Jean-Baptiste Ganne, Black Block Beauty
portrait

Artiste, 30 mars 2020

Jean-Baptiste Ganne, Black Block Beauty

Jean-Baptiste Ganne ou L’arte di Disoccuparsi

Essai par Maurice Fréchuret

Sommaire

L’œuvre de Jean-Baptiste Ganne est assurément porteuse de messages politiques mais elle entend tourner fermement le dos aux idéologies. Les graffitis, issus des murs de la cité, envahissent les cimaises des salles d’exposition mais savent conserver leur charge rebelle. Le foulard d’une femme rom qui virevolte dans l’espace, la musique gitane qui lumineusement envahit les caves d’un château, les boucliers-livres artisanalement fabriqués sont les réponses appropriées aux discriminations et aux attaques d’un monde qui, décidément, n’en finit pas de vieillir.

[ 1 ]

Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique (Galilée, Paris, 2004), p. 65.

[ 2 ]

Patrick Saytour, « Pourquoi les entretiens ? » dans VH 101, n°5, printemps 1971, p. 105.

[ 3 ]

Jean-Baptiste Ganne, Le Capital Illustré (Galerie Françoise Vigna, Nice, et Éditions Incertain Sens, Rennes, 2000). Il a été également publié en langue allemande : Das Illustrierte Kapital (Fotohof edition, Salzbourg, 2003).

[ 4 ]

Guy Debord, La Société du spectacle (Buchet/Chastel, Paris, 1967), p. 24.

[ 5 ]

Le messianisme de Barnett Newman qui a souvent été évoqué par ceux qui se sont penchés sur son œuvre n’a nullement supplanté son intérêt pour les thèses anarchistes, notamment celles de Pierre Kropotkine dont il a préfacé l’ouvrage Les Mémoires d’un révolutionnaire.

[ 6 ]

L’installation El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha a été présentée à plusieurs reprises. Une première fois à Amsterdam en 2005, puis plusieurs fois dans différentes villes d’Europe ou du Moyen-Orient.

[ 7 ]

Le personnage de Quichotte n’a pas cessé d’intéresser les théoriciens, les écrivains, les musiciens et aussi les artistes. Parmi ces derniers, nous pouvons citer Goya, Hogarth, Daumier, Picasso, Dali ou Germaine Richier.

[ 8 ]

Georg Lukács, La Théorie du roman [1920] (Gonthier, Paris,1963), p. 99-100.

[ 9 ]

Michel Foucault, Les mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines (Gallimard, Paris, 1966), p. 62.

[ 10 ]

Ibid, p. 60.

[ 11 ]

Ibid.

[ 12 ]

Haim Steinbach, on vend du vent (1988), peinture latex noire mate ou lettres en vinyle noir appliquées sur le mur, Collection capc Musée d’art contemporain, Bordeaux, don de l’artiste en 1990.

[ 13 ]

Entretien entre Jean-Baptiste Ganne et Maurice Fréchuret dans Jean-Baptiste Ganne, Gélem Gélem (Musée national Pablo Picasso, Vallauris, et Éditions DEL’ART, Nice, 2014), p. 16

[ 14 ]

Ibid, p. 16

[ 15 ]

Šaban Bajramović, né en Serbie en 1936 (alors Royaume de Yougoslaie) et mort en 2008, est une figure centrale de la culture rom. Il fut emprisonné durant cinq ans sur l’île de Goli Otok pour désertion et insoumission durant son service militaire. Ses chansons sont fréquemment utilisées dans les films d’Emir Kusturica.

[ 16 ]

Le peuple rom est un peuple sans écriture. Les translittérations de l’expression dans la langue et l’alphabet des pays d’accueil explique le nombre très important de vocables utilisés : Gyelem, Gyelem, Đelem, Đelem, Dželem, Dželem, Gelem, Gelem, Ђелем, Ђелем, Ѓелем, Ѓелем,Џелем, Џелем, ou encore Джелем, джелем.

[ 17 ]

L’installation et le dispositif électronique ont bénéficié des compétences techniques de Vivien Roubaud. Kerwin Rolland a mis les siennes dans l’élaboration du dispositif sonore.

[ 18 ]

Jean-Baptiste Ganne, Gélem Gélem, op.cit., p. 11.

[ 19 ]

Jean-Baptiste Ganne a consulté des ouvrages sur le sens de ces deux mots : « J’ai lu “Disóccupati !” (“Désoccupe-toi !”) au lieu de “Disoccupati !” (“Chômeurs !”). La différence entre les deux mots ne tient qu’à la position de l’accentuation lorsque vous prononcez l’un ou l’autre. Le verbe italien “Disoccuparsi” incarne la beauté de cette magnifique posture. »

[ 20 ]

Guy Debord, op. cit., p. 31.

Dans son ouvrage Malaise dans l’esthétique, Jacques Rancière, évoquant le rôle de l’artiste engagé, se risquait à en définir la pratique. L’art, dans cette perspective, devient ce « qui se propose de donner conscience des mécanismes de la domination pour changer le spectateur en acteur conscient de la transformation du monde1 ». Si, dans cet énoncé, l’objectif est clairement précisé et l’idée est bien formulée, les « manières de faire », pour rester dans le lexique de l’auteur, ne sont pas spécifiées. Aussi, d’innombrables pratiques artistiques peuvent trouver dans cette définition leurs éléments de légitimation. Des œuvres qui répondent aux impératifs du Proletkoult, dont Andrei Jdanov a établi les contenus idéologiques, à celles des tenants de la distanciation brechtienne et de la portée didactique qu’elles sous-entendent ; des grandes toiles-manifestes d’André Fougeron ou de Renato Guttuso à celles, non moins imposantes, de certains membres du groupe Supports/Surfaces, l’art quitte la sphère de l’esthétique pure pour s’ouvrir à la réalité sociopolitique du monde et, conséquemment, coopérer au changement de ce dernier. L’iconographie explicitement propagandiste du réalisme socialiste, dont l’objectif avoué est de travailler à l’édification politique des masses, prend effectivement le contre-pied des tenants de l’art pour l’art pour qui travailler au renouvellement des formes et du langage plastique est le seul et véritable objectif. C’est au nom d’une semblable autoréférentialité que, paradoxalement, les peintres de Supports/Surfaces clament haut et fort leur adhésion aux principes révolutionnaires ou, pour le moins, à des idées qu’ils considèrent comme telles. La déconstruction de la peinture et le questionnement de ses éléments catégoriels leur permettent, en effet, d’afficher leurs options matérialistes et de les légitimer, comme Patrick Saytour, un des peintres du mouvement, a pu le dire : « Nous parlons la peinture et non sur la peinture et ce langage est opératoire, c’est-à-dire politique 2

Mine de rien

Jean Baptiste Ganne, le capital illustré

Jean-Baptiste Ganne, Le Capital Illustré (Thésaurisation – I, III, 3, A) Extrait du corpus (1998 -2003). Photographie couleur. © Adagp, Paris 2020

Entre ces deux manières de penser la création artistique et de la pratiquer, il reste encore un peu de place pour un art qui n’éprouve pas le besoin de recourir aux pesantes démonstrations idéologiques ni aux parti pris consignés dans de péremptoires manifestes. C’est celui de Pablo Picasso dont les œuvres n’ignorent pas le fait politico-historique, sans pour autant l’exhiber. Les casseroles, les plats et les chandeliers dans ses natures-mortes peintes durant la Seconde Guerre mondiale témoignent de la violence de l’époque, la disent et, mine de rien, la dénoncent. C’est aussi le cas d’André Masson, de Joan Miró, de Jean Fautrier qui, entre autres artistes de cette génération, ont su produire des œuvres largement ouvertes aux flux de l’histoire sans pour autant y être asservies.

D’autres artistes, à notre époque, ont opté pour pareille attitude. Leurs œuvres savent, elles aussi, s’emparer de l’histoire, dénoncer les tourments qu’elle inflige aux hommes et les pertes qu’elle leur fait subir. Engagées dans une voie que nous pouvons qualifier de politique, elles conservent, poursuivent et développent conjointement leurs potentialités intrinsèques et affirment pleinement leur statut d’objet artistique. Ainsi les œuvres d’Adrian Paci, d’Alicia Framis, de Kader Attia, de Barthélémy Toguo ou de Zineb Sedira contribuent à faire qu’art et politique ne soient pas dans une relation conflictuelle où l’un prend le dessus sur l’autre mais, au contraire, dans un rapport où le message énoncé exige l’émergence de la forme la plus adéquate, laquelle, inversement, va lui permettre d’être plus audible.

L’œuvre de Jean-Baptiste Ganne est, de ce point de vue, une des plus pertinentes. Et ce, d’autant plus que l’artiste s’empare des sujets les plus imposants, pour ne pas dire les plus encombrants, du point de vue idéologique. Dès le début de ses recherches, Jean-Baptiste Ganne entreprend un vaste projet, celui de se saisir de l’ouvrage majeur de Karl Marx, Le Capital, et d’en illustrer les principaux thèmes. Un élément est sans doute à l’origine de cette grande entreprise : les cours d’Étienne Balibar à la faculté de Nanterre auxquels assiste l’artiste en 1991-1992. À l’ouvrage collectif Lire Le capital, auquel contribua Étienne Balibar aux côtés de Louis Althusser, de Jacques Rancière et de quelques autres encore, va ainsi succéder Le Capital illustré que Jean-Baptiste Ganne élabore, de 1998 à 2003, à partir de photographies prises dans des lieux et dans des circonstances inattendues : un hippodrome, un défilé de mode, une course automobile, un cocktail mondain ou une rue populaire de Belleville. Chaque cliché est mis en rapport avec un chapitre ou un passage de l’ouvrage de Marx et lui sert d’exergue. La critique de la division manufacturière de l’industrie linière ou, plus globalement, de l’industrie textile – sujet abordé par l’auteur dans la section sur la production de la plus-value relative et le chapitre sur le machinisme et la grande industrie – trouve ainsi dans la photographie d’un défilé de mode une manière d’illustration caractérisée par la pertinence du choix et la distanciation ironique. De même, le chapitre sur la lutte pour la journée de travail normale est-il mis en regard avec la vue divertissante d’une baignade dans une piscine, et celui consacré à la thésaurisation avec une prise de vue surplombante d’une salle de jeux pleine de machines à sous. Ce photoreportage comprend aujourd’hui 48 clichés. Il peut être présenté dans son ensemble sur un vaste panneau de 14 mètres de long ou être consulté sous la forme d’un livre3. Dans ses deux configurations, l’œuvre donne raison à Guy Debord qui, il y a plus de cinquante ans, avançait avec une rare clairvoyance : « Le spectacle est le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image 4 ».

La lutte des classes que Marx et les marxistes, ou d’autres encore, mus par la pensée libertaire et antiautoritaire, ont tant préconisée, celle qui conditionne l’émancipation des travailleurs et des peuples en général, prend aussi place dans l’œuvre de Jean-Baptiste Ganne. Et, comme dans Le Capital illustré, le recours à la figure métaphorique va l’emporter sur la déclaration explicite et la notification affirmative et péremptoire. L’installation Who’s Afraid? (Tapis de Lutte) (2011), réalisée par l’artiste dans le cadre de l’exposition acta est fabula au centre d’art Vidéochroniques, à Marseille, en est un bel aperçu. Le sol de la salle d’exposition est entièrement recouvert de moquette. Celle-ci reproduit le motif et les couleurs que l’on trouve dans les salles d’arts martiaux : le bleu, le rouge et le jaune sont distribués sur toute sa surface en cercles concentriques. Amateur de l’ancestrale lutte gréco-romaine, Jean-Baptiste Ganne transpose la théorie révolutionnaire dans ce champ particulier, champ que l’esprit olympique entend pourtant protéger de toute intrusion politique. La lutte des classes et celle des sportifs partagent ainsi ce même espace dont les couleurs éclatantes sont de bon augure pour l’une comme pour l’autre.

Couleurs fondamentales

Jean-Baptiste Ganne, le Grand Palais, Paris

Jean-Baptiste Ganne, El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha (2005) 23.04.2009 – 04.06.2009, Paris Lecture en code morse de l’ensemble du Quijote de Cervantès depuis le Grand Palais.

Le jaune, le rouge et le bleu constituent la base de l’édifice plastique et nombre d’artistes les ont choisies, parfois exclusivement, pour leur qualité et leur intensité visuelle. Piet Mondrian en a fait son crédo néo-plasticien et s’est engagé à ne les faire cohabiter qu’avec le blanc et le noir, ces non-couleurs fondamentales. C’est avec ces seules couleurs, posées en aplats et limitées par les seules lignes verticales et horizontales, que l’artiste érige son œuvre et façonne sa vision de la nouvelle société qu’il appelle de ses vœux.

Sensiblement au même moment, Alexander Rodtchenko réalise trois tableaux monochromes qu’il intitule Couleur rouge pure, Couleur bleue pure, Couleur jaune pure. Présenté en 1921 à l’occasion de l’exposition 5X5 = 25, à Moscou, ce triptyque est appréhendé comme une somme indépassable qui, selon certains, signe la fin de l’art et, tout uniment, l’émergence d’une vie et d’un monde nouveaux. De son côté, le peintre et sculpteur américain Barnett Newman entend, quelque trente ans plus tard, redonner à ces trois couleurs une nouvelle vitalité. Avec la série des quatre imposants Who’s Afraid of Red, Yellow and Blue (1966-1970), l’artiste entreprend une réhabilitation des trois couleurs primaires et, posant la question du trouble apeuré qu’elles peuvent susciter lorsqu’elles sont présentées seules et pour elles-mêmes, il les associe lui aussi à un projet qui, contrairement à celui de Rodtchenko, n’exprime pas la fin de la pratique artistique, mais vise un nouveau commencement, une ère nouvelle en accord avec ses convictions politiques proches des théories libertaires 5.

L’ingénieux Hidalgo

Jean-Baptiste Ganne, Senza Titolo (All that Glitters is Gold)

Jean-Baptiste Ganne, Senza Titolo (All that Glitters is Gold) Installation dans le cadre de l’exposition Luce di Pietra, 100 000 pièces de dix cents italiennes, Villa Médicis, Rome, 2007. © Adagp, Paris 2020

Le titre de l’œuvre de Jean-Baptiste Ganne, Who’s Afraid?, est une citation tronquée mais directe de Newman. Cette manière de citer ses sources, l’artiste y a souvent recours. Ainsi en est-il de El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha, œuvre réalisée et présentée pour la première fois en 2005 à Amsterdam, c’est à dire très précisément 400 ans après la publication du roman de Miguel de Cervantès. Cette installation lumineuse a été actionnée, jour et nuit, durant près de quarante jours depuis l’atelier de l’artiste. Une lampe rouge, visible de l’extérieur, diffusait en code morse l’intégralité des deux volumes du livre. Les impulsions courtes et longues restituèrent fidèlement ses dizaines de chapitres 6. Le choix opéré par Jean-Baptiste Ganne d’un des romans les plus célèbres de l’histoire de la littérature n’est pas fortuit. Le style innovant de l’écriture, le fil aventurier du récit et, surtout, la charge politique de l’ouvrage – tous ces éléments qui ont assuré son succès international – ont retenu l’attention de l’artiste, sensible à ce récit fantastique et échevelé, mais d’une grande lucidité sur les us et coutumes de ses contemporains. Conçu très probablement durant la détention de son auteur à la prison de droit commun de Séville, le personnage de Don Quichotte est capable de porter un regard critique sur ce qui l’entoure, et son combat, pour vain qu’il paraisse, aboutit à une véritable remise en cause de l’ordre du monde. Ceux qui ont écrit à propos du roman et qui ont tenté de cerner la personnalité de son héros appartiennent à des époques et des disciplines fort différentes, mais tous ont reconnu en lui un être hors du commun, à la destinée exceptionnelle 7. Georg Lukács, dans La Théorie du roman, voit en lui la figure du combattant « de l’intériorité contre la bassesse prosaïque de la vie extérieure 8 » et, dans Les Mots et les Choses, Michel Foucault, analysant l’ensemble du texte conclut ainsi : « Don Quichotte est la première des œuvres modernes puisqu’on y voit la raison cruelle des identités et des différences se jouer à l’indéfini des signes et des similitudes 9. » L’auteur cerne avec beaucoup d’acuité le profil du personnage, tente de l’imaginer et de lui donner forme. Il finit par l’assimiler à un système de signes car, poursuit-il : « Tout son être n’est que langage, texte, feuillets imprimés, histoire déjà transcrite. Il est fait de mots entrecroisés ; c’est de l’écriture errant dans le monde parmi la ressemblance des choses10. » En choisissant de transcrire le roman de Cervantès en morse, en lui assurant une diffusion dans l’espace urbain, Jean-Baptiste Ganne s’accorde pleinement avec les propos de Foucault. Il refait vivre cette fable-signes et restitue, à travers les flux lumineux, la troublante image de Quichotte, ce « long graphisme maigre comme une lettre [qui] vient d’échapper tout droit du bâillement des livres 11».

Si les moulins à vent utilisent une force qui n’appartient à personne, c’est que cette dernière n’a pas de valeur marchande. La formule de Haim Steinbach, On vend du vent, ne vaut que parce qu’elle métaphorise le système de l’art et que l’œuvre et son exposition sont devenues marchandises 12. Jean-Baptiste Ganne reprend cette critique lorsque, pensionnaire à la villa Médicis à Rome, il entreprend de déverser et d’étaler sur le sol de la citerne romaine de la villa une quantité de pièces équivalente à la somme allouée à la production de l’exposition. Plusieurs dizaines de milliers de pièces sont ainsi répandues à même le sol inondé. Le faible éclairage renforce l’étrangeté de l’installation. Cette œuvre, Senza Titolo (All that Glitters is Gold), créée en 2007 dans le cadre de l’exposition Luce di Pietra (Rome), nous montre, en dépit de ce titre, que tout ce qui brille n’est pas or, mais que, sonnant et trébuchant, l’argent ainsi étalé ne saurait dissimuler sa vraie fonction numéraire, c’est-à-dire sa valeur monnayée. Jeter une pièce de monnaie dans un bassin est un geste symbolique, en répandre à la pelle, comme c’est le cas ici, est un rappel ironique de la brutale réalité de notre monde et du système économique dominant. Avec Jean-Baptiste Ganne, l’œuvre d’art est mise à nu, déshabillée de l’aura dont on veut habituellement la vêtir, contrainte avant tout de révéler sa valeur marchande. Si, avant lui, Andy Warhol remplissait ses toiles de reproductions de dollar bills ou de dollar signs, pour signifier l’équivalence de toute chose représentée (fleurs, accidents, chaises électriques…), si Cildo Meireles exposa en 1969 un paquet de cent billets d’un cruzeiro brésilien tenus par un élastique (Árvore do Dinheiro) pour souligner la différence entre la valeur nominale des billets et celle, démultipliée, de l’œuvre en question, Jean-Baptiste Ganne établit  la valeur exacte, au sou près, de l’œuvre exposée, donnant ainsi un sens nouveau à la célèbre formule de Frank Stella selon laquelle : « ce que vous voyez est ce que vous voyez ».

Jean-Baptiste Ganne, Gélém, Gélém

Jean-Baptiste Ganne, Gélém, Gélém, 2013. Détail de l’installation lumineuse et sonore, Musée Pablo Picasso, Vallauris. © Adagp, Paris 2020.

Écritures murales

L’exercice du regard, au centre des préoccupations de tout artiste plasticien, est naturellement requis quand Jean-Baptiste Ganne intervient dans un lieu. Le scrutateur des espaces urbains qui n’a de cesse de déceler les traces inscrites sur les murs – les marques qui portent la colère de ceux qui les ont approchés, les stigmates des violences qui les défigurent ou, aussi bien, les mots affectueux qu’une main attentionnée y a laissés à l’adresse de la personne aimée –, ce scrutateur nous donne à lire à son tour, nous invite à déchiffrer les quelques signes qu’il s’est plu à reproduire sur les murs de son atelier, sur les cimaises de la salle d’exposition ou sur le fronton d’un bâtiment public. Mais l’exercice de décryptage est de courte durée car l’artiste ne nous livre que l’essentiel : jamais de grandes tirades, seulement quelques mots saisis hâtivement et retranscrits tels quels qui souvent nous alertent sur les nocuités du monde et sur les salutaires réactions de rejet qu’il suscite. Relevés à Nice, à Marseille, à Bruxelles, à Paris, à Fribourg, n’importe où aussi bien, ces écrits banals ou précieux se retrouvent ailleurs, fidèlement recomposés : « Ici des hommes ont travaillé très dur » ; « Squat this world » ; « birra gratis per i lavoratori » ; « No nos representan » ; ou le généreux « Omnia sunt communia ». Ces mots, phrases ou slogans sont lus en passant, vite, l’air de rien, mais revisitent l’histoire des wall drawings et, plus globalement, celle de l’art pariétal contemporain. Jean-Baptiste Ganne réitère les propositions d’artistes comme Barbara Kruger, Jenny Holzer, Haim Steinbach, Robert Barry ou Peter Downsbrough, mais, contrairement à eux, ce qu’il donne à voir, ce qu’il retranscrit sur la cimaise, vient des murs eux-mêmes. Les mots qu’il inscrit, soit de manière directe soit par évidement de la matière, ne sont pas ceux de sentences savantes et plus ou moins elliptiques issues de l’imagination de l’artiste, mais ceux de la rue et de son langage sans fard. En ce sens, on pourrait dire que l’art de Jean-Baptiste Ganne est un art trivial si l’on redonne au mot son acception originelle, celle qui concerne le carrefour où trois voies se croisent. Pour autant, l’œuvre de l’artiste ne saurait se confondre avec ce que l’on nomme aujourd’hui le street art. Si la rue, ce qui s’y passe et ce qui s’y écrit, est une vraie source d’inspiration pour lui, elle ne l’est que dans une perspective de détournement de la chose prélevée, laquelle, dans son nouvel espace, voit son message d’origine grandement renforcé.

La rue et ce qui s’y passe, disions-nous. La période historique dans laquelle nous vivons se distingue par le nombre élevé de conflits entre manifestants et forces de l’ordre. L’Algérie, Hong-Kong, le Liban, la France, l’Italie… bien d’autres encore voient se multiplier des affrontements rebelles qui relèvent souvent de l’émeute. Du côté de la police, les armes sont de plus en en plus sophistiquées et efficaces. Du côté des manifestants, la panoplie ne varie guère et se limite généralement aux éléments traditionnels de la charge urbaine et de son corrélat, la défense. En Italie, dès 2010, les manifestants, lors des occupations des universités, utilisent, comme d’ordinaire, des boucliers de protection contre les différents tirs de la police. Fabriqués de manière artisanale avec des chutes de cartons rigides, de Plexiglas et de mousse, de taille habituelle et susceptibles d’assurer une efficace couverture, ces boucliers se distinguent pourtant de ceux que les Black blocs, ou leurs homologues allemands les Schwarze Block, utilisent ordinairement, en ce que leur face extérieure donne à lire le titre d’un ouvrage et le nom de son auteur. Avec La Repubblica de Platon, le Kapital de Karl Marx, Le Tropique du Cancer d’Henri Miller, Negative Dialektics de Theodore Adorno ou Mille plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari, c’est toute une bibliothèque qui se met en marche, qui affronte l’ordre établi ou qui se défend contre ses assauts. Jean-Baptiste Ganne, dans une installation intitulée Book Block (2018), reprend l’idée de ces boucliers-livres qu’il dispose verticalement sur le sol, utilisant parfois un pavé pour les maintenir droits. Leur fabrication est conforme à celle des boucliers destinés aux combats de rue et, comme eux, ils portent titre et nom d’auteur. Les Années 10 de Nathalie Quintane côtoie le livre de Gisèle Freund, Photographie et Société. 1984 de George Orwell se trouve en vis-à-vis de La Ballade des pendus de François Villon et Fin de partie de Samuel Beckett trouve place à proximité du livre de Bertrand Russell, Éloge de l’oisiveté. L’ensemble forme un champ très animé, composé de panneaux dont la face, porteuse des indications littéraires, est fortement colorée et dont le verso laisse apparaître les attaches où passer le bras. Aux armoiries, aux insignes, aux figures symboliques ou héraldiques des boucliers médiévaux, romains ou mérovingiens, Jean-Baptiste Ganne préfère ceux qui évoquent le patrimoine collectif, celui de la littérature mondiale dont les auteurs ont, eux-mêmes, souvent eu à se battre contre l’institution et les normes imposées.

Jean-Baptiste Ganne, Tribute to Robert & George

Jean-Baptiste Ganne, Tribute to Robert & George. Peinture murale rouge, Vue de l’exposition Run Run Run, Villa Arson, Nice, 2016. © Adagp, Paris 2020

Tout à la fois armes défensives et porte-drapeaux de la pensée, ces boucliers aux teintes vives contrastent avec les foulards noirs triangulaires liés les uns aux autres par leurs extrémités pour former une guirlande qui dessine un pentacle de protection dans l’espace d’exposition. Ces pointes de tissu servent ordinairement à se protéger des gaz lacrymogènes que répand la police lors des affrontements de rue. Ils servent aussi à masquer le visage et donc à assurer l’anonymat des participants aux Black blocs. La dimension symbolique habituelle du pentacle et les valeurs talismaniques qu’il véhicule communément battent ici en retraite pour ne laisser cours qu’à l’esprit libertaire dont le A cerclé transparaît dans les entrecroisements stellaires des lignes qui le composent. Black Block Beauty (2016) peut voisiner avec un de ses wall-drawings au contenu également politique. Ainsi, On dansera sur les ruines de vos belles vitrines (2013), peint en réserve sur le mur de la salle, garde le souvenir des slogans situationnistes dont les murs de Paris furent les supports : « Consommez plus, vous vivrez moins », ou, plus incisif encore, « Comment penser librement à l’ombre d’une chapelle ? », tracés à l’entrée de la chapelle de la Sorbonne en mai 1968.

Un peuple aux cent noms

La rue, lieu de rendez-vous entre art, histoire et politique fut et demeure une source d’inspiration inépuisable pour Jean-Baptiste Ganne. Mais, n’ignorant pas les réserves et les limites que lui impose son statut d’artiste, il précise : « Il s’agit non pas de produire un art politique de combat, ce qui serait une illusion à mon sens, mais du choix d’utiliser des éléments politiques afin de donner une représentation à des gestes politiques, à des groupes, ou [évoquant les Roms] à une communauté 13. » Il se dit fasciné par « ce peuple libre ne réclamant aucun territoire et n’ayant jamais fait la guerre ». Selon lui, le peuple rom forme « une figure d’altérité dans laquelle se sont souvent reflétés les artistes en la prenant comme une métaphore de leur propre position 14. »   Pour toutes ces raisons, l’artiste lui a offert une place de choix dans son œuvre. En premier lieu, c’est à Šaban Bajramović, né en Serbie et appartenant à la communauté rom, que Jean-Baptiste Ganne a dédié une installation intitulée Rrom Dance Floor (Monumento per Šaban Bajramović) en 2008. Musicien-interprète de grand talent, Bajramović a considérablement enrichi la musique de son peuple en créant près de sept cents compositions originales. Dans une cave inondée du château médiéval d’Apricale, dans la vallée du Merdanzo près de Bordighera (Italie), cinq lampes accrochées à un mètre cinquante-cinq du sol s’allument et s’éteignent en fonction du tempo de la bande son. Les quatre heures de musique rom provenant de différents pays (Roumanie, Hongrie, Serbie, Bosnie, Macédoine) forment une compilation très représentative d’une musique que Bajramović a beaucoup contribué à faire connaître dans le monde entier. Compositeur de Djelem, djelem, devenu hymne de la communauté rom, il est une figure de la liberté et de la vie sans entrave 15. Longtemps enfermé dans les geôles titistes, il a transformé sa réclusion en une « université de vie » et nourri, par d’innombrables lectures, son regard sur ce monde qui ne cesse de stigmatiser les modes de vie de ses compatriotes.

Comme nous le disions, le titre Djelem, djelem est celui du chant officiel de ce peuple nomade. Il est aussi, avec une orthographe quelque peu différente, Gélém Gélém, celui d’une installation que Jean-Baptiste Ganne a créée en 2013 au musée national Pablo Picasso à Vallauris 16. Un simple foulard, acquis auparavant auprès d’une vieille femme rom rencontrée dans les rues de Nice, virevolte dans l’espace. Le tissu présente des motifs floraux colorés rendus plus vifs encore grâce au dispositif lumineux qui éclaire le fichu tout au long de sa course 17. Un autre dispositif, sonore celui-ci, est constitué à partir d’une sélection de chants et de musiques. Il est fondamental dans l’installation car, précise l’artiste : « c’est dans cette musique que s’inscrit l’histoire du peuple rom, son ostracisme, les tentatives d’asservissement dont il a été victime, ses voyages ou ses sédentarisations, et également le génocide subi pendant la Seconde Guerre mondiale 18. » Gélém Gélém évoque les pogroms et autres persécutions – celles des légions noires qui tranchent et tuent –, mais aussi la vie quotidienne, le partage, la solidarité et le bonheur de l’être ensemble. « J’ai marché, j’ai marché », pour traduire le titre de l’œuvre, est un hommage à ce peuple et à sa culture ou, pour reprendre les mots de l’artiste, « un monument invisible » qui leur est offert.

Jean-Baptiste Ganne, Book Block

Jean-Baptiste Ganne, Book Block. Techniques mixtes (dont carton, corde, plexiglass, mousse plastique, peinture en bombe, pavés), 2018. Detail. Vues de l’exposition Éloge de l’oisiveté, galerie Territoires Partagés, Marseille, 2018. © Adagp, Paris 2020

L’invisibilité n’est pas absence. Souvent l’apanage des films de fiction ou des spectacles de magie, la notion appartient aussi au monde du quotidien et, tout autant, à celui de l’art. Preuve en est donnée par les choix-mêmes de Jean-Baptiste Ganne. « Ne pas ajouter des objets au monde », telle est la consigne que l’artiste s’est donnée pour répondre à l’injonction Disoccupati, Disoccuparsi 19 ! Lorsque la nécessité lui impose de créer un objet, de transformer de la matière, son action est toujours prudemment circonscrite à l’essentiel. Il en va de la responsabilité de l’artiste, précise-t-il, dans l’entretien déjà cité. Cette responsabilité, que Jean-Baptiste Ganne a à cœur de définir comme moteur de toute son œuvre, l’amène à entreprendre une lecture active, quasi militante, du monde et, paradoxalement, à renoncer à toute démonstration ostentatoire et à toute production par trop pesante. Ceci pour ne pas surcharger davantage un monde dans lequel « non seulement le rapport à la marchandise est visible, mais on ne voit plus que lui : le monde que l’on voit est son monde20».

Éditeur: Vincent Simon
Couverture: Jean-Baptiste Ganne, Black Block Beauty, détail. Foulards noués dessinant le motif d’un pentacle, vue de l’exposition Triangoli neri su fondo bianco, Dolceaqua Arte Contemporanea, Italie, 2016 © Adagp, Paris 2020

1.Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique (Galilée, Paris, 2004), p. 65.

2.Patrick Saytour, « Pourquoi les entretiens ? » dans VH 101, n°5, printemps 1971, p. 105.

3.Jean-Baptiste Ganne, Le Capital Illustré (Galerie Françoise Vigna, Nice, et Éditions Incertain Sens, Rennes, 2000). Il a été également publié en langue allemande : Das Illustrierte Kapital (Fotohof edition, Salzbourg, 2003).

4.Guy Debord, La Société du spectacle (Buchet/Chastel, Paris, 1967), p. 24.

5.Le messianisme de Barnett Newman qui a souvent été évoqué par ceux qui se sont penchés sur son œuvre n’a nullement supplanté son intérêt pour les thèses anarchistes, notamment celles de Pierre Kropotkine dont il a préfacé l’ouvrage Les Mémoires d’un révolutionnaire.

6.L’installation El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha a été présentée à plusieurs reprises. Une première fois à Amsterdam en 2005, puis plusieurs fois dans différentes villes d’Europe ou du Moyen-Orient.

7.Le personnage de Quichotte n’a pas cessé d’intéresser les théoriciens, les écrivains, les musiciens et aussi les artistes. Parmi ces derniers, nous pouvons citer Goya, Hogarth, Daumier, Picasso, Dali ou Germaine Richier.

8.Georg Lukács, La Théorie du roman [1920] (Gonthier, Paris,1963), p. 99-100.

9.Michel Foucault, Les mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines (Gallimard, Paris, 1966), p. 62.

10.Ibid, p. 60.

11.Ibid.

12.Haim Steinbach, on vend du vent (1988), peinture latex noire mate ou lettres en vinyle noir appliquées sur le mur, Collection capc Musée d’art contemporain, Bordeaux, don de l’artiste en 1990.

13.Entretien entre Jean-Baptiste Ganne et Maurice Fréchuret dans Jean-Baptiste Ganne, Gélem Gélem (Musée national Pablo Picasso, Vallauris, et Éditions DEL’ART, Nice, 2014), p. 16

14.Ibid, p. 16.

15.Šaban Bajramović, né en Serbie en 1936 (alors Royaume de Yougoslaie) et mort en 2008, est une figure centrale de la culture rom. Il fut emprisonné durant cinq ans sur l’île de Goli Otok pour désertion et insoumission durant son service militaire. Ses chansons sont fréquemment utilisées dans les films d’Emir Kusturica.

16.Le peuple rom est un peuple sans écriture. Les translittérations de l’expression dans la langue et l’alphabet des pays d’accueil explique le nombre très important de vocables utilisés : Gyelem, Gyelem, Đelem, Đelem, Dželem, Dželem, Gelem, Gelem, Ђелем, Ђелем, Ѓелем, Ѓелем,Џелем, Џелем, ou encore Джелем, джелем.

17.L’installation et le dispositif électronique ont bénéficié des compétences techniques de Vivien Roubaud. Kerwin Rolland a mis les siennes dans l’élaboration du dispositif sonore.

18.Jean-Baptiste Ganne, Gélem Gélem, op.cit., p. 11.

19.Jean-Baptiste Ganne a consulté des ouvrages sur le sens de ces deux mots : « J’ai lu “Disóccupati !” (“Désoccupe-toi !”) au lieu de “Disoccupati !” (“Chômeurs !”). La différence entre les deux mots ne tient qu’à la position de l’accentuation lorsque vous prononcez l’un ou l’autre. Le verbe italien “Disoccuparsi” incarne la beauté de cette magnifique posture. »

 

20.Guy Debord, op. cit., p. 31.

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