Il est de ces artistes dont on se demande, lorsqu’on rencontre leur œuvre pour la première fois, comment ils ont pu jusque-là nous échapper, de ces artistes qui apportent des réponses clairvoyantes à des questions que l’on peine à formuler. Par sa synthèse originale du care (l’éthique de la sollicitude, du soin porté à l’autre), de la critique institutionnelle, de l’art conceptuel le plus essentiel, de l’écologie, du féminisme, par sa réflexion sur et avec le monde du travail, Mierle Laderman Ukeles est de ceux-là. Parmi les rares projets de l’artiste en dehors des Etats-Unis, le seul qu’elle ait mené en France s’intitule Re-spect, un Work Ballet – un ballet public impliquant les travailleurs de la commune et leurs engins – réalisé en 1993 à Givors, une petite cité industrielle sur les rives du Rhône entre Lyon et Saint-Étienne. J’aimerais ici, après avoir abordé succinctement quelques-uns de ses projets, en retracer la genèse, le contexte et le déroulement.
Cité dans Béatrice Ramade, « Après la révolution, qui descendra les poubelles ? », in Vacarme, n. 57, automne 2011, pp. 82-94.
Manifesto for Maintenance Art, 1969, cité dans Jack Burnham, « Problems of Criticism, » Artforum, janvier 1971; repris dans Gregory Battcock, (ed.) IDEA ART, New York, NY: Dutton, 1973; ainsi que dans Lucy R. Lippard, (ed.), Six Years: The Dematerialization of the Art Object, New York, NY: Prager, 1973.
On lira avec avantage à ce sujet les ouvrages de Nancy Fraser, notamment Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? : Reconnaissance et redistribution, La Découverte, Paris, 2011, 178 p.
Béatrice Ramade, op. cit.
Alain Charre, Jacques Gleizal, Christian Ruby, Jacky Vieux, « L’institut pour l’art et la ville », Cahiers, p.2.
Ibid.
Alain Charre, « RN 86, l’art, la ville, la route, Cahiers de l’Institut pour l’Art et la Ville, n.5, Maison du Rhône, Givors, quatrième trimestre 1993, p.4.
Il s’agit d’Antoni Muntadas, Rémi Zaugg, Mierle Laderman Ukeles qui doivent intervenir à l’automne 1993, et de Catherine Baugrand, Simon Patterson et Michel Desvigne au printemps 1994.
« Les travaux de l’institut », Cahiers de l’Institut pour l’Art et la Ville, n.7, Maison du Rhône, Givors, 4e trimestre 1994, p.42.
Thomas Finkerpearl (extrait d’une conférence donnée à l’Institut pour l’art et la ville in 1993). Traduction par Amanda Crabtree.
Ibid, p.28.
Le groupe BSN, spécialisé dans le verre, est à l’origine du géant mondial de l’agroalimentaire Danone, pour lequel la verrerie de Givors produit à l’époque des pots de yaourt.
Kari Conte (ed.), Mierle Laderman Ukeles, Seven Work Ballets, Kunstverein Publishing, Grazer Kunsteverein, Sternberg Press, 2015, p.125, traduction de l’auteur.
Ibid, p.126, traduction de l’auteur.
Il subsiste un témoignage visuel de la parade : Alain Charre, Jacky Vieux, L’art, la ville, la route : Re-spect, Institut pour l’art et la ville, Givors, 1993, VHS, 22 mn.
« Après la révolution, qui s’occupera des poubelles ? »
Au croisement des problématiques parmi les plus sensibles de notre époque – l’urbanisme, l’écologie et le féminisme –, Ukeles apporte une précieuse contribution à notre façon de percevoir et d’analyser les activités de maintenance, d’entretien, notamment dans leurs implications sociales, symboliques et politiques. Sa démarche est le fruit d’un engagement à long terme au côté de celles et ceux qui, au quotidien, sans qu’on y prête attention, entretiennent nos villes, font en sorte que ce qui nous semble aller de soi tienne debout et s’inscrive dans le temps. Issue d’une famille juive aisée du Massachusetts, elle étudie d’abord la diplomatie, avant de se tourner vers les beaux-arts dans les années 1960. Sa vie bascule avec la naissance de son premier enfant et sa découverte d’une vie faite de contraintes et de tâches ménagères jusque-là bien éloignée de son quotidien. Cette prise de conscience apparaît rétrospectivement comme déterminante :
« Je voulais être artiste pour jouir d’une complète liberté. Mes héros étaient tous des hommes : Jackson Pollock incarnait la liberté, Marcel Duchamp était libre de tout appeler art, et Mark Rothko se déplaçait librement d’une dimension à une autre. C’est la raison pour laquelle je suis devenue artiste… Et puis j’ai eu un enfant. J’ai senti que je perdais pied à cause des tâches répétitives que cela impliquait. Mes études et toute cette culture ne m’avaient absolument rien dit de l’entretien d’une maison, du ménage, parce qu’ils sont habituellement exclus du champ culturel. […] Ce qui avait structuré ma vie déraillait : le chemin que j’avais suivi jusque-là se dérobait, et ce chemin, c’était la culture occidentale. J’étais à l’agonie. Et c’est arrivé pendant la guerre au Vietnam, lorsqu’on assistait à la déroute du progrès américain. Nos fantasmes de pouvoir et de liberté s’érigeaient sur le dos de gens à l’autre bout du monde et ces questions de dépendance, indépendance, interdépendance faisaient écho à ma propre situation. La culture occidentale que j’ai reçue est fondée sur cette notion d’indépendance, c’est une culture masculine de l’autonomie au sein de laquelle il n’était pas question d’évoquer les structures dont nous étions dépendants. Lorsqu’on parle de pouvoir, on ne révèle pas ce qui nous rend puissant car cela nous affaiblirait. De plus, tout cela se passait au moment où le mouvement féministe émergeait et je commençais à m’y intéresser.1 »
Proche en cela d’autres artistes féministes de sa génération telles Mary Kelly ou Martha Rosler, elle met en scène sa vie rythmée par les tâches ménagères et les enfants dans Maintenance Art: Personal Time Studies: Log (1971), reprenant l’esthétique froide de la statistique et de la pointeuse. Elle dénonce cette situation dans « Manifesto for Maintenance Art, 1969 !2» qui reste à ce jour une pierre angulaire de son travail :
« A. L’instinct de mort et l’instinct de vie
L’instinct de mort : séparation, individualité, avant-garde par excellence, suivre le pas d’un autre jusqu’à la mort – fais tes choses, changement dynamique.
L’instinct de vie : unification, l’éternel retour, la perpétuation et l’entretien des espèces, des systèmes de survie et des opérations, l’équilibre.
B. Deux systèmes basiques : développement et entretien. La boule dans la gorge de toute révolution : après la révolution, qui va s’occuper des poubelles le lundi matin ?
Développement : pure création individuelle, le nouveau, le changement, le progrès, l’avance, l’excitation, le vol ou le fait de voler.
Entretien : épousseter la pure création individuelle, préserver le nouveau, soutenir le changement, protéger le progrès, défendre et prolonger l’avance obtenue, entretenir l’excitation, répéter le combat. »
Plutôt que d’abandonner ces tâches d’entretien dont elle reconnaît par ailleurs la nécessité, l’artiste choisit de contribuer à la reconnaissance de leur omniprésence dans les espaces artistiques et donc de leur dignité. C’est à cette fin que Manifesto inclut la description d’une exposition intitulée The Maintenance Art exhibition: care, qui consisterait à la réalisation de toutes les tâches d’entretien qui généralement ne commencent qu’après le départ du public. C’est chose faite en 1973, lorsque Lucy Lippard, pionnière de l’art conceptuel et activiste féministe, l’invite à exposer au sein du Wadsworth Atheneum de Hartford (Connecticut) dans le cadre de son exposition itinérante consacrée exclusivement aux artistes femmes. L’artiste y mène quatre performances emblématiques qui chacune à sa manière illustre et met en application son manifeste. Dans Hartford Wash: Washing Tracks, Maintenance Inside, elle passe la serpillère sur le sol du musée pendant quatre heures, sous les yeux du public, tandis que dans Hartford Wash: Washing Tracks, Maintenance Outside, elle lave à grande eau le parvis et les marches du musée. Au-delà de leur caractère ironique, ces processus relèvent, à ses yeux, de « peintures de sol » tout à fait représentatives du Maintenance Art.
Dans Transfer: The Maintenance of the Art Object, elle entreprend de dépoussiérer la vitrine d’exposition d’une momie de femme, l’une des pièces majeures du Wadsworth Atheneum. Elle qualifie cependant son geste de « peinture de poussière », référence assumée à Elevae de poussière de Marcel Duchamp (1920). Ce faisant, elle met en évidence le caractère instituant du musée : par sa fonction d’artiste, elle transforme un geste qui relève du nettoyage en acte de création, un acte qui soustrait (de la poussière) en un acte qui ajoute (une dimension artistique à la poussière), un matériau en surplus que l’on entreprend d’enlever (de la saleté) en quelque chose que l’on va chercher à conserver (une œuvre d’art). Par voie de conséquence, la poussière ne tient plus de la tâche de nettoyage et donc du personnel d’entretien, mais doit être maintenue dans son intégrité par le conservateur. Enfin, dans The Keeping of the Keys, elle demande à se voir confier les clefs du musée et s’amuse à en ouvrir et fermer les portes selon son bon vouloir, décloisonnant non sans humour les caractères publics et privés des espaces, des tâches ou des objets. En rendant visibles ces opérations habituellement discrètes, elle met en lumière certains éléments inhérents au fonctionnement de l’institution muséale, parmi lesquels la distribution des rôles, des tâches, des statuts et leur hiérarchie, la séparation radicale des espaces publics et privés. Elle peut être considérée à ce titre comme une pionnière de la critique institutionnelle 3. Elle contribue en effet à mettre en évidence la condition commune entre les femmes et les personnels d’entretien, dont les savoir-faire et les tâches sont également dénigrés ou cachés : « On fait toutes ces actions répétitives pour les autres et on finit par laisser sa propre liberté de côté. Lorsqu’on est agent d’entretien, c’est pareil, ce qui compte, c’est la personne, la ville, le bâtiment, l’institution et même la planète.4»
De Touch Sanitation aux Work Ballets, une œuvre en coopération
On retrouve ces réflexions dans Touch Sanitation (1977-80) qu’elle réalise lors d’une résidence au sein des services de nettoiement de la ville de New York. Parmi les actions mises en œuvre, l’une des plus emblématiques est Handshake Ritual (1979) : onze mois durant, elle entreprend de serrer la main à chacun des 8 500 membres du service afin de les remercier de « garder la ville en vie ». Ce geste tend à restaurer symboliquement la dignité de toute une catégorie d’employés municipaux souvent rejetés ou objets de nombreux griefs du simple fait qu’ils s’occupent des déchets, dans un contexte de réduction budgétaire. Durant le temps de réalisation de Touch Sanitation, l’artiste commence chaque jour sa journée à 6 heures dans un nouveau hangar du service, où elle explique son projet de réaliser une sculpture du « ventre de la ville ». Alors que la chose progresse, elle accompagne les éboueurs dans leurs tournées, observe leurs gestes et tente de reproduire ce qu’elle considère comme leurs chorégraphies quotidiennes, avec l’intention d’apparaître crédible auprès de ceux-ci. Ainsi naît, Follow your footsteps, une pièce qui, jouant de l’analogie entre gestes professionnels et danse, voit l’artiste se joindre aux « performances publiques » des éboueurs sous le regard des passants. C’est dans ce cadre qu’elle crée en 1983 The Social Mirror, une pièce sous la forme d’un camion-poubelle dont les parois latérales sont couvertes de miroirs…
Mue par son intérêt constant pour les personnes dans leur cadre d’activité, douée d’un véritable sens de la communication et de la coordination, elle nourrit et adapte sa pratique aux contextes et systèmes dans lesquels elle intervient. Son projet tire parti des moyens d’action des structures, nécessite la participation active du personnel, quelle que soit sa place dans la hiérarchie. En introduisant une dimension artistique et en réalisant des projets totalement inédits avec les personnels, elle ouvre une fenêtre de liberté qui contribue à modifier durablement la manière de penser le travail, ainsi que le regard du public. Plus encore, elle incite la collectivité à repenser son rapport au monde et à l’environnement, à regarder en face la fragilité et l’interdépendance qui les caractérise. Ses Work Ballets sont en ce sens ses œuvres certainement les plus significatives de cet état d’esprit.
Les deux premiers se déroulent en 1983 et 1984 à New York dans le cadre de sa résidence au sein du Sanitation Department de la ville. L’artiste en a l’idée en observant comment, lors du carnaval de la ville, l’apparition des engins de nettoyage signifie au public la vraie fin de la parade. Ainsi conçoit-elle le projet d’inverser une fois encore la perspective et de proposer aux éboueurs d’ouvrir la parade, immédiatement suivis par les élus municipaux et les responsables du service ! Pour ce faire, de nombreuses répétitions sont nécessaires. L’artiste invite les conducteurs d’engins, éboueurs et balayeurs à faire la démonstration de leur savoir-faire et de leur sens de l’esthétique. Véritables succès populaires, ces premières initiatives donneront lieu à cinq autres Work Ballets produits tout au long de la carrière de l’artiste : en 1984 à Rotterdam, à l’occasion du festival Perfo 3 ; en 1991 à Pittsburgh, dans le cadre de l’exposition « Sculpture at the point » ; en 1993 à Givors et en 2003 puis 2012 lors de la triennale Eghigo-Tsumari de Tokamachi au Japon. Collaborations à grande échelle incluant travailleurs, camions, barges et quelques centaines de tonnes de « recyclats » et d’acier, les Work Ballets utilisent le paysage urbain comme site et contexte, les services sollicités comme opérateurs, ainsi que les savoir-faire, l’imagination et l’engagement des travailleurs comme ressource. Tous les Work Ballets ont nécessité un an ou plus de recherche et de développement avec l’objectif de créer des parades chorégraphiées impliquant des conducteurs et leurs engins afin de matérialiser le lien profond et nécessaire entre la ville, ses habitants et ses travailleurs. C’est particulièrement prégnant dans Re-spect, la parade que propose Ukeles à Givors en 1993.
L’Institut pour l’art et la ville de Givors
Givors est de loin la plus petite ville dans laquelle a officié l’artiste. Située sur les rives du Rhône, au sud de Lyon, la cité est à cette époque en plein marasme, frappée par la désindustrialisation et le chômage de masse. Elle abrite cependant l’Institut pour l’art et la ville, une initiative originale lancée par le maire communiste, Camille Vallin. Codirigé par Jacky Vieux, ancien élu et directeur des affaires culturelles de la ville et Alain Charre, professeur d’histoire de l’art et d’architecture, c’est un lieu de réflexion et de débat dont la mission était « d’activer la pensée sur l’art et la ville. Entendons par là que cet institut ne se préoccupe pas, en premier lieu, de l’art dans la ville, [qui] n’aurait d’autre rôle, alors, que de réparer, si possible, les dégâts provoqués par l’urbain. La question de l’art ‘et’ la ville constitue plutôt l’objet de cet institut : l’art, et plus précisément l’œuvre de l’artiste, devient le lieu d’un questionnement à partir duquel la ville, mais aussi la politique, le lien social, l’histoire, sont interrogés.5 »
En convoquant des experts, des chercheurs, des praticiens dans les domaines des arts, de la philosophie, des sciences sociales, de l’urbanisme et de l’architecture, l’institut veut « faire jouer les disciplines les unes par rapport aux autres, en favorisant les corrélations entre elles. […] Tout en respectant l’autonomie des disciplines, il est possible de les mettre en jeu dans un espace commun, celui de la compréhension de notre temps, et de l’urgence à penser la ville autrement que par ses déboires 6 ». Son objectif est de constituer, à travers le prisme de l’art, une « boîte à outils » à l’intention des décideurs et des pouvoirs publics dans le champ de la fabrique urbaine. André Vincent, aujourd’hui directeur des affaires culturelles de la ville de Givors, se souvient d’une période d’effervescence intellectuelle et artistique, d’une époque où Givors constituait une étape incontournable pour nombre d’artistes, de penseurs et de praticiens internationaux. De son point de vue, l’Institut pour l’art et la ville s’inscrivait dans la droite ligne de l’invitation de Jean Renaudie à rénover le vieux Givors. L’institut est né de la conviction de Camille Vallin que l’avenir de la commune passait par les équipements, la culture, et un renouvellement de son image.
Au début des années 1990, la commune lance un plan qui prévoit de réinvestir les abords de la route nationale (RN 86), qui constituait jusqu’aux années 1960 un axe de communication majeur. L’Institut décide de s’associer en 1993 à ce projet et, à l’occasion des 5e rencontres de Givors dont l’objet était la commande publique, de tester à l’échelle du territoire certaines de ses hypothèses. Comme l’annonce Alain Charre, « de l’art sera retenue tout autant sa capacité à produire des lectures inédites et problématisées de la complexité urbaine que sa valeur proprement formelle 7 ». Un comité de pilotage, composé de représentants des services techniques de la ville et de l’Etat et de l’institut, s’engage à définir un cahier des charges. L’institut invite trois commissaires d’exposition de New York, Londres et Hambourg intéressés par les mutations urbaines, chacun devant proposer deux interventions artistiques dans l’espace 8 : « l’originalité des six propositions permettra de manifester une autre logistique de l’art, liée aux habitants de la ville et intégrée à sa transformation ainsi qu’à l’avènement de la mégalopole, simultanément locale et internationale 9 ».
C’est Tom Finkelpearl, le curateur américain de New York, qui propose en décembre 1992 Mierle Laderman Ukeles. Comme il l’explique, en écho à la remarque d’Alain Charre citée plus haut : « l’art public est souvent invité à humaniser l’espace, à y ajouter une ‘touche artistique’.10 » Tom Finkelpearl défend au contraire une inclusion artistique dans l’aménagement urbain, « une forme d’obligation qui est possible par le biais de l’art et de la commande publique, dans la mesure où l’artiste explicite par son geste les principes censés régir le lieu où il intervient, et l’état de son œuvre doit témoigner du fonctionnement effectif du lieu, de la réalité de la communauté qu’il nécessite et suscite, etc.11 »
Re-spect Givors
Re-spect Givors naît de cette volonté : au cours de son premier voyage exploratoire, l’artiste part à la rencontre du territoire, des éboueurs, des pompiers, des habitants, visite l’entreprise de verrerie BSN (fermée en 2003) qui à l’époque produit encore des pots de yaourt 12, et très rapidement adresse plusieurs propositions visant à collaborer avec les travailleurs municipaux. Malgré les doutes exprimés par un certain nombre d’élus, le maire apporte son soutien à l’initiative et en septembre 1993, l’artiste new-yorkaise fait face aux personnels de la ville. Amanda Crabtree, à l’époque chargée du suivi du projet à l’institut, explique que la première rencontre entre une belle femme, très américaine, et une assemblée majoritairement masculine, ne fut pas simple d’entrée de jeu, mais Ukeles avait pour elle de parfaitement connaître ce type de public, son travail et les difficultés qu’il affronte. Elle a leur a parlé de leur savoir-faire, leur a témoigné son envie de le voir à l’œuvre, sachant qu’on ne les laisse jamais exprimer leurs compétences et leurs talents :
« Je demandais ‘Avez-vous l’impression que votre travail est considéré ?’ Ils explosèrent : ‘Non ! Ils disent de nous que nous sommes des glandeurs, que nous sommes des feignants et que nous ne méritons pas l’argent qu’on nous paie. Nous sommes invisibles !’ C’étaient les mêmes remarques que j’avais entendues pendant vingt ans de la part de travailleurs du nettoyage à l’intérieur ou en dehors des services municipaux. J’étais choquée et très déçue. C’est alors qu’au fond de la salle, une voix profonde se fit entendre : ‘Je m’appelle François. Si on travaille avec toi, qu’on fait quelque chose avec toi, est-ce qu’on sera respectés ?’ Il le disait d’une manière si impérieuse, agressive, dure qu’il me fit peur. Il me mettait au pied du mur, et c’est par lui que le travail démarra véritablement. Je sentais qu’il disait ‘moi je suis coincé dans cette réalité ; as-tu vraiment quelque chose à offrir ou tout cela n’est-il que du vent ?’13 ».
Le titre du ballet revêt une double signification : l’invitation à respecter la ville et sa population, évidemment et l’invitation aussi, à travers le dérivé du mot spectare, à la regarder d’un œil nouveau. L’originalité du projet réside dans son intrication inédite, pour l’artiste, avec la ville elle-même : d’une part, au-delà des habituels acteurs de ses parades que sont les services de la voirie et des espaces verts, l’artiste invite le secteur associatif, les entreprises, les pompiers, les habitants, l’ensemble de ceux qui, selon elle, font vivre la ville. L’étroitesse des rues implique par ailleurs un rapprochement entre les performeurs et le public, conférant à la parade l’allure d’une fête dont le décor est la ville elle-même.
« Je voulais créer un rituel public qui mettrait en acte la nécessité continue des services municipaux, quels que soient les nouveaux développements qui pourraient apparaître. Les vieilles structures municipales sont les éléments-clés d’une infrastructure urbaine qui persisteront quelles que soient les mutations de la ville dans le futur – les services de la voirie assurent la propreté, l’hygiène, la gestion des flux de déchets ; les parcs sont des éléments d’un système écologique naturel au sein même de la ville ; les pompiers assurent la sûreté et la confiance – tout cela est entre les mains de travailleurs humains. Ces besoins seront toujours essentiels et les travailleurs auront toujours besoin d’être honorés.14 »
Amanda Crabtree explique qu’Ukeles a été immédiatement sensible à la culture industrielle et ouvrière de la ville, à la crise qu’elle traversait à l’époque. Elle a cherché à retisser le lien entre Givors, son passé et son territoire, portée par une conception clairement organique et holistique de la ville. Voilà pourquoi elle a insisté pour que la parade se déroule non pas uniquement sur la RN 86, comme il était prévu, mais à cheval entre celle-ci et le Rhône, grand axe de transport. Les Voies Navigables de France, qui gèrent le transport sur le fleuve, ont été à ce titre sollicitées et sont devenues un des partenaires principaux du projet. C’est pour la même raison que l’artiste a inclus au projet la verrerie BSN, véritable poumon économique à l’époque. Elle y a notamment récupéré des gants usagés qu’elle a confiés à des enfants des quartiers populaires pour qu’ils incarnent, le jour de la parade, les travailleurs de demain. Amanda Crabtree évoque avec une pointe de nostalgie l’effervescence qui anime alors la ville, l’engouement des services municipaux et des travailleurs pour le projet et la concurrence qui émerge entre eux pour satisfaire au mieux les désirs de l’artiste. Elle insiste aussi sur le soutien sans faille de Camille Vallin, qui va jusqu’à décréter une demi-journée chômée pour permettre à tout le monde d’assister à la parade. Amanda Crabtree, devenue par la suite médiatrice du programme des Nouveaux Commanditaires de la Fondation de France, insiste sur le courage politique nécessaire à de telles expérimentations ; courage qu’elle n’a pas eu l’occasion de revoir depuis. Elle décrit aussi la grande attente de la part des habitants de Givors pour cet événement auquel tous, de près ou de loin, ont participé. Service après service, Ukeles fait répéter les conducteurs d’engins, puis de barges, et le 28 octobre 1993, la performance peut enfin avoir lieu. Elle se déroule en trois temps : une parade, un ballet, et un spectacle aquatique.
A 16 h 30 la parade démarre avec une trentaine de véhicules appartenant à trois services municipaux – propreté, espaces verts et pompiers – ainsi qu’avec une centaine d’enfants du quartier des Vernes : certains déguisés, d’autres présentant des chars qu’ils ont réalisés en classe, tandis qu’un groupe de jeunes exécute des figures en vélo BMX, en connexion avec les engins des adultes. L’harmonie municipale guide joyeusement le cortège auquel se greffent progressivement les spectateurs qui retrouvent leurs enfants, leurs proches ou leurs conjoints. C’est donc une foule importante qui vers 17 h 30 rejoint la promenade Maurice-Thorez qui domine le fleuve et la voie sur berge où se déroule le ballet en trois mouvements. Le premier mouvement, Sanitation, est interprété par onze véhicules de nettoyage de différents modèles dont certains de collection. Les camions descendent très lentement la rampe jusqu’à l’extrémité nord du quai, en formant un long serpent dont chaque véhicule matérialise un anneau, avec une grâce surprenante. Arrivés sur le quai, les véhicules tournent sur eux-mêmes, puis l’un après l’autre, réalisent des solo qui mettent en évidence la dextérité des conducteurs. Les panneaux latéraux d’un des grands camions de collection sont maintenus ouverts afin que les spectateurs puissent admirer la puissante machinerie hydraulique qui actionne la trémie de haut en bas. Le premier mouvement s’achève sur un duo amoureux entre deux nacelles qui semblent s’embrasser.
Le deuxième mouvement, Parks, implique des véhicules plus petits, lui confèrant une ambiance plus intimiste, que rehaussent les fleurs automnales que les employés des espaces verts ont agencé sur leurs tracteurs, chariots élévateurs à fourche, tondeuses, semoirs, etc. Ce mouvement reprend la trajectoire serpentine du premier, à laquelle succède une suite de mouvements croisés puis des duos d’engins qui, à la manière d’oiseaux dans leur parade nuptiale, exhibent leurs décorations florales. Alors que la nuit tombe, le mouvement Fire clôt le ballet avec deux camions d’intervention. Des pompiers équipés de leurs tenues de protection argentées et de leurs lances à incendie, déploient leurs grandes échelles au dessus du fleuve et, à plus de vingt mètres de haut, propulsent des jets d’eaux rouges et bleues, éclairés par de puissants projecteurs. Le signal est donné pour un ultime spectacle : sur le fleuve, un trio de barges d’apparence anodine, amarrées les unes aux autres, font leur apparition à l’extrémité nord du quai et avancent en direction du public. Les deux barges plus étroites larguent les amarres, et s’éloignent en zigzaguant de la barge centrale qui dérive, menaçante. C’est alors que les projecteurs sont braqués sur elle, révélant une mystérieuse pyramide bleu cobalt, constituée de cent tonnes de verre recyclé, produit pour l’occasion par la verrerie. Poussée par un remorqueur, la barge amorce une trajectoire sinueuse qui frôle le quai avant de rejoindre l’institut, où une grande fête est donnée 15.
Prendre soin du contexte et de ses acteurs
Malgré la vogue qu’ont connue ces dernières années les projets participatifs, la démarche de Ukeles n’a rien perdu de son originalité. Elle se caractérise par l’importante prise de risque, le recours incessant à la négociation, la collaboration et la communication, et par la transparence de la création qui ne cache rien aux yeux du public des doutes, des négociations, voire des renoncements qui l’ont accompagnée. Bien au contraire, l’artiste reprend à son compte la maxime chère à Lucy Lippard : c’est le processus qui fait l’œuvre, c’est le processus qui atteste de sa dimension critique et de sa réussite.
L’autre originalité de Re-spect tient dans le positionnement bien particulier de l’artiste. A la différence d’une autonomie critique qui assure à l’artiste activiste une indépendance financière, matérielle et de diffusion afin de pouvoir critiquer la société où il intervient, ou à la différence d’une inscription acritique qui consiste pour l’artiste à devenir un prestataire de service apportant une valeur ajoutée à la structure qui le finance et l’intègre, Ukeles met en œuvre une inscription critique qui pénètre au cœur d’une structure pour mieux en éprouver les discours et la sincérité, pour en souligner, par l’action menée, les limites mêmes. De ce point de vue, intégrer à la parade des jeunes des quartiers populaires de Givors, sous le vernis de la fête populaire, renvoie à un débat laissé en suspens, à savoir la capacité de l’art et des politiques urbaines à accorder une place à des populations touchées par un chômage endémique. L’artiste parvient à un fragile équilibre grâce à sa sincère et constante volonté de prendre soin du contexte et de ses acteurs.
Cette extrême exigence de l’artiste a pour conséquence que ses projets sont rares car très complexes à mettre en œuvre et qu’ils supposent le réel engagement de leurs commanditaires. De Re-spect Givors, il ne reste que peu de choses : une vidéo VHS, quelques textes, un ouvrage récent de Kari Conte consacré aux Work Ballets, enrichi des souvenirs et archives de l’artiste. Je le regrette, de même que je regrette les trop rares références faites à l’Institut pour l’art et la ville de Givors. Le caractère pionnier de cet institut et ce qu’il a su inspirer tant dans les domaines de la commande et d’art public que de l’urbanisme et des politiques culturelles locales demeurent exemplaires. Puisse ce texte éveiller le désir d’en apprendre davantage…
Remerciements : Amanda Crabtree, André Vincent et Vanina Andréani
Couverture : Mierle Laderman Ukeles : Re-spect – Givors – 28 octobre 1993 / Photo : anonyme (DR)