où vient-il ?

V.P. : Il n’est pas évident de prononcer et mémoriser le mot « Huntington », beaucoup de gens bredouillent quelque chose comme « dungdingdong »… ce qui nous a vite aiguillé sur « Dingdingdong » qui nous a paru être un très joli nom. Dingdingdong, comme un son de cloche, un appel pour rassembler mais surtout donner l’alerte, annoncer une énergie nouvelle. Nous le prononçons volontiers « dingdinguedong » pour souligner que l’humour a toute sa place dans notre collectif, en contraste avec le reste de l’intitulé : « Institut de co-production de savoir sur la maladie de Huntington ». Cette combinaison donne très bien le ton que nous souhaitons imprimer à nos activités : ce que nous faisons est très sérieux mais nous le faisons dans la joie.

S.o.P. : Quand on vous écoute ou quand on vous lit on a souvent l’impression que Dingdingdong fonctionne comme une communauté. Vous dites par exemple « notre » chorégraphe (Anne Collod) ou « notre » neurologue. Vous avez même créé le terme de « dingdingdonguien(ne) » pour désigner les personnes avec qui vous travaillez. Peut-on vraiment parler d’une communauté ou plutôt d’un réseau ?

V.P. : Nous fonctionnons plutôt comme un collectif. Il y a dix-sept membres fondateurs, chercheurs, artistes et personnes touchées par la MH, tous concernés, et nous souhaitons pour le moment continuer à prendre soin de notre groupe tel qu’il s’est constitué à l’origine. Nous sommes très attentifs à notre manière de « faire collectif ». Si face aux définitions médicales qui sont trop rapides nous souhaitons ralentir, nous souhaitons également ralentir quand nos façons de faire semblent trop évidentes. Instaurer un collectif réclame beaucoup de précaution et de tact, il est à réinventer sans cesse. Trouver les meilleures conditions pour qu’une co-production de savoir réussisse pleinement nécessite de se poser en permanence la question de ce qui nous met au travail ensemble sans nécessairement considérer que nous sommes au même endroit et en même temps. Se mettre au travail ensemble, c’est aussi savoir intéresser chaque personne à partir de sa pratique et en fonction de ce qu’exige la situation. Cela ne revient pas à dire que nous nous perdons dans des discussions sans fin mais que nous nous engageons à travailler, c’est-à-dire à toujours reprendre ce que l’on fait tant que la situation le réclame, quelle que soit l’origine du problème et qui le formule.

Ddd se pose en institution mais dans notre cas pour fabriquer des savoirs fragiles et déployer des manières alternatives de faire de la recherche, contrairement à ce que recouvre d’habitude le terme institut. Ce qui nous importe avant tout c’est de coproduire des savoirs pertinents, c’est-à-dire efficaces vis-à-vis de la MH, avec et pour ses usagers, et dans le même temps mettre nos pratiques à l’école, ou plutôt à l’anti-école, de la MH. Ce ne sont pas nos pratiques qui nous engagent en premier lieu mais la question qui a rendu nécessaire notre institut : comment bien vivre avec Huntington ? Quand nous travaillons, nous ne sommes pas que des chercheurs, nous sommes concernés d’une manière ou d’une autre. Nous ne cherchons pas à rester neutres, à produire des preuves, à éviter à tous prix les biais méthodologiques, caractéristiques de l’objectivité scientifique. En revanche, nous nous engageons à rendre compte très scrupuleusement de la façon dont nos attachements, nos hésitations, nos incertitudes, symétriquement à ceux de nos interlocuteurs, peuvent contribuer à coproduire de la connaissance. Nous ne cherchons pas à « faire science » mais à « faire savoir ». Quand nous utilisons le terme « dingdingdonguien », c’est en quelque sorte pour qualifier ce ton ou ce style que nous essayons d’imprimer à nos activités. Nous utilisons le terme « communauté » lorsque nous parlons de l’ensemble des personnes concernées par la MH, c’est-à-dire les malades, les porteurs, les proches et les équipes de soignants.

S.o.P. : Sur un plan théorique vous fondez votre engagement sur la pensée pragmatique, citant explicitement William James.

V.P. : La pensée pragmatiste est au fondement de Ddd, c’est pourquoi nous lui avons consacré tout un département. Il serait absurde de vouloir ici résumer en quelques lignes les multiples apports de cette pensée, d’autant que nous n’en avons toujours pas fait le tour. Mais elle nous importe tout particulièrement parce qu’elle nous engage, surtout à travers William James et John Dewey, à penser et à créer dans la perspective des effets que nous voulons produire sur une réalité ou une situation dont nous sommes de fait partie prenante, et non en fonction de ce que nos pratiques seules nous engageraient à faire. Nous empruntons à James la formule très puissante qui a donné son titre à l’un de ses ouvrages, « la volonté de croire ». Selon lui un fait ne peut se produire, et donc devenir vrai, qu’à condition d’être précédé par une véritable foi antérieure à son avènement. Toujours selon lui, il est très important de cultiver cette foi, autrement dit cette confiance, d’en prendre soin, de l’entretenir, car elle participe pleinement de la transformation du réel que nous appelons de nos vœux3. Dingdingdong est né de la foi que nous avions dans sa réussite, cette réussite étant d’avoir par notre travail commencé à transformer la situation en France à l’égard de la MH.

En quatre ans, nous pouvons dire que nous avons permis à un certain nombre de personnes touchées par Huntington de commencer à envisager la vie avec la maladie dans une perspective moins désespérante. À titre d’exemple, plusieurs groupes d’entraide, entre pairs, en dehors du personnel soignant, se réunissent régulièrement. Autre exemple, en décembre 2015, la journée nationale Huntington, habituellement organisée par les seuls médecins et scientifiques, a été pour la première fois conçue avec les associations dans le but de donner aussi la parole aux usagers, ce qui est en soi un pas de géant. Je crois qu’on peut dire que Ddd a joué un rôle important en créant de la confiance, notamment dans le fait de pouvoir « s’autoriser à » : s’autoriser à prendre la parole, à se faire entendre et à agir, en proposant une multiplicité d’approches de la maladie. Quand nous nous mettons au travail, nous cherchons en premier lieu à cerner ce que nous voulons voir transformer et nous cherchons à mettre en œuvre les moyens les plus pertinents d’y parvenir. La narration spéculative part exactement du même fondement, nous y reviendrons. Avec de tels paris on risque de se tromper ou de rater : ce qui est le propre de toute forme d’expérimentation – a fortiori lorsque celle-ci a pour objectif de faire advenir un véritable changement.

Pinceaux, ding ding dong

Pinceaux © Alexandra Compain-Tissier

Nous empruntons également aux pragmatistes leur empirisme radical, pour reprendre un titre de William James. Celui-ci nous engage à donner toute son importance à l’expérience : « Nous ne pouvons admettre dans nos constructions aucun élément dont nous ne faisons pas l’expérience, ni exclure de celles-ci tout élément dont nous faisons l’expérience4 ». C’est pourquoi nous nous sommes donné pour mission de prendre soin des multiples expériences de la MH, qu’elles soient celles des personnes touchées ou celles des équipes soignantes, le savoir médical ne pouvant recouvrir l’ensemble de l’expérience.

S’agissant des patients ou des usagers au sens large, on associe bien trop souvent l’expérience au vécu. Généralement laissé à la discrétion des psychologues, le vécu renvoie les patients à leurs émotions, à leurs ressentis. Tout se passe comme si nous avions d’un côté des patients réduits à leur vécu émotionnel et de l’autre des soignants réduits à leur savoir scientifique. À Ddd, nous travaillons la notion de savoirs expérientiels. Nous ne sommes pas les seuls à utiliser ce terme, mais nous l’inscrivons dans une acception toute particulière de l’expérience, celle proposée par les philosophes pragmatistes. Selon eux une expérience ne peut se réduire au simple fait d’être affecté ou de ressentir quelque chose. Une expérience n’est complète que si le fait d’être affecté par elle nous engage dans une activité – quelle qu’elle soit – capable de transformer les conditions mêmes de cette expérience.

Dès lors, parler de savoirs expérientiels, c’est prendre très au sérieux tout ce que les usagers mettent en œuvre au quotidien pour apprivoiser la maladie, c’est considérer qu’ils ne se bornent pas à ressentir ou subir mais qu’ils déploient des stratégies, des gestes, des attitudes leur permettant de vivre avec la maladie et qu’il s’agit là de véritables savoirs qui, s’ils étaient considérés en tant que tels, auraient un pouvoir habilitant. Notre mission est précisément de trouver les moyens d’aller à la rencontre de ces savoirs pour l’instant invisibles, donc inexploitables, de les recueillir et de les partager, de manière à ce qu’ils puissent réellement, chemin faisant, transformer les conditions d’expérience de cette maladie. Il s’agit là d’un travail extrêmement méticuleux car pour que l’expérience puisse réellement engager toutes les personnes concernées, chaque mot, chaque geste, chaque façon de faire a son importance. Cette composition étant fragile il faut toujours la reprendre car il suffit qu’un élément bouge pour que tout le cours de l’expérience s’en trouve modifié. Ce qui nous importe à Ddd, c’est de fabriquer et de cultiver le bon milieu, au sens écologique du terme, pour reprendre Vinciane Despret, membre fondatrice de Ddd, le bon milieu qui favorise le déploiement et la propagation de l’expérience au-delà même de Huntington.

S.o.P. : Vous construisez également votre programme sur la « narration spéculative ». En quoi cela consiste-t-il, notamment quand il s’agit de créer un « dispositif de production de connaissances » sur une maladie bien spécifique ?

V.P. : La narration spéculative est l’un des outils principaux de Ddd. Le terme vient de Donna Haraway, mais il est utilisé par plusieurs membres de notre collectif5. La narration spéculative a pour objet d’expérimenter les effets et les forces de la fabulation envisagée non pas comme une fuite dans l’imaginaire mais comme un pari des possibles contre des probables, pour reprendre les mots de notre marraine Isabelle Stengers. Cette méthodologie de création ancrée dans la réalité des expériences vise à décoller légèrement du réel pour le bousculer. Un concept, une idée ou une œuvre ne se mesurent ni a priori ni déconnectés des situations concrètes. Leur valeur dépend uniquement de leurs effets, c’est-à-dire de leur capacité à intervenir de manière transformatrice dans la réalité concernée. Allier les termes de spéculation et de narration revient à scruter et à détecter les possibles nécessairement contenus dans un problème, et à trouver la manière de raconter des histoires qui contribueront à faire advenir ces possibles dans la mesure où ces histoires auront su nous convaincre d’y croire jusqu’à nous engager à les rendre vraies, comme nous y enjoint le philosophe William James.

Dès l’origine, nous avons misé sur la puissance de la fiction puisque nous avons fabulé un institut de coproduction de savoir sur la MH avant même que nos travaux ne lui confèrent une réalité. Il nous a paru également urgent de construire une histoire à la hauteur de la violence du geste qu’est le test génétique afin de commencer à pouvoir l’apprivoiser. À partir des entretiens menés avec les usagers, nous travaillons avec Fabrizio Terranova à la création d’une série de capsules vidéo faisant intervenir le performer Olivier Marbœuf, alias Dr Marbœuf. Cette série met en scène un médecin qui peu à peu transforme une situation terrible – l’annonce d’une maladie incurable – en une situation qui fabrique du possible, autrement dit une situation où tout est à faire. Dans la première capsule, le Dr Marbœuf rend compte d’une situation clinique particulièrement marquante liée au test présymptomatique : il annonce à une jeune femme un résultat défavorable du test. Sa sœur s’insurge alors en interpelant le docteur : « Nous reviendrons le jour où vous serez capable de dire que vous ne savez pas ! », sous-entendu « vous ne savez pas ce qui va précisément arriver à ma sœur ». Cette injonction s’est transformée pour le médecin en provocation constructive (ce que nous appelons une pour-vocation) qui l’a conduit à s’engager dans la création d’une unité expérimentale de recherche pour explorer tous les aspects de la MH en lien étroit avec celles et ceux que cela concerne6.

La deuxième capsule reprend le fil de l’histoire située un an plus tard. Dans cette vidéo, le Dr Marbœuf lit et commente une lettre qu’il a reçue de Maud Kristen, une voyante française réputée. Elle livre au docteur le fruit de ses réflexions au sujet du test génétique de la maladie de Huntington et notamment sur l’annonce du résultat quand il est mauvais. Les mots de la voyante entrent en résonnance avec les préoccupations du docteur qui trouve là de quoi repenser l’annonce d’une maladie telle que la MH. Ces vidéos sont postées sur Youtube et présentées dans différents contextes, des congrès médicaux notamment. Que ces effets soient visibles ou non, petits ou grands, nous voulons croire, comme nous y engage William James, qu’ils contribueront à transformer une situation fermée en une situation qui exige d’être à la hauteur7.

S.o.P. : Vous écrivez dans l’un de vos textes qu’il vous arrive de ne pas trouver les « mots justes » ou de ne pas chercher forcément la « cohérence qui surplomberait le tout ». On sent bien, à travers ces ambivalences, la difficulté qu’il y a à travailler sur une matière aussi délicate.

V.P. : Vous citez là un texte que j’ai écrit au tout début de mon exploration de la chorée de Huntington. C’est comme ça qu’on appelait autrefois la maladie de Huntington car la chorée en est sans aucun doute le symptôme le plus visible et le plus spectaculaire. Dans la littérature médicale, la chorée est définie comme une succession de mouvements de tout le corps, spontanés, excessifs, abrupts, imprévisibles et irréguliers, qui sont souvent considérés comme des symptômes de la maladie qu’il faut à tout prix contrôler – ce qui implique notamment le recours à des neuroleptiques pour les « tasser ». En outre, les malades n’auraient pas forcément conscience de leurs mouvements. Une fois qu’on a dit ça, on n’a pas dit grand-chose. Si on considère la chorée dans la seule perspective médicale, il n’y a pas de raisons réelles de s’intéresser à ces mouvements.

Interview Professeur Marbœuf

Interview Professeur Marbœuf

J’ai tout de suite voulu travailler sur la chorée car c’est là que se joue en grande partie la stigmatisation de la MH. La chorée fait peur et donne lieu à des représentations terrifiantes de la maladie. Quand on cherche sur Internet des informations sur Huntington, on tombe très vite sur des vidéos qui mettent en scène de manière atroce des malades choréiques. Ces images peuvent produire des effets désastreux sur les personnes concernées. Nous avons observé que si beaucoup de malades souhaitent minimiser ces mouvements lorsqu’ils sont particulièrement visibles, c’est moins pour leur propre confort qu’à cause de la gêne que cette chorée provoque autour d’eux.
J’ai appris qu’il existait un atelier de danse à la Pitié Salpêtrière pour les personnes concernées par la MH. Nous avons rencontré Julie Salgues et Philippe Chéhère, les deux chorégraphes à l’origine de cet atelier et qui l’animent depuis plus de dix ans. Ils nous ont parlé de monsieur D. qui, à un stade avancé de la maladie, refusait de prendre quelque médicament que ce soit qui « tasserait » sa chorée. Il disait qu’il dansait et qu’il en était fier. Nous l’avons rencontré avec Anne Collod, chorégraphe et membre de Ddd. Monsieur D. bougeait beaucoup, avec parfois des mouvements de grande amplitude. Et cependant, nous avons passé plus d’une heure assis l’un à côté de l’autre sans qu’il ne m’effleure ni ne renverse une goutte d’eau. J’étais perplexe car s’ils ne contrôlent pas leurs mouvements, voire n’en ont aucune conscience, certains malades semblent pourtant trouver une manière de les apprivoiser.

C’est à partir de là que nous nous sommes lancées avec Anne Collod dans une recherche sur la chorée. De mon côté j’ai voulu participer à l’atelier de danse où je me suis rendue pendant près d’un an. Avec ce travail, Julie Salgues et Philipe Chéhère montrent l’intérêt qu’il y a à considérer la chorée pour ce qu’elle est : une danse avant un symptôme. Que se passe-t-il si on accompagne le mouvement plutôt que de chercher à l’étouffer ? Alors que les médecins préconisent d’éviter que les malades à différents stades de la maladie ne se rencontrent, ici les gens dansent ensemble sans que cela ne leur pose aucun problème. J’ai pu me rendre compte que danser était une manière de vivre Huntington du dedans, de ne pas rester figé dans une seule posture de défense. Avec Anne, nous étions de plus en plus intriguées par ce que la chorée peut révéler en creux de tout un chacun. Ce qui est spectaculaire et flagrant chez eux éclaire ce que nous ne sommes pas toujours capables de voir chez nous.

A un moment l’état d’attention de Monsieur D. semblait signifier « je vais prendre ma tasse de café » mais sa main s’est finalement posée sur mon épaule. Lors d’un séminaire à Lyon avec nos amis du centre Max-Weber, j’ai raconté cet épisode qui a inspiré à Vinciane Despret cette proposition que je trouve très fertile : on a toujours l’impression que l’intentionnalité précède l’acte, or même si on ne s’en rend pas compte elle se définit souvent dans l’acte. C’est toute la définition de la subjectivité qui se rejoue ici. On a parlé d’intentionnalité détournée, mais ce n’est pas le bon terme car cela voudrait dire que l’intentionnalité précède l’acte. Là encore, très belle proposition de Vinciane : pourquoi ne pas parler d’appâts pour les intentions, en référence aux appâts pour les « sentirs » dont parlent Isabelle Stengers et Didier Debaise8. Pour l’intention de monsieur D., la tasse est un appât, mais un autre appât surgit en chemin (mon épaule) qui va dévier la route, et ce nouvel appât crée l’intention. Tout un champ de possibles s’ouvre : en quoi les choses sont-elles des appâts pour les intentions ? Quelles agentivités pour ces choses ?

Les termes médicaux réduisent non seulement la richesse de l’expérience de la chorée mais surtout ne rendent pas compte de l’ignorance dans laquelle nous nous sommes encore quand il s’agit de notions telles que la conscience, la perception, l’attention, l’intériorité/extériorité, qui renvoient toutes à la question vertigineuse de l’interaction corps/esprit, question qui occupe les sciences et la philosophie depuis Aristote, et qui depuis le milieu du XXe siècle intéresse aussi le champ de la danse et des pratiques dites somatiques. Je poursuis toujours mon enquête sur la chorée grâce à notre travail auprès des personnes touchées par la maladie, en interrogeant le personnel soignant, notamment les kinés et psychomotriciens, en suivant le travail d’Anne Collod qui, elle, enquête par le mouvement.

On le voit bien ici, enquêter c’est avant tout prendre soin de ce qui « confère à la situation sa puissance d’exister ». Vinciane Despret parle de « tact ontologique9 ». Il s’agit avant tout de ne pas poser trop vite des termes qui pourraient écraser l’expérience, lui enlever de sa force comme de sa fragilité mais, au contraire, savoir en préserver toute l’hétérogénéité. C’est pourquoi je disais chercher les « mots justes » ou ne pas chercher une « cohérence qui surplomberait le tout ». Dans toutes nos recherches nous veillons à développer, de manière très lente, minutieuse et prudente, un langage, verbal ou non, qui permette de transformer les conditions de l’expérience car jusqu’ici les termes utilisés n’ont pas toujours permis aux personnes concernées de bien vivre leur Huntington. Les mots produisent des effets, autrement dit, et pour reprendre aussi bien Isabelle Stengers, Vinciane Despret que Donna Haraway, la manière de se raconter participe de ce que nous fabriquons.

S.o.P. : Vous travaillez avec des artistes (plasticiens, écrivains, vidéastes, chorégraphes…), en prenant soin d’éviter les recettes toutes faites sur la relation entre art et maladie, je pense notamment aux limites du workshop provisoire (« on se voit, on se parle, on se quitte »). Vous produisez ainsi des relations durables et complémentaires tel ce projet de portraits en ellipse d’Anouck (touchée par la maladie) par l’artiste-peintre Alexandra Compain-Tissier. Vous menez également un travail d’investigation chorégraphique sur les gestes produits par la maladie. Constatez-vous des résultats concrets ?

V.P. : A Ddd, nous aimons développer les choses dans le temps car ce qui nous importe ce sont les effets de ce que nous produisons, effets qu’il faut presque immédiatement reprendre, au sens de s’en saisir de sorte que l’expérience puisse se poursuivre. Pour-suivre la proposition de Didier Debaise, le concept d’expérience ne se limite pas à la seule perspective de celui qui fait l’expérience mais s’étend à toute chose/situation/moment/activité/événement qui devient alors le sujet même de l’expérience10. Dès lors, il suffit qu’un élément bouge pour que ce soit tout le cours de l’expérience qui s’en trouve modifié. Or le continuum de l’expérience est vital. Comme l’écrivait Maud Kristen au Docteur Marbœuf : « seul le mouvement est éternel11 ». Pour aller dans ce sens, il est important de prendre soin de tout ce qui participe des expériences – j’insiste sur le « tout / tous » –, y compris les temporalités qu’elles requièrent. La MH s’inscrit dans de multiples temporalités, l’évolution génétique de l’humanité, les lignées familiales (maladie héréditaire), la durée d’une vie. C’est une maladie évolutive, en mouvement. Il s’agit pour Ddd de prendre en considération les multiples expériences et perspectives de la maladie, celles des malades, des proches, des soignants, mais aussi celles du gène responsable, des souris de laboratoire, etc., afin de créer des histoires susceptibles d’établir des rapports entre elles. Pour cela, nous avons besoin de l’inventivité de chacun. Nous travaillons avec des artistes que nous considérons en réalité comme des chercheurs car, au même titre que les « chercheurs », ils explorent l’Huntingtonland. Toutes les activités de Ddd résonnent entre elles, se nourrissent les unes des autres.

Dans son travail de création, la chorégraphe Anne Collod s’intéresse au mouvement, en particulier à la façon dont les collectifs nous mettent en mouvement – qu’est-ce que l’être ensemble dans la danse ? –, mais aussi comment les disparus, les êtres et les œuvres nous mettent en mouvement. Elle a tout de suite été frappée par le « style » de monsieur D., d’où son envie de travailler à une série de portraits chorégraphiques de huntingtoniens choréiques. Il s’agit là d’un geste fort, car considérer que chaque personne choréique a son propre pas de danse, c’est considérer que la chorée n’est plus tout à fait un symptôme mais bien une caractéristique de la singularité, qui ajoute à la personne et non qui soustrait. Le projet consiste donc à réaliser des « portraits chorégraphiques » de personnes malades (en particulier celles dont les mouvements ne sont pas lissés par les médicaments), en situation de vie et d’action dans un environnement spécifique qu’elles auront choisi. Pour ce faire, Anne Collod filme une personne et en passant l’image au ralenti, transcrit les trajets et les dynamiques de ses mouvements sous forme de partition, grâce à la cinétographie Laban. La transcription par ce système d’écriture est envisagée comme une enquête et une description de l’expression choréique de la maladie. Ces « textes » récoltés se prêtent ainsi à l’interprétation, notamment dansée : le danseur-interprète utilise la lenteur comme mode privilégié d’accès à la conscience du mouvement et aux sensations et images qui peuvent y être associées. Anne utilise donc ses outils de travail, tout en tenant compte non seulement de ce que monsieur D. lui transmet mais aussi de toutes nos découvertes autour de la chorée à travers nos autres activités de recherche.

Le plus important est de mesurer les effets que le travail de chacun engage. En effet, cette performance artistique et le processus de sa mise en œuvre proposent une expérience inédite : apprendre à se métamorphoser, à devenir aux yeux de tous un corps en mouvement huntingtonien. Elle constitue bel et bien une intervention qui modifie profondément l’image de la maladie, dépassant la chorée en tant que symptôme vide de sens. Le regard que l’on porte sur la chorée ne peut plus être le même une fois que l’on a vu ces mouvements, ces trajets qui semblent posséder leur cohérence propre. Regarder cette pièce chorégraphique est une expérience transformatrice surtout pour ceux et celles qui connaissent bien la MH. C’est grâce au travail d’Anne Collod que ces mouvements nous apparaissent dans toute leur inventivité, voire leur beauté ! Mon père, qui n’a jamais vu un spectacle de danse, qui certes n’a pas la chorée de Huntington, mais développe de nombreux problèmes moteurs, a été bouleversé par la performance d’Anne car elle lui permet de se raconter autrement. Ma mère a également pris conscience de certaines dimensions de l’expérience qui lui étaient jusqu’alors invisibles. Elle ne regardera plus tout à fait la maladie de la même manière, et cela fait une très grande différence dans son quotidien avec mon père !

S.o.P. : Vous dites ne pas distinguer « artistique » et « scientifique ». Une personne rationnelle peut être surprise par une telle affirmation, qu’entendez-vous par là ?

V.P. : On ne peut plus penser les arts et les sciences sociales en dehors ou au-delà des situations auxquelles leurs pratiques se frottent. Toute construction de savoir et/ou toute création est motivée par une nécessité vitale et c’est cette nécessité qui doit engager une façon ou l’autre de faire. La difficulté réside le plus souvent dans notre plus ou moins grande aptitude à formuler cette nécessité, au-delà des évidences, et ce qui nous relie à elle par nos pratiques « professionnelles » et/ou « personnelles ». Les collaborations entre artistes et chercheurs peuvent prendre des formes multiples pour peu qu’on les instaure à partir des situations qui demandent à être problématisées et qu’on prête une attention particulière à leurs effets. Nous parlons beaucoup de croisement entre arts et sciences sociales car nous héritons d’une longue histoire de cloisonnement des champs de pensée et de création qu’il convient aujourd’hui de revoir entièrement. Pour autant, je pense qu’il ne s’agit pas de faire du « pluri-inter-trans » une injonction systématique, ce qui serait tout aussi dangereux. Encore une fois, c’est aux situations qu’il faut donner le pouvoir de troubler nos habitudes de pensée. « Tout objet de connaissance est une entité agissante avec laquelle il faut créer des connexions12. » Au-delà du « pluri-inter-trans », il s’agirait plutôt de repenser nos disciplines en termes de savoirs reliés ou connectés.

S.o.P. : Vous avez créé sur votre plateforme éditoriale des rubriques « Témoignages », « Reportages », et « Carnets de notes ». Leurs intitulés se ressemblent. Qu’est-ce qui les différencie au juste ?

V.P. : Ces rubriques sont une façon de distinguer certaines de nos pratiques. Nous venons précisément de renommer la rubrique « Témoignages » en lui préférant « Raconter/penser » qui donne une idée plus juste de ce que nous faisons. Notre premier mouvement a été de nous intéresser aux témoignages des usagers de la MH, pensant qu’ils étaient les « réservoirs naturels » de ce savoir expérientiel qu’il nous importait tant de recueillir. Il nous fallait donc commencer par là mais la tâche ne s’est pas avérée aussi simple. En effet, si de tels témoignages épars existent, ils correspondent dans la plupart des cas à une forme « brute » d’expression des usagers, à des cris de désespoir ou de colère. Sans préjuger de la nécessité ou non de telles expressions il nous a cependant semblé important de questionner leur rôle. C’est pourquoi nous avons à notre tour entrepris, par le biais d’un article intitulé « Nos maladies de Huntington, appel à histoires » de susciter l’écriture de formes complémentaires de témoignages. Nous nous sommes demandé ce qui, dans l’expression d’un témoignage, constitue ce fameux savoir expérientiel que nous appelions de nos vœux. Comment faire de l’acte de témoigner d’une situation – aussi douloureuse soit-elle – un geste de production de savoir ? Autrement dit comment parvenir à des témoignages pragmatistes qui permettent à leur auteur comme à leur lecteur une prise dynamique sur une situation ou un problème ?

Ce geste qui ne va évidemment pas de soi a été l’objet de tout un travail en concertation avec les témoignants, par des discussions et des correspondances, où nous bricolions ensemble pour trouver la manière juste de se raconter, de déployer sa problématique, ses enjeux propres – en suivant à chaque fois les pistes d’évolution contenues dans des situations qui ne sont jamais gravées dans le marbre. Nous n’avons pas gommé les traces de ce travail au moment de sa mise en ligne afin que la fabrique de ces témoignages soient l’occasion d’un apprentissage : « Comment sais-je ce que je sais ? Comment écrire ce que je ressens ? Comment découvrir ce que je peux faire dans une situation où tout m’apparaît bloqué ? » Tels sont les questionnements auxquels nous avons convié ces premiers collaborateurs. Dans notre projet de recherche intitulé « Composer avec Huntington. La MH au soin de ses usagers » nous avons décidé d’aller plus loin et de nous engager dans un processus de coproduction de savoir sur le long terme, faisant d’un petit nombre d’usagers de véritables co-chercheurs par le biais d’entretiens et de workshops.
La rubrique « Reportages » reprend les comptes-rendus de nos visites dans des lieux d’accueil, dans des laboratoires scientifiques, dans des congrès, etc. La rubrique « Carnets de note » consiste littéralement dans le partage de notes que nous rédigeons au gré de nos lectures et de nos découvertes en termes d’idées, de concepts, de pensées ou de questions. Il s’agit de matériaux bruts livrés ici de manière un peu dispersée mais que nous travaillons et travaillerons le moment venu.

Poster ding ding dong

Poster ddd

S.o.P. : Vous avez également mis en place une petite maison d’édition, les éditions Dingdingdong, diffusée par les Presses du Réel. Pourquoi ce besoin de papier alors que le site web fonctionne ?

V.P. : Les livres comptent beaucoup pour nous, ils nous nourrissent, font partie de notre constellation, y compris en tant qu’objets. Moyennant quoi, pour diffuser une partie de nos travaux il nous a paru important de créer une maison d’édition. Les livres nous permettent de pouvoir creuser une question, par exemple la question de l’annonce de la maladie dont traite le livre de Katrin Solhdju, L’épreuve du savoir. Un tel texte n’aurait pas de sens sur notre site. Nous aimons multiplier les modes de diffusion de nos recherches afin de pouvoir toucher différents publics, mais surtout de les toucher de différentes manières.

S.o.P. : Vous évoquez Katrin Solhdju, historienne et philosophe des sciences, membre de Dingdingdong13. Son texte propose entre autres une évolution de la conscientisation de la maladie à l’aune des progrès de la génétique. Souhaitez-vous poursuivre ces réflexions qui dépassent le cadre de la MH ?

V.P. : Les maladies neurodégénératives touchent aujourd’hui plus d’un million de Français, et du fait du vieillissement de la population, elles concerneront de plus en plus de monde. A l’heure actuelle, seule la maladie de Huntington est dépistable mais ce sera bientôt le cas d’autres maladies, telle la maladie d’Alzheimer. La MH constitue donc un modèle empirique unique et précieux pour les maladies qui, bien que se déclarant tardivement, pourront être diagnostiquées très en amont. Cela pose une multitude de questions éthiques sachant que ces maladies n’ont pas encore de traitement. Le livre de Katrin Solhdju retrace ces questionnements en restant toujours très concret vis-à-vis de la MH ce qui permet d’observer ce que ce type de situation engendre d’ores et déjà. De l’aveu de tous, médecins comme usagers, un tel diagnostic (pré-symptomatique pour une maladie incurable) crée une situation quasi-inhumaine qui impose de redéfinir notre rapport à l’avenir, à la médecine et à sa propre santé. Bien que nous veillons à rester au plus proche de la maladie de Huntington, pour précisément éviter toute généralisation hâtive qui aurait pour conséquence d’écraser une fois de plus la subtilité et l’hétérogénéité des expériences, il est certain que les problèmes soulevés par la MH rencontrent ceux posés par d’autres maladies.

Livre L’épreuve du savoir, Katrin Solhdju

Livre L’épreuve du savoir, Katrin Solhdju

Lors des journées de l’Université d’été organisées par l’Espace Ethique Ile-de-France sur les maladies neurodégénératives en septembre 2015, nous avons d’ailleurs engagé récemment des échanges avec des usagers de maladies neuro-évolutives telles Alzheimer, Parkinson, ataxie de Friedreich et sclérose en plaques. Ces échanges et nos propres recherches nous ont conduits à ouvrir un espace dédié que nous avons appelé http://dingdingdong.org/divers/transneuro. Il ne s’agit pas tant de comparer nos expériences que de les faire résonner entre elles et surtout de dégager de ces rencontres une façon de mettre les malades au cœur des propos tenus sur leur maladie. Cela peut paraître une évidence mais ce n’est pas le cas. Aujourd’hui la parole des malades reste minoritaire voire inaudible, dans le cas de maladies où il faut apprendre à changer nos paramètres « normaux » de communication pour pouvoir écouter. Il s’agira dans cet espace de partager des interventions qui donneront lieu à des échanges et des rebonds dont nous ne pouvons savoir à l’avance ce qu’ils vont nous raconter et nous apprendre. Co-animés par Ddd et les auteurs de ces textes, ces échanges ont pour vocation de susciter chez ceux qui vivent des expériences semblables l’envie de participer à leur tour à cette initiative.

S.o.P. : Pourquoi certains huntingtoniens sont-ils anonymes (Monsieur D.) et d’autres non (Alice Rivières) ?

V.P. : Il est très important que les personnes qui travaillent avec nous puissent garder l’anonymat car déclarer publiquement une telle maladie peut entrainer des conséquences très graves, notamment au niveau des assurances, mais également au sein des familles, chaque famille ayant sa propre façon de dire ou ne pas dire la maladie. Alice Rivières est un personnage de fiction qui permet à son auteur de s’exprimer librement, mais qui constitue également un levier créatif d’exploration de la planète Huntingtonland.

Editing par Eric Mangion

Image de couverture : « Bons Baisers de Huntingtonland », La Briqueterie, 2016 © Lika Banshoya
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