Sister Corita Kent
portrait

Artiste, Féminisme, 13 décembre 2018

Sister Corita Kent

Corita Kent
Ordres et contre-culture

Investigation par Vanina Andréani

Sommaire

Corita Kent (née Frances Elizabeth Kent) est une figure incontournable de la scène américaine des années 1960 et 1970. Commencée dès 1952, sa production prolifique de sérigraphies – un médium qu’elle a contribué à faire reconnaître – reflète les enjeux d’une pratique qui, dans ces décennies, est liée aux mouvements sociaux et politiques de son temps. Son engagement dans les grands combats idéologiques – elle lutta ardemment pour la défense des droits civiques : droits des femmes et des minorités – va de pair avec sa position humaniste et son entrée en 1936, à 18 ans à peine, dans l’ordre religieux des Sisters of Immaculate Heart of Mary. Anticonformiste, progressiste et activiste catholique à l’instar de Dorothy Day, elle fut très proche jusqu’à la fin de sa vie du prêtre et militant pacifiste Dan Berrigan. Jusqu’en 1968 – date à laquelle elle rompt avec l’Eglise – elle associa engagement religieux, production artistique et mission de pédagogue. Elle développe dès 1941 des méthodes d’apprentissage de l’art innovantes en invitant notamment dans ses cours de grandes figures de l’architecture, du design ou de la musique devenues iconiques comme John Cage, Richard Buckminster Fuller ou encore Charles Eames.

[ 1 ]

Comme de nombreux lieux d’enseignement des arts aux Etats-Unis, l’IHM va puiser chez Johan Huizinga et son ouvrage Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu paru en 1938, qui insiste sur l’importance du jeu dans la société.

[ 2 ]

Propos in Adelaide Garvin, Art and Artists, The Critic, février-mars 1960, # 139.

[ 3 ]

Paul Laporte, interview with Corira Kent, May 1979, Corita Papers, 1936-1992. Arthur & Elizabeth Schlesinger Library Library on the History of Women in America, Radcliffe Institute for Advanced Study, Harvard University.

[ 4 ]

Corita Kent, interview by Bernard Galm, in Los Angeles Art Community Group Portrait : Corita Kent, transcript Oral History Program, UCLA Center for Oral History Research, Los Angeles, 1977, 43.

[ 5 ]

John Taylor, « Corita », Graphis 26 N° 151 (1970-71), 3 98.

[ 6 ]

Vincent Bernard, Une histoire des États-Unis, Flammarion, collection Champs Histoire, 2016.

Dans l’important catalogue consacré à l’artiste, Someday is Now. The Art of Corita Kent, publié en 2013, de nombreux témoignages évoquent – au-delà de l’œuvre – la personne que fut Frances Elizabeth Kent. Une somme de récits qui croisent les paroles de ceux qui l’ont connue et de personnalités qui se revendiquent comme ses héritiers : Mike Kelley, Jim Hodges, Roy Dowell, Steve Hurd, Carrie Moyer, Aaron Rose ou encore Jim Isermann. Ce dernier s’attache à décrire une personnalité hors du commun, et une femme débordante d’énergie, de compassion, de bonté. « Elle avait beaucoup de passions, l’enthousiasme qu’elle partageait avec Charles Eames pour l’art et l’artisanat folklorique par exemple, l’amenait à croire que tout le monde pouvait être créatif et édifiant. Elle avait une conviction sincère et un optimisme vraiment incroyables et presque inimaginables aujourd’hui. » Porte-drapeau de la contre-culture des années 1960, Abbie Hoffman parlait d’elle comme de la première hippie. Défenseure de valeurs sociales, humanistes et catholiques, Corita Kent lutta sans relâche aux côtés de ceux qui s’engagèrent dans les grands combats politiques de leur temps. Comment articulait-elle art, engagement politique et foi religieuse ?

Corita Kent naît en 1918, à Fort Dodge dans l’Iowa, état du Midwest des États-Unis situé entre la rivière du Missouri et le Mississippi. En 1923 sa famille – de fervents catholiques – s’installe sur la côte Ouest à Hollywood. Sa scolarité se déroule dans les établissements paroissiaux de la ville, où enseignent des nones de la communauté voisine, The Sisters of Immaculate Heart of Mary (IHM), ordre catholique dont le siège est basé à Los Angeles. Elle y entre en 1936, à tout juste 18 ans, sous le nom de Sister Mary Corita. Cet engagement lui permet à la fois d’avoir une profession – les femmes sont à cette époque largement minoritaires sur le marché de l’emploi – mais aussi de poursuivre ses études. Dès leur entrée, les moniales enseignaient aux plus jeunes, tout en continuant leurs études universitaires à l’Immaculate Heart College (IHC). Cette université catholique qui forme des enseignantes pour les écoles chrétiennes est ouverte à des pédagogies expérimentales1 . Sister Magdalene Mary Martin (Sister Maggie), qui dirige le département des arts de 1936 à 1964, utilise la pratique artistique comme moyen d’impliquer et d’engager ses élèves (« Le contact direct avec l’art requiert de l’engagement »)2. C’est à l’enseigne de cette conviction selon laquelle l’art a une fonction sociale, que Sister Maggie forme Corita Kent qui, dès 1947, prend part à la section artistique de l’université, l’année même où elle commence ses études supérieures à l’université de Californie du Sud.

Art médiéval et Folk Art

En 1951, Corita Kent obtient sa maîtrise d’histoire de l’art en sculpture médiévale, et commence l’enseignement de la sérigraphie à l’IHC. Sa production personnelle démarre en même temps. Une des premières sérigraphies qu’elle réalise en 1952, The Lord is with Tee, est caractéristique d’une période où l’influence de l’iconographie chrétienne médiévale est perceptible. Ce travail fait de Corita Kent une artiste reconnue : elle remporte le premier prix du LACMA (Los Angeles County Museum of Art), et participe à de nombreuses expositions et conférences. L’argent des ventes est reversé à l’IHC qui, sous l’impulsion de Sister Maggie, investit notamment dans la constitution d’une collection de « Folk Art ».

Corita Kent tente au cours des années 1950 de concilier arts religieux et contemporains. Elle découvre notamment l’expressionnisme abstrait – particulièrement la peinture de Mark Rothko – qui lui permet de se libérer de l’iconographie traditionnelle, de s’éloigner des seules références bibliques et du symbolisme religieux. « Je me sens encore très en accord avec cette manière d’exprimer les choses ; j’aime être tellement libre que si je voulais utiliser un objet dans une peinture ou en faire une quelconque représentation, je pouvais le faire. Si je ne le souhaitais pas, je ne le faisais pas. Il y avait un désir de liberté absolue. Et je crois qu’avoir vu des gens réaliser des images seulement avec des couleurs et des contours a été très exaltant pour moi.3 »

 Corita Kent

Very fine, 1961. Courtesy : Corita Art Center, Immaculate Heart Community, Los Angeles. Photographie : Arthur Evans

Libérée du poids de la représentation, Corita Kent s’aventure sur des voies nouvelles. L’utilisation d’une palette plus vive dans Fiat (1953) est caractéristique d’une transition vers une expression nouvelle. Mais c’est en 1954 qu’elle parvient à mettre en place la matrice de toute son œuvre. S’éloignant petit à petit de la figure – elle la réintroduira dans les années 1960 avec l’usage de la photographie – elle se tourne vers la graphie, la forme des mots, le modelé de phrases empruntées, et trouve son style. Le langage devient sa matière spirituelle tout autant que plastique. Les phrases qu’elle utilise alors sont puisées à la fois dans la Bible et la littérature, E. E. Cummings pour la sérigraphie Spring, ou encore Gertrude Stein, qu’elle cite en 1961dans Very Fine. Dans cette œuvre Corita Kent joue la variation, avec une écriture dont l’irrégularité ajoute un rythme à la sentence légère et joyeuse.

La sérigraphie au service de l’art

« Je ne pense pas avoir décidé (de faire des sérigraphies). Je venais de réaliser des sérigraphies, et les années suivantes j’ai décidé d’en faire à nouveau4 », affirme-t-elle dans un entretien de 1977. Avec une production en série accessible au plus grand nombre, elle trouve dans ce médium un mode de production et de diffusion accessible, en accord aves ses convictions et proches des méthodes utilisées par les designers. Elle découvre justement en 1954 le travail de Charles et Ray Eames en lisant le magazine Arts and Architecture. Elle contacte alors le rédacteur en chef John Entenza qui lui transmet leurs coordonnées. À partir de ce moment-là, elle les invitera régulièrement à l’IHC. Dans ses cours, leurs films Parade (1952) ou encore Toccata for Toy Trains (1957), sont très souvent diffusés. Le couple Eames est un modèle pour Corita Kent, comme l’est leur maison à Pacific Palisades où chaque année elle emmène ses étudiantes.

Avec la sérigraphie, elle décèle et trouve bien plus que son médium : le pivot de son engagement dans l’enseignement, une technique de transmission et de création collective. Elle expérimente sans cesse de nouveaux procédés : collage, transfert, jeux de déformation (étirements et resserrement des lettres), déchirures… elle met en œuvre un travail plastique dans la conception de chaque épreuve qui conduit à une variété de résultats.

Ce hasard dans ses orientations, témoigne sans doute de l’importance dans les années 1950 de ce nouveau médium, surtout à Los Angeles. Au xixe siècle, avec les vagues de migration chinoise, les États-Unis découvrent cette technique. C’est avant tout au profit d’un usage commercial, publicitaire et d’une production textile que la sérigraphie se développe au début du xxe siècle. En 1923 à Los Angeles, la société Young & McCallister s’aventure la première dans la reproduction d’œuvres d’art avant de fonder la société Vitachrome. Aucun procédé d’impression ne peut rivaliser à l’époque avec la vivacité des couleurs et la qualité de leurs tirages. Les reproductions de tableaux vont même concurrencer directement la lithographie. Naissent alors le Silk Screen Group, puis la National Serigraph Society. En 1941, le conservateur du Musée d’art de Philadelphie, Carl Zigrosser, invente le terme « serigraph » pour distinguer la forme artistique de son usage commercial (silk screen). L’artiste Guy Maccoy est le premier à utiliser le procédé pour des tirages d’artistes en édition limitée. Maccoy s’installe à Los Angeles en 1947 pour enseigner au Jepson Art Institute et plus tard à l’Otis Art Institute (aujourd’hui Otis College of Art and Design).

En dehors de cet ancrage sur la côte Ouest, la sérigraphie est alors associée à des mouvements politiques et sociaux. Le peintre Ben Shahn commence à produire des sérigraphies dès 1941. Corita Kent admire d’ailleurs son travail et son engagement. « J’ai apprécié d’abord son dessin, ensuite la façon dont il se servait des mots dans ses images, et enfin j’ai aimé ses prises de position sociales et politiques dans ses œuvres. Je me sens proche de cela, et ces trois points me semblent toujours aussi importants, mais aujourd’hui probablement dans l’ordre inverse5 », déclare-t-elle en 1970. Corita Kent se situe ainsi dans une histoire de la sérigraphie développée au sein des universités. Toutes ses œuvres sont d’ailleurs produites à l’IHC jusqu’à ce qu’elle quitte l’établissement. C’est donc dans une voie émergente que s’engage l’artiste, avant qu’elle ne soit adoptée par les stars du pop art, comme Andy Warhol en 1962.

L’Église catholique en quête de nouvelles voies

Les Sœurs du Cœur Immaculé de Marie (IHM) est un institut religieux catholique fondé en Espagne en 1848 et consacré à l’éducation des jeunes filles. Résolument ouvert sur la société et très novateur dans ses méthodes pédagogiques, il va être encouragé à moderniser ses pratiques par le concile œcuménique Vatican II réuni en 1962 par le pape Jean XXIII. Ce 21e concile de l’histoire de l’Eglise s’achève en décembre 1965 avec comme visée principale, l’ouverture de l’Eglise au monde moderne et à la culture contemporaine. Rénovation et simplification des rites, abandon presque général du latin, refonte des relations avec les religions non chrétiennes, le concile en appelle aussi aux ordres catholiques afin qu’ils participent à la réforme de leurs pratiques.

Dès 1963, les moniales de l’IHM participent à l’élaboration d’un plan quinquennal de renouveau de leur ordre. Le cardinal McIntyre du district de Los Angeles, déjà méfiant à l’égard des actions de Corita Kent, fait part de son exaspération face aux propositions qui lui parviennent en 1967. Rien de ce que proposent les moniales ne sera retenu, tandis qu’un comité épiscopal est nommé pour enquêter. Trois évêques et un prêtre interrogent tous les membres de la communauté, les mettant au défi de leur foi, de leur dévouement à l’Église ou de leur chasteté.

Ce souhait d’ouverture, de liberté et d’autonomie conduit l’IHM dans une impasse, McIntyre écartant les sœurs de l’enseignement dans les écoles paroissiales de Los Angeles. En 1970, l’établissement se retire de l’Église catholique pour devenir une communauté laïque. Mais des difficultés financières et morales conduiront à sa fermeture en 1980.

 

Corita (au centre, à droite) à l'Immaculate Heart College, fête de l'Assomption, 1964. Courtesy : Corita Art Center, Immaculate Heart Community, Los Angeles.

Corita (au centre, à droite) à l’Immaculate Heart College, fête de l’Assomption, 1964. Courtesy : Corita Art Center, Immaculate Heart Community, Los Angeles.

Les raisons de la colère du cardinal

En1961, on confie à Corita Kent l’organisation de la procession du St Mary’s Day. Pendant six ans, cette procession conçue en rupture avec ce qui existait précédemment, prendra la forme d’un joyeux happening où étudiantes, moniales et prêtres défilent en musique, érigeant pancartes (sérigraphies et collages), bannières colorées, fleurs, ballons… Prises de paroles et performances accompagnent l’évènement.

En 1964, le thème « Food for Peace » choisi en écho au discours du président des États-Unis Lyndon B. Johnson déclarant la même année la guerre à la pauvreté, donne lieu à des actions artistiques et sociales. L’attention médiatique suscitée par cet événement déclenche la colère de McIntyre. En 1966, dans une lettre adressée à l’IHM, il dénonce cette « fête » comme inappropriée et ordonne que les activités de Corita Kent se limitent à son travail d’enseignante.

Toujours en1964, c’est une œuvre de l’artiste qui est à l’origine de la fureur du cardinal. Dans les années 1960 Corita Kent avait élargi son registre. Ses phrases étaient toujours issues de textes littéraires, mais aussi d’écrits de ses proches, de théologiens (activistes pour certains), de musiciens (Joan Baez, Paul Simon, Leonard Cohen, les Beatles, les Doors…), de leaders politiques (Martin Luther King, Lyndon Johnson, Robert Kennedy, John Kennedy, César Chávez…). En 1962, elle commence à utiliser des slogans publicitaires. L’œuvre jugée blasphématoire de 1964 est intitulée : The Juiciest Tomato of All. Le long texte de la sérigraphie rédigé par Sam Eisenstein, professeur d’anglais au Los Angeles City College, fait un parallèle entre la Vierge Marie et une tomate juteuse. Reprenant un slogan publicitaire de la marque Del Monte (marque que Warhol affectionnait particulièrement), les deux auteurs s’amusent à introduire un message spirituel – et cocasse – dans un monde où les formules se doivent d’être directes, percutantes, drôles et légères. L’iconographie religieuse regorge de symboles, pourquoi ne pas les repenser à l’aune de la société de consommation émergente, de ses produits dernier cri et de son langage publicitaire ?

Le pop art séduit Corita Kent. Le travail d’Andy Warhol qu’elle découvre en juillet 1962 à la Ferus Gallery de Los Angeles (elle y voit la série Campbell’s Soup Cans) lui inspire Wonderbread : douze pois multicolores, signes graphiques d’un pain de mie industriel, figurant pour l’artiste douze hosties. Dans une esthétique résolument pop, Corita Kent offre une lecture de la société de consommation des années 1960, poétique et décomplexée. Ces œuvres sont le résultat d’une fusion de différentes sources : symboles religieux, logos et slogans commerciaux. Corita Kent y livre sa vision du pop : percutante, iconoclaste, drôle, sensible, chargée de sens, de réflexions sur l’époque et la spiritualité. Sa poétique joue de la complexité dans la mise en page : mots fragmentés, textes superposés ou orientés dans plusieurs sens, formes abstraites. Les images ne s’imposent pas immédiatement, des strates de significations se superposent, créant une image complexe, ambiguë.

The Juiciest Tomato of All et ses différentes tentatives de reformuler le symbolisme religieux, déplaisent au sein même de l’IHM. Si en tant que personne elle est appréciée, beaucoup de sœurs ne comprennent pas ses œuvres. Bien que défendue par la présidente de l’IHC, Anita Caspary, elle subira continuellement des attaques de la part des autorités religieuses. Usée par une situation qui se dégrade, elle quitte en 1968 l’Eglise et Los Angeles pour vivre à Boston dans le Massachusetts. Abandonnant son habit de moniale après trente-deux années de vie communautaire, elle s’installe seule pour la première fois de sa vie. Ses œuvres de l’été 1968 reflètent ses tourments au sein de l’IHC, mais plus largement ceux de la nation américaine.

L’année de la rupture

L’année 1968 est l’une des plus agitées de l’histoire récente des Etats-Unis. Le 4 avril, Martin Luther King est assassiné à Memphis où il était allé apporter son soutien à la grève des employés noirs des services de l’hygiène. Le mouvement des droits civiques perd celui qui l’incarnait. La révolte gronde et des émeutes sanglantes enflamment plus d’une centaine de villes. De nombreux émeutiers sont tués. Quelques mois plus tard, c’est au tour de Robert Kennedy, le frère de l’ancien président assassiné en 1963, de tomber sous les balles d’un tueur.

La violence ne se limite pas aux seules frontières du pays : la guerre du Vietnam divise l’opinion publique qui, après 1968, se range majoritairement dans le camp des opposants à la guerre. Défaites militaires américaines, images des massacres dans la presse, témoignages des combattants, rapatriements des soldats morts et des blessés fragilisent la certitude d’une victoire facile. De nombreuses manifestations de contestation contre cette guerre sont organisées et alimentent la révolte des campus universitaires qui atteint son paroxysme entre 1968 et 1970. Ces différents combats ravivent les luttes d’émancipation chez les minorités de couleur et insufflent une nouvelle dynamique au mouvement pour la libération des femmes.

Dans ce climat de tensions, Corita Kent est une artiste désormais libre, reconnue et médiatique. Le Los Angeles Times l’avait en effet élue en décembre 1966 parmi ses neuf femmes de l’année, avec entre autres Ella Fitzgerald et Billie Jean King. Un an plus tard, elle fait la une de Newsweek. L’article porte sur les mutations de l’Église catholique et titre : « La nonne : une révolution joyeuse ».

Elle consacre désormais l’essentiel de son temps à son art. Ses sérigraphies vont évoluer. Elle n’a plus d’atelier et envoie ses épreuves pour impression chez Hambly Studio en Californie, spécialisé dans les encres fluo qu’elle adopte largement. Les thèmes sociaux et politiques tels que la pauvreté, la guerre au Vietnam, la discrimination raciale et les controverses au sein de l’Église dominent de plus en plus son travail. Elle produit en 1968 quelques-unes de ses œuvres majeures. In memory of RFK de 1968 où Robert Kennedy et Jésus sont réunis sur la même image avec un texte de Kennedy qui commence par ces mots : « Chaque fois qu’un homme défend un idéal ». Let the Sun Shine, image du pape avec les mots du rabbin activiste Arthur Waskow (« The creative revolution ») évoque la difficulté qu’éprouve l’Eglise à se transformer. E eye Love est composé avec cette phrase d’Albert Camus : « Je voudrais être capable d’aimer mon pays et d’aimer encore la justice. » Elle s’approprie de plus en plus des photographies de journaux, magazines et autres médias grand public, allant des images de la guerre du Vietnam aux portraits de militants contemporains tels que Daniel Berrigan et Coretta Scott King.

Une série intitulée Heroes and Sheroes (1969) traite d’assassinats politiques et de racisme. Une des plus célèbres sérigraphies (Love Your Brother) montre Martin Luther King. Au centre de l’image, cette phrase : « The king is dead. Love your brother », s’inscrit en surimpression. On y voit deux visages du révérend : d’un côté, affaibli dans une voiture de police après son arrestation en 1963 à Birmingham, de l’autre, triomphant avec son épouse lors de la remise du prix Nobel de la Paix à Oslo en 1964. La série ne célèbre pas seulement des penseurs et des militants comme Martin Luther King ou Henry David Thoreau, mais consacre également des groupes sans voix comme le peuple vietnamien, les pauvres et les opprimés politiques. C’est une période d’intense production. Beaucoup plus sombres, ces œuvres expriment l’effondrement de l’idéalisme des années 1960.

La figure de Dan Berrigan

« Les États-Unis restent une société étonnamment cléricale, malgré le premier amendement de la Constitution : “Le Congrès ne pourra faire aucune loi ayant pour objet l’établissement d’une religion ou interdisant son libre exercice.”(…) La laïcité, comprise au sens de séparation de l’Église, de l’État et de la société civile, semble aujourd’hui d’implantation plus difficile dans les pays à majorité protestante que dans les pays à majorité catholique. Les droits des individus, pris isolément ou en société, les mœurs, la famille, l’éducation, le logement, la vie professionnelle ou sociale, sont strictement encadrées et limités au nom d’une morale largement définie par les églises. Les années cinquante sont un moment où Dieu est fortement invoqué dans la lutte contre le communisme athée, dans le serment au drapeau (1954) et dans la devise nationale(1956).6 »

Dans les années 1960 de nombreux prêtres s’engagent dans des combats politiques et moraux et participent aux débats civiques du moment. Parmi toutes ces figures, Corita Kent rencontre, en 1959, l’activiste Daniel Berrigan. Prêtre jésuite, ce dernier a mené tout au long de sa vie des combats pour lesquels la justice américaine le poursuivra sans relâche. Une de ses premières actions majeures se déroule en mai 1968. Dan Berrigan, qui a eu l’occasion de se rendre au Vietnam, souhaite dénoncer les atrocités que subissent les populations civiles. Accompagné de son frère Philip et de militants pacifistes, il se rend dans un bureau d’incorporation de l’armée où il brûle six cents fichiers militaires avec du napalm qu’il a fabriqué artisanalement. Condamné, il s’enfuit et échappera au FBI pendant deux ans.

C’est en 1959 qu’il se rend pour la première fois à l’Immaculate Heart College invité par Helen Kelley, doyenne des études supérieures. Cette invitation et les nombreuses autres qui suivront seront bien sûr désapprouvées par le cardinal McIntyre. Lors de ses différentes visites, Dan Berrigan forme les sensibilités sociopolitiques de certaines sœurs de l’IHC, et notamment Corita Kent. La sérigraphie de 1969, intitulé Phil and Dan est un hommage qu’elle rend à ces prêtres activistes que le FBI recherche. Une photographie des deux frères en train de brûler les fichiers sert de toile de fond, avec sous l’image les mots de Thomas Lewis : « Je rappelle ce que Thoreau disait dans son célèbre essai sur la désobéissance civile :’Sous un gouvernement qui emprisonne injustement, la place de l’homme juste est aussi en prison’.»

Arrêté en 1970, Dan Berrigan est incarcéré. Il reçoit le soutient sans faille de Corita Kent. Tout au long de sa vie, elle apportera une contribution à ses causes. Lorsqu’en 1980 il est menacé à nouveau d’être à nouveau envoyé en prison après avoir participé à la destruction de dossiers administratifs dans une usine General Electric de Pennsylvanie, puis d’avoir endommagé des têtes de bombes nucléaires, elle lui envoie un paquet de sérigraphies avec ces mots : « Trouve une galerie et vends les pour financer ton action. »

 

"Corita

Les combats intérieurs

En 1971, Eli Goldston de Boston Gas, commande à Corita Kent une œuvre pour les deux énormes réservoirs de stockage de gaz naturel situés le long de l’autoroute. Elle réalise un arc-en-ciel : « Un signe d’espoir qui vous pousse à continuer. » L’exécution laisse malheureusement à désirer et l’artiste est mécontente du résultat. Le deuxième réservoir avec un dessin de papillon ne sera jamais peint.

En 1974, on lui diagnostique un premier cancer. C’est à nouveau une rupture dans sa vie personnelle qui lui fait prendre de nouvelles voies artistiques. Les œuvres tardives sont méditatives, elles célèbrent la solitude et l’introspection de son nouveau style de vie ascétique. La relation avec la nature est au cœur de ses nouvelles recherches. Elle commence à la fin des années 1970 à réaliser des aquarelles en plein air, voyageant dans toute la Nouvelle-Angleterre. Elle savoure l’immédiateté de l’aquarelle qui contraste avec les processus longs et complexes de la sérigraphie.

Moments (1977) est un ensemble de onze sérigraphies qui témoignent de ses nouvelles orientations. C’est une série silencieuse réalisée à partir d’une fleur séchée dans un livre qu’on lui avait envoyée. Le texte est écrit par Corita elle-même sur les onze tirages. C’est la première fois qu’elle n’utilise que ses propres mots : « Le moment et l’énergie de cet instant se répandront au-delà de toutes les frontières », ou encore « Des fleurs poussent des moments sombres ». Une fois encore ses œuvres parlent du présent, la maladie (un second cancer est diagnostiqué) la projette dans un ici et maintenant. Pendant les neuf années qui suivent, Corita Kent utilise presque exclusivement ses propres mots plutôt que ceux des autres. C’est une nouvelle attention à soi, à des instants suspendus faits de contemplation de la nature qui marquent ses dernières compositions poétiques.

En 1985, Corita Kent réalise le timbre Love is hard work avec un arc-en-ciel qui rappelle celui des réservoirs de Boston Gas. L’aquarelle influence ses dernières productions sérigraphiques. Yes We Can, produite également en 1985, est un exemple intéressant de la manière dont elle a réuni les deux techniques. Cette œuvre très émouvante car écrite et dessinée par une main peu assurée, témoigne de son affaiblissement. Une force s’en dégage néanmoins car, en quelques traits, un paysage de dessine. Cette production ultime qui repose sur une économie de moyens, laisse place au vide, au silence.

Elle meurt en 1986, après un troisième et dernier cancer, en laissant ces mots : « J’aimerais remercier ma famille et mes amis, connus ou méconnus, qui ont eu une place dans la construction de ma vie jusqu’à maintenant, et vous demander que par vos prières et vos pensées vous continuiez à m’aider dans cette nouvelle vie qui s’amorce, maintenant que je sens que cette nouvelle vie est juste une autre étape et que je continuerai d’être présente à vos côtés et attentionnée pour toujours. Avec mon amour et mes espoirs pour votre avenir, Corita »

Corita Kent et Los Angeles

En 1964, Corita Kent prend la direction du département artistique de l’IHC. Réputée pour son travail et ses méthodes d’enseignement, elle attire de nombreux étudiantes et produit une influence majeure sur la scène artistique de Los Angeles. Elle était reconnue au-delà de la Californie. En juillet 1966, elle est invitée à la Maison-Blanche par le Président Johnson à participer à une commission sur l’enseignement, et intervint régulièrement dans diverses universités à travers les États-Unis.

De nombreuses résonances sont perceptibles entre son travail et la scène de la côte Ouest des États-Unis dans les années 1960, terreau d’artistes contestataires et militants. En signe de protestation à la guerre du Vietnam, en 1965, l’Artists’ Protest Committee est lancé par Irving Petlin et, en 1966, The Peace Tower (ou The Artists’ Tower of Protest) est érigée à Hollywood. Les artistes afro-américains (Betye Saar, John Outterbridge, David Hammons), chicanos (comme le groupe ASCO) ou féministes (Eleanor Antin ou Judy Chicago) de Los Angeles sont parmi les plus actifs du pays dans les années 1970.

« Les affiches psychédéliques de Corita Kent, les dessins gauchistes et bandes-dessinées underground ont été les premières choses que j’ai vues et pensées comme étant de l’art. Je peux dire maintenant que depuis cette période j’ai été influencé par beaucoup de choses de la sous-culture et cela pendant des années », écrit Mike Kelley, autre grande figure artistique de Los Angeles. On peut encore relever des échos évidents entre le travail de Corita Kent et celui de Robert Heinecken et son recyclage de la culture populaire et commerciale, de Ed Ruscha ou Allen Ruppersberg dans l’utilisation du langage. La liste de ceux qui ont croisé le parcours si singulier de Corita Kent, serait longue à établir. On peut néanmoins regretter qu’il soit peu fait mention d’elle dans les ouvrages sur l’art américain des décennies qu’elle a marquées. Ses changements de styles y sont peut-être pour beaucoup, son anticonformisme également. A moins que le Pop US n’ait préféré retenir ses heroes plutôt que ses sheroes… ? Si l’on se reporte par exemple à l’ouvrage de référence de Lucy R. Lippard (Le Pop Art, Thames & Hudson) on observe que moins de dix femmes artistes sont citées dans une liste d’environ cent noms.

Il y a d’autres explications au relatif silence qui entoure Corita Kent : l’angle religieux – et plus largement spirituel – qui est le sien, dans un mouvement qui a déplacé la réflexion sur le sacré dans le champ médiatique, et l’angle politique avec des accointances chez certains activistes liés à la gauche américaine ou aux mouvements anarchistes. Cette liberté a eu un coût.

Aujourd’hui, diverses possibilités de découvrir et de mesurer l’importance de son travail s’offrent à nous. À Los Angeles, le Corita Art Center, continue de promouvoir l’œuvre de l’artiste. En 2018, pour célébrer le centième anniversaire de la naissance de Corita Kent un événement a été organisé au Essential 100 Film Festival à Charlotte (USA). En France, la galerie Allen propose une exposition dédiée à Corita Kent, « Harness the sun – Celebrating 100 Years of Corita Kent » du 9 novembre au 22 décembre 2018. De même le centre d’art Passerelle à Brest expose une partie de ses œuvres jusqu’au 5 janvier 2019. Deux occasions de découvrir ce travail peu diffusé en France, bien que représenté dans les collections publiques des Frac d’Ile-de-France, des Pays de la Loire et de Lorraine.

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Remerciements : Galerie Allen, Paris (http://www.galerieallen.com) et au Corita Art Center (http://corita.org)

Couverture : Immaculate Heart College Art Department, c. 1955. Courtesy : Corita Art Center, Immaculate Heart Community, Los Angeles. Photographie par Fred Swartz.

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