Collectif Somme Toute, Clermont-Ferrand
portrait

Artiste, 05 février 2021

Collectif Somme Toute, Clermont-Ferrand

Fabrice Gallis 2/2
L’association tend à être une forme en soi.

Entretien par Maurice Fréchuret

Sommaire

Noué à l’occasion d’un colloque à l’Université de Saint-Etienne, le dialogue entre l’artiste Fabrice Gallis et l’auteur Maurice Fréchuret, loin de livrer un portrait clairement défini de l’artiste et de son travail, nous entraîne dans un cheminement où les pistes sont brouillées à dessein et où le principal intéressé choisit de se fondre peu à peu au sein du collectif somme toute dont il est partie prenante. De cet art de l’évitement et de la disparition collective nait un étrange entretien où les questions restent ouvertes et les échanges entre ces jeunes praticien.ne.s traduisent un perpétuel besoin de repenser la pratique artistique contemporaine, ses formes et son rapport au monde.

Fabrice Gallis : Bonjour Maurice. Avant de démarrer, nous sortons une table du sol, je ne sais pas si vous voyez ce qui se trame en vidéo ?

Maurice Fréchuret : Oui, c’est assez miraculeux !

FG : C’est à dire qu’ici, dans ce même lieu, il y a 10 ans, j’ai construit un plancher lors d’une résidence proposée par une autre association d’artistes, ALF/13bis, et on avait dans l’idée de réactiver ce dispositif.
Ce plancher contenait un ensemble de systèmes, un espace de travail complet pour un artiste.

Antoine Beaucourt : Ça tient, on dirait !

FG : Oui c’est un peu bancal mais ça tient encore !
C’est une des raisons pour laquelle j’ai rejoint somme toute, afin de veiller sur ce plancher.
Voilà, il est 17h, vous êtes installé sur une table-plancher, et plusieurs membres de somme toute sont là.

MF : Pouvez-vous donner quelques indications sur la genèse de votre collectif somme toute ? Comment le définiriez-vous ?

Clélia Barthelon : somme toute… Pour parler de la genèse du projet, il faut remonter à 2018. On était quelques-uns en 5e année des Beaux-Arts de Clermont-Ferrand à se poser la question de l’après diplôme, et des questions assez pratiques sont apparues. Voulons-nous rester dans cette ville ? Voulons-nous partir ? Voulons-nous continuer à travailler ensemble ou en tout cas dans le même espace ? Ce sont aussi des questions matérielles qui apparaissent, l’accès aux outils par exemple, comment mettre en place un système d’échange ou de prêt ?Mais une fois qu’on a quitté l’école, comment continuer à réfléchir ensemble, et qu’est-ce que ça veut dire de travailler ensemble ? On s’est posé toutes ces questions juste avant le diplôme, avec d’autres qui avaient obtenu leurs diplômes l’année d’avant. Je me tourne vers Marie qui justement se posait ces questions, ou plutôt les avait prises en pleine face !

Voir l’article

Marie Muzerelle : Oui, il y avait une nécessité de construire quelque chose qui nous permette de rester ensemble et de coopérer d’une manière ou d’une autre, plutôt que d’être seuls. On avait toujours travaillé à plusieurs et ça n’avait pas vraiment de sens de nous retrouver chacun dans notre coin. On a donc cherché la structure adaptée, plutôt du point de vue administratif et du point de vue du lieu, et on s’est dit qu’on voulait à la fois produire des choses ensemble ou en tout cas dans le même espace mais aussi qu’on avait envie de partager. Après un cursus en école d’art où on a été très nourris, on voulait à notre tour faire des propositions vers un public.

Voilà les deux choses qu’on voulait tenter en créant somme toute, en se disant que c’est par l’expérience qu’on allait découvrir ce que nous étions. On a donc loué un premier lieu pour en faire un espace d’atelier, mais on a aussi très vite commencé à faire plus d’événements, donc à inviter des gens qui nous intéressaient. Ensuite, on a changé de lieu, ce qui nous a permis de faire des événements encore plus variés et de plus grande ampleur. Depuis à peu près six mois on a encore augmenté la densité d’événements, la frontière entre ce qu’on montre et ce qu’on fait se brouille de plus en plus, non, je ne sais pas ?

CB : On a extrêmement de mal à répondre à la question que vous posez ! Qu’est-ce qu’on est ? Alors, on fait pas mal de réunions, puisque le postulat initial est d’essayer de rester ensemble, de louer un local pas très cher à Clermont-Ferrand – ici l’immobilier est bas – et d’avoir à la fois un espace d’ateliers partagés, qui abrite des pratiques plastiques très diverses, et aussi un espace pour montrer le travail des autres, proposer des résidences assez courtes à de jeunes artistes, ou accueillir des concerts, des soirées de performances, des conférences, des spectacles de danse, etc. Tout cela est très varié, et se fait au grès de nos envies. Avec le temps, on a aussi organisé des événements un peu flous où on montrait le travail des autres mais où on intervenait aussi… Tout se mélangeait. Sans oublier le côté convivial, accueillir du public, proposer un bar où on sert à boire et à manger, c’est aussi une pratique qui identifie ce que peut être somme toute, je pense … Même si l’envie initiale était d’avoir un lieu pour continuer à produire, on s’est trouvés contraints par les espaces dans lesquels on évoluait et par nos envies foisonnantes d’inviter des gens. Récemment, on a invité tellement de gens qu’on ne pouvait plus travailler ! L’espace n’était plus adéquat, alors que comme le disait Fabrice, ce plancher est un espace pour un artiste où tout est disponible dans le sol.

Pierre-Olivier Dosquet : Et finalement, en faisant face à toutes ces questions, ce qu’on produit, c’est cet espace, ce qu’on fait, c’est ça.

CB : L’association est presque devenue une forme en soi !

MF : Est-ce que le nombre d’adhérents à ce groupe fluctue en fonction des projets ou au contraire reste-t-il stable ?

CB : Au début on était 13, quasiment toute la promotion de 2018 + 2 artistes fraîchement diplômés de l’année précédente, et quand on a voulu changer de lieu, on s’est dit que c’était l’occasion de lancer un appel à candidature pour recruter d’autres membres sans restreindre aux arts plastiques. Aujourd’hui il y a aussi un comédien qui a rejoint le groupe et maintenant on est 18. On essaie de mettre au clair des choses qui restent mouvantes en permanence. Théoriquement tout le monde peut avoir accès à l’atelier mais certains décident de rester à distance. Quoi qu’il en soit, tout le monde est force de proposition pour des événements ouverts au public ou pas. Une résidence peut être fermée au public aussi !

(Rires)

AB : Oui on est 18 en tout mais on est peut-être 10 ou 12 en permanence à Clermont-Ferrand. Il y en a plusieurs qui habitent ailleurs, certains ne sont jamais là mais gardent quand même un lien avec nous, même si parfois c’est un peu curieux. C’est fluctuant, et au-delà du cadre fixe de 18 personnes, il y a en plus des ami⋅e⋅s qui gravitent autour, qui s’infiltrent aussi dans nos propositions.

MF : Ce qui m’a intéressé quand Fabrice m’a parlé de ce collectif, c’était le nom que vous vous êtes donné et que je trouve très intéressant, car il comporte une sorte d’ambivalence. C’est une locution adverbiale, somme-toute, qui veut dire en même temps l’être ensemble, qui veut dire un collectif – je crois que vous l’avez redit à l’instant – l »addition, le rassemblement, et en même temps somme-toute, dans le langage populaire, encore qu’on ne l’utilise qu’assez peu dans le langage populaire, sa signification correspond un peu à « à tout prendre » ou « en fin de compte ». D’un côté, il y a quelque chose de très positif, cet être ensemble dont vous avez souligné l’importance, et puis d’un autre côté, si je reprends l’acception habituelle de somme toute, à tout prendre, il y quelque chose de presque défaitiste !

POD : Pas forcément défaitiste ! On pourrait dire que c’est pragmatique, quand on utilise la locution somme-toute c’est pour qualifier ce qu’une chose est en définitive. C’est peut-être plus pragmatique que ça n’est défaitiste.

Joli tour de cou

Joli tour de cou, une exposition qui tient autour du cou, septembre 2020.

MF : Oui de ce point de vue-là c’est vrai, mais il n’empêche qu’il peut y avoir quelque chose qui relève, sinon d’un défaitisme, de l’acceptation d’un état des choses. somme-toute c’est au singulier, et en même temps ça parle d’un pluriel. En relisant tout cela, il y a des caractéristiques qui apparaissent assez clairement. Une des premières, c’est que vous formez un groupe d’artistes. Est-ce que vous accepteriez l’idée de former un groupe artistique ?

Ce n’est pas tout à fait la même chose. Un groupe d’artistes est constitué par des individus qui se réunissent pour boire un coup, pour être dans un lieu, pour partager la location éventuellement de ce lieu, etc. Un groupe artistique c’est un groupe qui se définit avec un projet artistique. Il y en a eu un certain nombre au XXe siècle et encore aujourd’hui. Beaucoup de groupes ont émergé au cours du siècle passé. Je ne parle pas des grands groupes qui apparaissent souvent d’une manière artificielle comme l’Arte Povera, qui est un groupe sans en être un parce que les artistes qui composaient ce groupe étaient tellement différents les uns des autres et produisaient des œuvres tellement différentes aussi que l’on avait du mal à voir quel était le dénominateur commun. Pour le Land Art, c’est à peu près la même chose. Il n’y a peut-être que groupe BMPT qui a été très homogène, mais il n’a pas duré longtemps. Il avait un vrai programme connu par le manifeste qui, à l’époque, a été publié.

MF : Est-ce que vous auriez tendance à vous définir comme un collectif d’artistes ou un groupe véritablement artistique ?

(Rires)

MM : Je pense que ça tient peut-être à la genèse de somme toute. On s’est regroupés par nécessité pratique et pas forcément par affinité plastique. Même si on s’intéresse au travail de chacun, l’association nous amène à créer des choses ensemble, pas vraiment comme une somme d’artistes mais plutôt comme une situation qui nous donne envie d’expérimenter, d’appuyer à certains endroits.

AB : On se met aussi à travailler sur cette situation dans son ensemble, ce n’est pas juste un groupe d’artistes qui vont devenir un seul artiste à un moment donné pour proposer une seule et même œuvre. Et d’ailleurs dans ce groupe, il n’y a pas que des artistes plasticiens. Et ceux qui le sont, n’ont pas en permanence le rôle d’artiste. Au moment de l’organisation d’un événement, on va tous faire mille choses, travailler dans un sens plus large qu’une pure proposition artistique. C’est d’ailleurs assez rare que des membres se mettent à travailler ensemble sur une œuvre, ou …

POD : … Sur un projet …

AB : Oui, c’est principalement l’organisation d’événements qui devient un peu plus que de l’organisation pratique, je crois.

CB : Cette question s’est déjà posée plusieurs fois lorsqu’on nous invite en tant que somme toute pour des manifestations artistiques. La question se pose alors : « est-ce que on est invité⋅e⋅s en tant qu’artistes de somme toute ou en tant que somme toute / artiste ? » Il me semble que ça fait une grosse différence.On n’a pas vraiment résolu ça… On est invité⋅e⋅s à l’automne à participer à Carbone 20, une biennale qui invite des artist-run-space et qui a lieu à Saint-Étienne. On a proposé d’intervenir tous ensemble dans un seul et même espace mais sans préciser où commence et finit le travail de chacun. Tout va se mélanger et c’est la somme totale qui va faire œuvre, c’est la somme de tous les travaux qui va donner du sens à cette proposition.

Ce sont des choses qu’on commence tout juste à expérimenter.

AB : En tout cas c’est très fluide parce qu’entre ce qu’on fait ici et ce qu’on va faire pour les différentes invitations à venir, on pourra être collectif artistique, collectif d’artistes, groupe, ou peut-être autre chose encore.

MM : On a été invité⋅e⋅s au mois d’août pour une résidence au Basculeur1 et cette fois l’invitation est adressée à chacun en tant qu’artiste individuel. somme toute devient plus un vecteur de rencontre.Mais je crois que ça nous intéresse d’expérimenter ces différentes manières de voir le groupe, de naviguer entre ces statuts là et de voir ce qui est le plus intéressant sur le moment.

MF : Tout à l’heure, je posais la question du nombre de participants à somme toute et si ce nombre pouvait fluctuer en fonction des actions menées et des projets en cours ? Travaillez-vous en fonction des affinités, selon des perspectives données ou selon votre propre travail personnel ?

AB : C’est souvent ceux qui sont disponibles qui participent !

Valentine Traverse : Pour l’invitation de Carbone 20, on a prévu d’être sur place pendant toute la durée de l’événement, on définit des plages-horaires où chacun des membres de somme toute peut intervenir. On va occuper un cube dans l’espace public qui est déjà une œuvre d’autres artistes, le cube W2, et chacun peut s’inscrire dans une plage avec un protocole que la personne qui sera sur place activera. Pour cet événement, d’autres artistes qui ne font pas partie du collectif vont participer aussi. On s’organise pour travailler à 18 en cherchant des formes qui pourraient inclure tous les membres.

POD : Une sorte de consensus ?

CB : Oui, je pense que somme toute possède une infinité de dimensions. C’est à la fois un atelier individuel, un groupe d’artistes invité par d’autres structures, mais aussi un espace de travail commun où toutes les fonctions sont équivalentes : qui organise l’événement ? qui va faire les courses ? qui va tenir le bar ? qui va s’occuper de la régie ? qui invite les artistes ? et quels artistes ? Tous les membres de somme toute ne vont pas se reconnaître dans toutes les cases! On n’oblige personne à s’inscrire partout, c’est un peu la volonté ou les disponibilités qui distribuent les rôles.

MM : Encore une fois, la question de la nécessité revient. On n’est peut-être pas attendus quelque part, et on se crée donc les moyens d’organiser des choses qu’on aimerait nous-mêmes rencontrer.

POD : Il y aussi les problèmes, nos propres problèmes, et on tente de produire des solutions aux problèmes qu’on se pose, je veux dire aux problèmes pratiques !

MF : J’essaie toujours de circonscrire vos activités de groupe en rapprochant ce que vous faites de ce qui a pu exister ou de ce qui existe encore aujourd’hui. Si je me réfère au passé, j’ai l’impression que vous n’êtes pas très loin du groupe genevois qui s’appelait Ecart ? (Le palindrome de Trace. Nous reviendrons peut-être tout à l’heure, sur la notion de traces car j’ai l’impression que vous n’êtes pas forcément dans l’optique de laisser des traces…) Comme vous, les artistes d’Ecart, faisaient du quotidien, des actions qu’ils jugeaient artistiques. Faire de l’aviron relevait d’une activité artistique. Boire le thé pouvait prendre une dimension artistique. Enfin, tout ce qui pouvait se rapprocher de la vie quotidienne, pouvait être passible d’une certaine prise en compte artistique, d’une volonté de faire apparaître ces moments comme des moments créatifs. Est-ce que ce rapprochement vous convient ou est-ce que vous le réfutez ?

CB : Je pense qu’on pourrait y tendre un peu parfois, avec la bibliothèque péripatétique par exemple. Tu peux en parler, Marie ?

MM : Oui il s’agit d’une randonnée qu’on a organisée au mois d’octobre dernier, la proposition d’un club de lecture au milieu d’une randonnée. À chaque arrêt lors de la marche, un⋅e participant⋅e présente un livre qu’iel aime, qu’iel n’aime pas, qu’iel a créé, en tout cas à partir d’une trace écrite.

CB : Notre système de fonctionnement, de propositions, aussi variées qu’elles soient, passe par un outil en ligne, un drive, où tout le monde peut déposer ses idées. Les bibliothèques péripatétiques y figurent et devraient advenir assez régulièrement en variant les balades en fonction des saisons. J’ai personnellement très envie qu’on organise la bibliothèque péripatétique – cueillette aux champignons en invitant des experts en cueillette mais qui se trouvent aussi être artistes, et donc il y a cette idée d’inviter des artistes pas du tout pour leur qualité d’artiste mais plutôt pour leurs qualités périphériques.

MM : Je pense aussi qu’on cherche à créer des moments de rencontre, de discussion en partant de situations plus quotidiennes qu’artistiques mais en sachant pertinemment que l’art peut arriver. En même temps qu’on découvre des choses, on tourne notre regard d’artiste vers d’autres pratiques qui ne sont pas forcément du domaine de l’art.

POD : Et peut-être une autre chose importante, c’est qu’en parlant de la façon de fonctionner de somme toute – là – on est en train de produire des réponses, et ces réponses ont l’air de se mettre à dire qu’on est un collectif artistique qui aurait un projet défini… Mais le collectif somme toute, ou l’objet-outil somme toute a sans doute simplement pour vocation de nous permettre de faire pleins de trucs !

CB : Tout à fait !

POD : La bibliothèque péripatétique par exemple correspondait certainement à une sorte d’ambition de réfléchir… de produire des conditions qui nous permettraient… bon, une situation dans laquelle on peut réfléchir… et finalement ce qui apparaît dans somme toute en tant qu’outil, ajouté au fait qu’on… que des situations se passent et qu’il faut bien discuter, il faut bien régler les problèmes, ce n’est pas inscrit dans les… il est relativement difficile de localiser l’espace dans lequel cette chose-là serait inscrite et nous permettrait de répondre oui à la question ! Même si nous sommes très intéressé⋅e⋅s par ce qu’elle soulève !

(Rires)

FG : Ce n’est pas manifeste. Il n’y a pas de décision a priori de transformer des situations en œuvre, il y a plus une sorte de curiosité, un goût pour déplacer des limites, une chose comme ça ?

POD : Oui, peut-être…

MF : Je repense à un autre groupe, composé essentiellement d’artistes, d’architectes, de sociologues, d’anthropologues, italiens, et pour la plupart romains, qui s’appelle Stalker. Je pense à lui parce que vous avez évoqué vos randonnées, et eux en ont beaucoup pratiqué la dérive. Leur démarche est aussi intéressante, et à bien des égards, il me semble qu’elle n’est pas très éloignée de ce que vous faites, avec peut-être la différence – et vous allez me dire si elle existe vraiment – une dimension politique avérée chez eux. C’est à dire qu’ils vont créer des situations avec des réfugiés dans les quartiers excentrés de Rome, organiser des banquets où les différentes nationalités apportent leurs savoir-faire culinaires. Ce sont de grands moments de partage et de fête.

FG : La question que vous posez, c’est le rapport au politique ?

MF : Oui c’est un peu ça que je voulais aborder… Est-ce que dans vos projets ou dans ce que vous avez déjà réalisé, une dimension politique trouve à s’exercer ?

MM : Ce que ça m’évoque immédiatement, c’est un principe qui nous tenait à cœur dès le départ – ce n’est pas politique dans le sens des idées, mais peut-être quelque chose de très pratique. On refuse d’inviter des artistes sans les payer, même si c’est modeste. On essaie d’y faire attention parce que notamment pour de jeunes artistes comme nous, fraîchement diplômés, il est très difficile d’être payés. On se dit qu’on ne voudrait pas faire aux autres ce que nous n’aimerions pas qu’on nous fasse !

Somme Toute Pendulum

Festival de performances Pendulum 2 & Chevalerie, aout 2019.

CB : Chaque fois qu’il y a une forme, on paie la personne qui intervient, que ce soit un concert, de la danse, une performance, une exposition ou une résidence. Mais la question se pose quand nous, artistes, faisant partie desomme toute, intervenons face à un public, est-ce qu’on se paie nous-mêmes ? Et là on est un peu coincés quand même… Pourquoi on paierait Pierre Olivier qui fait cette sculpture et pas Antoine qui s’occupe du son ou Valentine derrière le bar ? On a donc décidé qu’on ne se paierait pas lorsqu’on on intervient en tant qu’artistes au sein de somme toute, tout simplement parce qu’on n’a pas les moyens de payer tout le groupe. C’est une exception qu’on se fait à nous-mêmes !

MF : Comment vit le groupe. Avez-vous des subventions ?

CB : La première année, on a profité de l’avantage d’être à Clermont-Ferrand avec des loyers assez modérés, et on a démarré en toute autonomie. Au départ, c’était un espace d’atelier et tout le monde en payait une petite partie, nous étions 13. Chacun débourse 30 €, avec quelques exceptions à 15 € pour ceux qui sont loin ou qui ont un autre atelier à assumer. On a fonctionné sur ce modèle, et quand on organisait des événements, le bar nous permettait de payer les factures d’électricité et les artistes invité⋅e⋅s.

Et puis très vite nos ambitions ont augmenté en termes de quantité d’artistes et de grille de rémunération (même si elle n’existe pas vraiment, on essaie de garder un principe d’équité). 

On est aujourd’hui subventionnés par la métropole de Clermont-Ferrand et par la ville. Je crois que notre budget annuel tourne autour de 18000 €, dont 6000 € de subventions. Tout le reste est composé d’autofinancement ou du bar associatif qui nous permet toujours de gagner un peu d’argent, ou du moins de ne pas en perdre.

Au cours d’une soirée, on défraie systématiquement les artistes, peu importe d’où ils viennent, et pour les payer il faut qu’à chaque événement on arrive à équilibrer les dépenses. Sur certains projets, il nous arrive de flécher des subventions directement pour arriver à zéro en fin de soirée.

MM : Ce sont ces soucis économiques qui nous permettent aussi d’amener des réflexions sur travail, les rémunérations et les statuts.

MF : C’est pour cela que cette parenthèse concernant le budget, les subventions, l’argent en général, n’est pas anodine. C’est intéressant de savoir comment vous fonctionnez car ça fait partie de votre identité générale. Je vous demande ça avec intérêt parce qu’effectivement, vous semblez vous différencier du collectif Stalker qui avait une démarche très engagée. Chez somme toute, le politique ne paraît pas dans le schéma militant. Votre engagement est plus souterrain, moins déclaratif…

MM : On fonctionne par invitations mais chaque invité⋅e n’a pas nécessairement à intéresser l’ensemble du collectif. C’est quelque chose qui nous tient à cœur, on se fait confiance et les artistes qui sont invité⋅e⋅s par somme toute le sont souvent par une ou deux personnes. L’idée est de faire découvrir des pratiques autant au collectif qu’au public et la dimension politique, l’engagement ou la radicalité n’est pas toujours partagée de la même façon par tout le monde mais chacun respecte et soutient les propositions des autres.

POD : Oui, dans la mesure où les choses sont systématiquement discutées, partagées et préparées ensemble, c’est peut-être là que se joue aussi la dimension politique.

MF : J’essaie de faire une synthèse de tout ce que vous me dites. (Rires) Est-ce que je me trompe si je dis que la dimension politique de votre travail, de votre œuvre collective se définit plus par la production de lien ? Produire du lien semble effectivement être la perspective majeure, peut-être fondamentale de votre groupe ? Partager ? Est-ce que je me trompe ?

POD : Je ne sais pas si c’est la même chose de partager et de produire du lien, pour nous il s’agit peut-être d’installer les conditions qui permettent virtuellement que le plus de choses possibles puissent être imaginées.

MF : Vous vous inscrivez aussi dans une espèce de filiation historique des artistes qui ont créé du lien. À commencer par Gordon Matta-Clark qui ouvre un restaurant et qui partage quelques plats, ou des artistes comme Rirkrit Tiravanija qui, plus récemment, prépare aussi sa fameuse soupe Thaï en incluant des éléments de la cuisine occidentale pour faire le lien entre les deux parties du continent. Je pense également à Alicia Framis qui travaille beaucoup aussi à créer du lien avec des gens qu’elle connaît ou qu’elle ne connaît pas forcément. Vous paraissez être dans une certaine tradition – pardon de vous le dire – (rires) mais c’est plutôt réjouissant de ne pas se sentir totalement seul au monde et de savoir qu’il y a avant nous, et j’espère après nous…

MM : Et en même temps que nous !

MF : Et en même temps que vous, absolument, parce qu’Alicia Framis continue. Ce n’est plus le cas malheureusement de Felix Gonzales-Torres…  Mais voilà des artistes avec lesquels vos actions pourraient être confrontées.

CB : Je me trompe peut-être mais j’ai l’impression que c’est aussi une manière d’aborder l’art à laquelle on a été habitué⋅e⋅s en fréquentant le milieu artistique clermontois parce que la Tôlerie existait déjà sous la forme d’un système de pleines lunes où le public est amené à interagir d’une manière singulière avec les œuvres, que ce soit par un repas, par des performances ou simplement en déambulant dans un espace qui change à chaque fois.

MM : On a grandi avec cette image d’un réseau chaleureux, accueillant, inventif par opposition à un réseautage dans l’art contemporain qui peut être angoissant à la sortie de l’école. Ce qui nous intéresse, et c’est sans doute un peu naïf, c’est de faire la fête et d’avoir des discussions entourées d’œuvres, peut-être d’une manière assez informelle aussi.

AB : En tout cas, un moment de vie, de convivialité !On n’avait pas envie de faire juste des expositions, où on visite l’espace et c’est fini, on voulait qu’il y ait tout le reste autour voire de ne faire que le vernissage, et aucune expo !

FG : Il semble aussi qu’au niveau symbolique, les artistes que vous citez ont mis en place des systèmes collectifs, collégiaux, mais au sein d’un système de l’art qui était établi dans les galeries, dans les centres d’art, dans des structures qui pointent l’art. Vous parlez de Tiravanija, identifié par Bourriaud dans l’Esthétique relationnelle, et c’était possible pour lui parce qu’il était dans un environnement foncièrement artistique, il n’y avait aucun doute sur le fait que c’était de l’art. Ici, dans le cas d’un collectif comme somme toute, j’ai l’impression que la relative autonomie oblige à parfois oublier qu’on parle d’art, mais où la nécessité de l’art transpire de l’intérieur. Elle n’est pas estampillée par un contexte, elle est plutôt entretenue par une habitude, une fréquentation. La fréquentation des lieux d’art mais aussi la formation artistique dans une école nous sensibilise à certains types de relations où l’art est présent. C’est peut-être aussi moins manifeste, de ne pas créer du lien en tant qu’artiste, mais de regarder ce qui émerge d’artistique dans le lien humain, dans la fête, par exemple.

MF : Vous avez absolument raison. Je disais que vous étiez dans une histoire qui était semblable, non pas identique, il me semblait que vous vous différenciez de Gordon Matta-Clark ou de Tiravanija, parce que vous avez à l’égard du milieu artistique, de la scène artistique des doutes que les protagonistes dont je viens de parler n’avaient pas forcément.

FG : Encore que Matta-Clark parlait de quitter…

MF : … de quitter la barque, oui c’est vrai. Encore une question concernant les choix de Fabrice. Je vous la livre comme telle pour savoir si vous adhérez ou si vous avez quelques réserves. Fabrice rejette la production d’objets. Il ne les appréhende pas comme œuvre d’art ou, à tout le moins, laisse planer le doute sur le statut des objets en question qu’il ne veut pas archiver, par ailleurs. Est-ce que le groupe somme toute, est dans cette même perspective ? Est-ce que les objets éventuels que vous avez créés sont aussi dans une sorte d’impasse statutaire ?

AB : Je ne sais pas si c’est vraiment une impasse, mais en tout cas le contexte de somme toute produit parfois des situations qu’on n’identifie pas tout à fait, ou qu’on ne cherche pas trop à identifier… Mais peut-être que ce contexte-là d’association, de collectif, cette ambiance-là permet de faire apparaître cette chose sans la réfléchir et sans qu’elle soit manifeste. Si on organise une soirée, on invite des artistes mais surtout des gens à faire de la musique, et quelqu’un va peut-être proposer une chose un peu curieuse en tenant le bar, en servant des bières, il se passera peut-être autre chose, et on n’a pas besoin de dire que c’est une performance, que c’est une œuvre et qu’il la mettra dans son CV, ça se fait très spontanément, et pour ce qui est de l’archivage, c’est pareil….

MM : La question ne s’est peut-être pas encore vraiment posée pour nous, mais je pense qu’il y a une désacralisation de l’œuvre dans le sens où ça se mélange à nos outils du quotidien. J’ai là, en face de moi, un paravent qui faisait partie d’une installation d’un membre de somme toute et on voit des sortes de gilets de sauvetage qu’elle avait faits pour une performance de plusieurs autres membres. Ce paravent, on l’utilise souvent pour boucher des accès – comme un paravent en somme !

MF : Une dernière question (un peu pernicieuse). Est-ce que les activités de somme toute sont en opposition avec l’école et ce qu’on vous y enseignait ?

CB : Je ne pense pas. C’est marrant parce que pendant un moment, j’ai été représentante des étudiant⋅e⋅s à l’ANDEA (l’association nationale des écoles d’art) et lors de journées d’études à Toulouse, une des tables de travail s’intitulait « Faire école hors école ? ».

C’était la seule table qui était tenue par des étudiant⋅e⋅s pour avancer sur le projet qu’iels étaient en train de monter, avec le soutien de leurs écoles respectives, un workshop qui prévoyait d’inviter tous les étudiant⋅e⋅s de toutes les écoles de France aux Grands Voisins à Paris dans la suite de Yes We Camp. Ce qui était drôle c’est qu’autour de cette table de travail les étudiant⋅e⋅s étaient hyper intéressé⋅e⋅s par ce projet, les professeurs de l’école de Perpignan – qui venait juste d’être démantelée- , donc des professeurs sans école et sans étudiant⋅e⋅s, et des direct⋅eur⋅rice⋅s d’école qui étaient venu⋅e⋅s là pour dire que de toute façon, si des étudiant⋅e⋅s font des projets par eux⋅elles-mêmes c’est qu’iels sont en conflit avec leur école, que s’iels ont besoin de faire des choses à l’extérieur c’est parce que ça ne va pas à l’intérieur ! J’étais assez en désaccord avec ça. Quand on a créé somme toute, on l’a fait depuis l’école qui nous mettait à disposition des salles pour nous réunir. La directrice à l’époque nous avait reçu⋅e⋅s en entretien pour aborder ce projet, en évaluer la cohérence, ou tout simplement nous aider à monter des dossiers.

Donc l’école nous a apporté beaucoup mais on avait atteint les limites de ce qu’elle pouvait nous offrir. On essayait de trouver comment dépasser ces limites et comment inventer notre propre forme. Ce n’est pas du tout en opposition, c’est plutôt une belle continuité. Et puis on est resté⋅e⋅s à Clermont-Ferrand, on a toujours des liens avec l’école d’art, même si la direction a changé, avec certains de nos professeurs, et on est toujours les bienvenu⋅e⋅s. Il existe une véritable bienveillance de l’école vis à vis de somme toute. On a créé l’association en avril 2018, et 10 de ses 13 membres étaient diplômé⋅e⋅s en juin. L’exposition des diplômé⋅e⋅s a eu lieu dans le premier local de somme toute, il y a eu un discours officiel à l’école, puis on a tous filé vers ce tout petit local avec les élus, les financeurs publics ou privés et tout s’est passé là. Je ne pense pas que ce soit là une opposition !

MF : c’était une simple question et je suis ravi de votre réponse, parce qu’on aurait pu imaginer qu’il y avait une sorte de revanche par rapport à l’éducation, à la formation. Je vois que non et c’est réjouissant ! Merci à tous et à bientôt.
Couverture : Résidence de Pauline Ghersi et Quentin Goujout, juin 2019.

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