Francis Alÿs, Paradox of Praxis, 1997
portrait

Performance, 14 mars 2018

Francis Alÿs, Paradox of Praxis, 1997

Le chant de Mexico

Investigation par Sophie Lapalu

Sommaire

Sophie Lapalu dresse un portrait organique de la ville de Mexico par le prisme du travail de Francis Alÿs, artiste belge installé dans la capitale mexicaine depuis 1989. Tout aussi politique que poétique, son œuvre, basée essentiellement sur de l’expérimentation sociale, ausculte la place de l’homme au sein d’une énorme cité, entre solitude et nécessité d’échange.

[ 1 ]

Director of Latino-American studies and Professor of Spanish Literature and Civilization at Princeton University, Rubén Gallo is the author of Mexican Modernity, an essay on Mexican avant-gardes, Las Artes de la Ciudad, on Mexican art in the  1990’s, and Freud au Mexique (Ed. Campagne première, 2013).

[ 2 ]

Rubén Gallo, « Mexico D.F. La ville de tous les délires », in Mexico, Chroniques littéraires d’une mégalopole baroque, trad. S. Doubin, Autrement, Paris, 2007, p. 8.

[ 3 ]

Francis Alÿs, « La cour des miracles », discussion with Corinne Diserens, in Francis Alÿs, Walking Distance From The Studio, exhibition catalogue, Kunst Museum, Wolfsburg, 2004, p. 77.

[ 4 ]

Historian and art critic as well as a curator associated with the Tate Gallery for Latino-American collections, Cuauhtemoc Medina is also the instigator of the Institute for Æsthetic Research at the National Autonomous University of Mexico. He met Alÿs very early upon his arrival, has written extensively on the artist’s work and contributed to the organisation of the work Where Faith Moves Mountains in Lima (Peru), in 2002.

[ 5 ]

Francis Alÿs et Cuauhtémoc Medina, note to Ambulantes, in Francis Alÿs, A Story of Deception, exhibition catalogue, Tate Publishing, London, 2010, p. 56.

[ 6 ]

See Georg Simmel, Philosophie de l’argent (1900), trad. S. Cornille et P. Ivernel, PUF, Paris, 1987, as well as Les grandes villes et la vie de l’esprit (1903), followed by Sociologie des sens (1908), trad. J.-L. Vieillard-Baron, Payot, Paris, 1989.

[ 7 ]

Frédéric Vandenberghe, La sociologie de Georg Simmel, La Découverte, Paris, 2009, p. 68.

[ 8 ]

Simmel noticed a “hypertrophia of the sense of vision”; vision has a tendency to substitute itself for the other senses. This abnormal increase, developed to start off with to respond to the omnipresence of elements to analyse and anticipate, paradoxically brings about a form of anxiety.

[ 9 ]

Contrary to what it seems, this video is not the documentation of an action; the artist assembled and edited the images (the sheep move in exactly the same manner and the shadow of the mast does not change as time passes). Francis Alÿs considers this video as a “fiction”.

[ 10 ]

Michel Foucault, “Leçon du 14 mars 1973,” in La société punitive, Cours au Collège de France, 1972-1973, Gallimard, Seuil, Paris, 2013, p. 200.

[ 11 ]

Id., « Résumé du cours », dans ibid., p. 265.

[ 12 ]

Michel Foucault indicates by this term the actions of workers who refuse to devote their bodies entirely to the apparatus of production (idleness, holidays…). Cf. Id., “Leçon du 14 mars 1973,” op. cit., p. 192.

[ 13 ]

Id., « Leçon du 7 mars 1973 », dans ibid., p. 197.

[ 14 ]

Id., « Leçon du 24 janvier 1973 », dans ibid., p. 72.

[ 15 ]

Id., « Leçon du 14 mars 1973 », dans ibid., p. 192.

[ 16 ]

Ibid.

[ 17 ]

Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Paul Lafargue paru en 1880, Le Droit à la paresse.

[ 18 ]

All Francis Alÿs’ videos are available free of charge on his website : francisalys.com

[ 19 ]

Michel Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Gallimard, 1975, p. 236. (Discipline and Punish. The Birth of the Prison)

[ 20 ]

Francis Alÿs, « La cour des miracles », op. cit., p. 95.

[ 21 ]

Rubén Gallo, op. cit., p. 28.

[ 22 ]

Francis Alÿs, preface to the work Fairy Tales, in Francis Alÿs, A Story of Deception, op. cit., p. 90.

[ 23 ]

Id., interview with David Torres, “Francis Alÿs, simple passant,” Artpress n° 263, 2000, p. 21.

Si l’on en croit l’écrivain Rubén Gallo1, la capitale du Mexique est un « monstre, une catastrophe urbaine, un cauchemar postmoderne2 ». Pourtant, à l’instar des marins à l’entrée du détroit de Messine, nombreux sont ceux qui, irrésistiblement attirés par le chant des sirènes de la métropole, ne peuvent plus en repartir. Francis Alÿs est de ceux-là.

Né en 1959 à Anvers, architecte de formation, il débarque à Mexico dans le cadre d’un projet d’aide à la reconstruction urbaine suite au tremblement de terre de 1985 – qui a provoqué la mort d’environ 10 000 personnes et causé des dégâts colossaux. Il s’y installe définitivement en 1989. Il commence à réaliser des actions très simples qu’il documente par la photographie, comme coincer un oreiller dans la vitre cassée d’un immeuble (Placing Pillows, 1990) ou demander à un enfant de tenir une cuiller en équilibre sur son nez grâce à l’électricité statique (Péchés de jeunesse, 1989-1990). De là jusqu’au début des années 2000, son travail se dessine au rythme de la mégalopole et des pratiques de ses habitants, qu’il observe en parcourant la capitale, foulant ses trottoirs, arpentant ses avenues. La marche est une philosophie de vie autant qu’une forme de résistance sociale pour ce spectateur privilégié qui se transforme petit à petit en acteur secret de situations aussi irrationnelles que poétiques. Entre observation et intervention, son œuvre se fait l’écho des espoirs et des échecs de la modernisation d’une société dont la véritable force semble se situer au sein des stratégies de résistance qu’elle déploie – stratégies aussi modestes qu’indispensables face à l’impéritie du pouvoir et à l’absurdité du quotidien.

Un vendeur ambulant par Francis Alÿs, Ambulantes, 1992

Francis Alÿs, Ambulantes, 1992.

Car vivre à Mexico nécessite de rivaliser d’ingéniosité pour ne pas être dévoré par ses sirènes. Troisième aire urbaine la plus peuplée au monde, elle s’étale à une hauteur de 2 400 mètres d’altitude sur plus de 1 500 kilomètres carrés. Construite sur l’ancienne cité aztèque de Tenochtitlán – sise sur une île du lac Texcoco – la ville a vu ses canaux comblés par les conquistadors et s’est érigée sur un sous-sol terriblement instable. Aussi menace-t-elle en permanence de s’effondrer comme d’être inondée ; la surexploitation des nappes entraîne des affaissements de terrains tandis que, concomitamment, les fleuves du pays y affluent. La gestion de l’eau, entre évacuation et approvisionnement, est un casse-tête insoluble. Autre flux à gérer, la circulation de ses presque 20 millions d’habitants. Face aux embouteillages permanents, les autorités ne cessent de chercher à solutionner le problème ; ils creusent de grandes artères, dessinent des axes de circulation, bâtissent des autoroutes et des périphériques aux échangeurs labyrinthiques.

Los Insurgentes, l’avenue la plus longue du monde, mène des quartiers les plus huppés du sud de la capitale aux plus pauvres au nord et offre à elle seule le symbole de la violence sociale mexicaine. Mais des luxueuses villas jusqu’aux bidonvilles de tôle, personne n’échappe à la pollution crasse qui serait à l’origine de 4 000 décès par an. D’autant que les éléments s’en mêlent ; le volcan Popocatépetl nargue la ville qu’il surplombe en lui crachant à la figure soufre et particules fines. Le ciel n’est jamais bleu à Mexico. Comment vivre dans une telle mégalopole ? Le quartier récent de Santa Fe, édifié sur une gigantesque décharge à ciel ouvert, était censé apporter une réponse. Résultat, il forme un espace générique, sans vie, planté de gratte-ciel et balayé par les voitures. Toutefois, le centre historique de Mexico résiste. Selon Francis Alÿs, « c’est une sorte d’espace négatif de la ville, un miracle de résistance contre la saturation du tissu urbain3 » qui reste d’une vivacité échappant à toute tentative de normalisation. Lieu du pouvoir et donc rendez-vous traditionnel des manifestations, les mendiants y coudoient les plombiers à la recherche de travail, les enfants y jouent au cerf-volant quand les balayeurs font valser les déchets laissés par les marchands ambulants, ceux-là même qui interpellent les touristes tandis que les chanteurs de rue cherchent à couvrir de leurs voix les klaxons des automobiles.

Depuis son arrivée, Francis Alÿs enregistre soigneusement cette faune hétérogène et chaotique : des hommes qui dorment dans l’espace public (The Sleepers, 1999 à aujourd’hui), mendient (Beggars, 2001 à aujourd’hui) ou qui se protègent du soleil sous l’ombre du mât de la place Zócalo – symbole d’autorité détourné en ombrelle monumentale par ceux qui attendent leur rendez-vous, à l’exact emplacement du centre de la cité préhispanique (Zócalo, 1999, vidéo d’une durée de douze heures). L’artiste photographie également les marchands ambulants (Ambulantes, 1992 à aujourd’hui), drôle d’espèce archaïque qui, telles des fourmis, tire derrière elle des charges colossales de marchandises. Cette collection d’images se présente, d’après Cuauhtémoc Medina 4, critique d’art et proche de l’artiste, comme « une taxinomie sociale des économies informelles et des usages alternatifs de l’espace public, incarné par le refus des populations de se conformer aux critères d’ordre technologique, social et culturel de l’Occident5 ». Cette forme de contestation fonde précisément le terreau de l’œuvre de l’artiste, dans une ville tiraillée entre une volonté d’entrer dans une économie mondialisée et une résistance innée à toute forme de modernisation. Francis Alÿs, quant à lui, ne se contente pas d’observer les defeños (les habitants de Mexico D. F.) ; il s’insère discrètement dans le réseau urbain, optant pour une attitude active d’expérimentation sociale.

À l’encontre de la réification des interactions sociales

The Collector (1990-1992) est une de ses premières actions. Pendant une période indéterminée, l’artiste marche dans les rues du centre historique de Mexico, traînant derrière lui un jouet magnétique sur roulettes en forme de chien, réalisé avec des matériaux de récupération. Au fur et à mesure, l’objet se recouvre des rebuts en métal croisés en chemin. Au bout de quelques jours, on commence à parler du gringo fou qui déambule dans la rue en tirant un chien aimanté. Malgré son extrême simplicité, cette action interloque les passants, provoque une rumeur, devenue pour l’artiste une méthode providentielle d’interaction avec la ville. L’œuvre se manifeste ainsi dans l’immensité de la parole collective et échappe à son créateur, induisant d’autres échanges que ceux habituellement régis par la transaction marchande.

Le développement urbain, conséquence de l’industrialisation et de l’accumulation de capital, a transformé radicalement les rapports sociaux. Si ceux-ci constituaient autrefois le propre du commerce des hommes, ils se sont depuis réduits à l’échange marchand. C’est du moins ce qu’a avancé le sociologue allemand Georg Simmel, un siècle avant Francis Alÿs. Témoin lui aussi de l’expansion urbaine d’une métropole, Berlin, Georg Simmel observe au début du XXe siècle les modifications engendrées sur les relations humaines par le capitalisme triomphant6. Ces conséquences se déploient d’après lui sur trois points apparemment contradictoires : la libération de l’individu, la perte de sens et la réification de l’interaction sociale.

Une personne sans domicile en train de dormir sur un banc accompagnée de son chien par Francis Alÿs, The sleepers, 1999

Francis Alÿs, The sleepers, 1999.

Le premier point serait rendu possible par l’élargissement du groupe auquel l’homme appartient. Dans les villes, les obligations sociales sont moins pressantes et la liberté individuelle accrue. La société urbaine ne forme plus une communauté, comme c’était le cas dans les villages ; l’homme s’autonomise du groupe et peut dès lors se développer de façon singulière. Ce postulat permet à Alÿs d’agir incognito dans la capitale. Lorsqu’il s’installe contre les grilles de la place Zócalo parmi les hommes qui cherchent du travail, personne ne semble s’en émouvoir. Les deux individus qui l’encadrent affichent leurs compétences respectives sur un panneau posé à leurs pieds ; l’un est plombier et électricien, l’autre est peintre et plâtrier. Francis Alÿs, lui, se présente non sans humour comme touriste (Turista, 1994). Cette action serait plus difficile à réaliser dans un village où chacun se connaît. Toutefois, le prix de la liberté individuelle serait la réification des interactions sociales ; Georg Simmel a remarqué que, dans les villes, les liens personnels se dissolvent dans une objectivité des relations. La vie en commun s’apparente dès lors à une « société anonyme » : l’autre est perçu pour sa fonction, il devient un moyen pour atteindre une fin, il est rémunéré pour cela et parfaitement substituable par un autre, apte à accomplir la même tâche.

Dans la photographie Turista, les ouvriers qui côtoient Alÿs sur le trottoir ne semblent exister qu’au travers de leur fonction ; nulle part n’est spécifié leur nom ou le signe d’une individualité. C’est comme cela que l’homme perd le sens de sa vie ; engagé dans des relations formelles, elles-mêmes réduites à des échanges marchands, il reste seul parmi les autres. Pour combler sa solitude, l’individu s’attache aux objets et moyens que la société marchande met à sa disposition pour remplir ce vide. Francis Alÿs a passé une journée dans le métro pour troquer avec les usagers des transports une paire de lunettes contre n’importe quel objet, et cet objet contre un autre, et ainsi de suite (The Swap, 1996).

La relation entre les individus, effectivement fondée sur une transaction, n’est pas basée ici sur l’échange d’un bien contre sa valeur monétaire. Si l’argent représente pour Georg Simmel le « symbole qui exprime et qui condense en lui toutes les relations sociales7 », le troc en serait une forme de contestation.
Destinée à acquérir un nouvel article, cette opération implique de se défaire d’un autre. Cette économie parallèle réapparaît d’ailleurs à Mexico à chaque crise économique et se présente comme une alternative face à un système défaillant, entre aliénation et libération. L’attitude active de Francis Alÿs semble aller à l’encontre de la réification des interactions sociales et mettre en doute la perte de sens des relations humaines.

En 2001, sur la place Santo Domingo, l’artiste regarde un point fixe en l’air, jusqu’à ce qu’un petit attroupement se forme autour de lui. Les passants tentent de comprendre ce que l’individu regarde. Il n’y a rien à voir. L’artiste s’en va [Looking Up, (Plaza de Santo Domingo, México D.F), 2001, vidéo ]. Lorsque Georg Simmel étudie l’influence des mutations de l’environnement urbain sur les conditions de l’expérience sensible8 de l’habitant des grandes villes, il relève que la mentalité métropolitaine se caractérise par une forme de réserve et d’indifférence, développée afin de préserver l’homme urbain d’une trop grande proximité physique avec classes sociales différentes. Sans cette mise à distance, affirme-t-il, il serait simplement impossible de vivre ensemble. L’indifférence du citadin serait ainsi la condition même de sa liberté. Entre désinvolture et curiosité, les passants qui croisent Francis Alÿs ne restent toutefois pas insensibles ; l’artiste ne regarde rien et pourtant ils cherchent à saisir ce qu’il fixe avec tant d’insistance. Cette action se présente comme un vœu implicite de réforme face aux imperfections d’une société individualiste, tout comme une facétie en direction de l’instinct grégaire.

Francis Alÿs, Turista, 1994

Francis Alÿs, Turista, 1994

Elle n’est pas sans rappeler une autre œuvre, Cuentos patrioticos (1997), vidéo pour laquelle l’artiste a réalisé un montage. On l’aperçoit tourner autour du mât de la place Zócalo en conduisant une file de moutons9. Ce travail est significatif de son intérêt indéfectible pour les formes de résistance et fait clairement référence à un épisode célèbre de l’histoire du Mexique. En 1968, une manifestation est organisée par le gouvernement sur cette même place suite à la « profanation » des insignes nationaux par des étudiants contestataires qui avaient hissé un drapeau rouge et noir. Des milliers de fonctionnaires sont alors requis par le gouvernement pour une cérémonie de « réparation au drapeau » destinée à montrer un prétendu soutien du peuple. Mais en lieu et place d’applaudissements, les figurants de cette mascarade se mettent à bêler face au siège du pouvoir. Personnification de l’opposition à la normalisation et aux pressions absconses de la modernité, la monstrueuse capitale mexicaine fascine l’artiste.

Agir en secret et en pure perte

Lorsque Francis Alÿs réalise des actions dans les rues de Mexico, il le fait en secret du monde de l’art. Il ne convoque pas de spectateur et ne stipule aucunement le caractère artistique de sa proposition. S’il est vu par qui le croise, ce n’est pas comme artiste. La frontière entre réalité et fiction n’existe plus. Serait-ce là une tactique afin de se dérober au champ de visibilité qui régit notre société actuelle ? Selon Michel Foucault, ce champ de visibilité permet effectivement de maîtriser les paramètres de pensées et de pratiques de chacun. Le philosophe avance ainsi que la pénalité dans la société occidentale n’est rendue possible qu’à la condition d’une sorte de surveillance générale ; tout comme le prisonnier dans le panoptique, tout individu se sait observé, « soumis à une épreuve permanente10 ». Le contrôle déborde largement la prison et s’étend à la vie tout entière jusqu’à être intériorisé par les individus, déterminant par là la « civilisation de la surveillance 11 » qu’est la nôtre et qui a été mise en place au début du XIXe siècle. À l’époque, ceux qui forgent la loi font face à une menace liée au nouveau mode de production et au salariat : l’atteinte au capital accumulé, au profit, par l’anéantissement de la force de travail que représente l’ouvrier. Le problème est de savoir comment l’ « illégalisme » 12 du salarié peut être maîtrisé. « Un tel contrôle suppose […] une machine beaucoup plus fine et allant beaucoup plus loin que la machine pénale proprement dite : un mécanisme de pénalisation de l’existence. Il va falloir encadrer l’existence dans une espèce de pénalité diffuse, quotidienne, introduire dans le corps social lui-même des prolongements para pénaux, en-deçà même de l’appareil judiciaire13. »

Pour démontrer l’extension du modèle de la prison à celui de la vie quotidienne, Michel Foucault prend l’exemple significatif du contrôle du temps. Lorsqu’un criminel doit être puni, on lui soustrait du temps ; la durée de l’enfermement correspond à la gravité du délit commis. La « forme-prison » est ainsi jumelle de « la forme-salaire » ; avec cette dernière on rétribue en effet le travailleur en fonction de son temps de travail. « Le temps étant le seul bien possédé, on l’achète pour le travail ou on le prend pour une infraction14. » La quantité de temps est devenue une mesure économique et morale qui permet d’évaluer la somme d’argent correspondant au travail fourni ou l’étendue de la peine en fonction de la gravité du délit. Il faut donc prendre le pouvoir sur le temps.

Quel est alors le pire ennemi de ce système ? L’oisiveté, le moment où l’ouvrier « dérobe15 » son corps et son temps à la loi du marché, qu’il « disperse[r] ses forces16 » et décide lui-même de l’utilisation qu’il souhaite en faire. L’artiste qui prend le temps de déambuler dans la ville ou de poser des gestes gratuitement n’apparaît pas soumis à ce régime ; il a du temps à perdre, s’oppose à toute forme de rationalité et expose son statut d’homme oisif. Quand Francis Alÿs s’installe debout derrière une pancarte posée à ses pieds sur laquelle est inscrit en rouge sur fond blanc « Turista », il annonce une activité qui ne relève pas du champ professionnel ; personne ne peut être rémunéré en tant que touriste. Il ironise sur l’objectivité des relations sociales dans un système  libéral où chacun est interchangeable, tout comme sur le statut de l’artiste, touriste permanent, dilettante nomade, rarement pris au sérieux par la société. Il brise ici un interdit social, revendique « le droit à la paresse17 », affirme sa position. Il n’est pas assujetti au temps, il n’est pas celui dont la force de travail s’évalue à la durée travaillée pour un tiers. Son geste en lui-même ne produit rien ; il est libre.

Composition de photos par Francis Alÿs, Ice 4 Milk,, 2004-2005

Francis Alÿs, Ice 4 Milk, 2004-2005.

Agir en pure perte est un leitmotiv récurrent chez Francis Alÿs. L’œuvre Paradox of Praxis (sometimes doing something leads to nothing) (Mexico, 1997) explore très clairement cette ambiguïté. Faire quelque chose ne mène parfois à rien : c’est tout le paradoxe de l’action (praxis). Ce terme est généralement défini comme une activité ordonnée à un résultat ; sauf qu’ici le résultat n’est autre que la disparition totale d’un bloc de glace que l’artiste a poussé dans les rues de Mexico jusqu’à ce qu’il ait entièrement fondu – ce qui a nécessité onze heures. Il revendique ainsi le fait de dépenser sa force (de travail) pour rien. Notons que ce genre d’action peut passer relativement inaperçue à Mexico.

Il est en effet courant de croiser des individus poussant de la glace car elle permet de conserver la marchandise sur les étals. La preuve en est cette autre œuvre de l’artiste, Ice 4 Milk (2004-2005), un ensemble de 160 diapositives projetées par deux projecteurs différents. D’un coté, des photographies des bouteilles de lait distribuées le matin devant les portes d’habitats ; de l’autre, les blocs de glace laissés à l’abandon sur un trottoir ou contre un mur. L’artiste reprend à son compte un geste quotidien et le pousse jusqu’à l’absurde. Il s’approprie son temps, dans un geste inutile, gratuit et anti-monumental.

Du point de vue de la rentabilité, on pourrait dire qu’il a gâché sa journée et son bloc de glace. Ce geste paraît également aller à l’encontre de tout résultat artistique : la réduction du bloc en flaque d’eau est anti-sculpturale. Il agit pour son compte, sans prévenir personne et en passant inaperçu ; il s’affirme comme le maître de son temps et nous offre une méditation sur la rentabilité de chacun de nos gestes dans un monde où la rationalité utilitaire impose partout sa suprématie absolue.

En tant que spectateur, nous avons connaissance de ce geste parce que l’artiste a ensuite présenté la vidéo dans le champ de l’art18. L’action est donc réalisée dans l’optique d’être dans un second temps rendue publique en tant qu’œuvre. Durant l’action, l’artiste a été filmé ; il n’a donc pas tout à fait perdu son temps et n’a pas non plus rien produit, au contraire. L’opposition à un système capitaliste serait alors toute relative. Il faut peut-être y voir une forme de parabole sur l’idée d’agir en pure perte, mais non pas comme une perte de temps réelle. L’artiste n’est pas soumis pour autant à un régime de production ; il décide lui-même de l’utilisation de sa force de travail. Enfin, agir artistiquement dans l’espace public, en secret, paraît être une tactique simple et modeste de refus de soumission au champ de visibilité qui caractérise les sociétés modernes, en vue de ne pas être « le principe de son propre assujettissement19 ». Tout comme les defeños au quotidien, et peut-être encouragé par leurs pratiques, Francis Alÿs développe des stratégies destinées à se réapproprier humblement un peu de pouvoir.

La fiction comme contestation

Puisque ses actions furtives ne peuvent être rendues publiques qu’a posteriori, au travers de leur documentation, Francis Alÿs souhaite questionner l’impossible valeur de preuve de ce qu’il donne à voir au public. Préoccupé par la limite perméable entre réalité et fiction, il imagine réaliser deux fois la même action pour ensuite les présenter côte à côte dans l’exposition (Re-enactments, 2000). La première vidéo serait l’ « originale », celle réalisée par surprise, sans que personne ne soit prévenu, quand la seconde en serait la réplique, soit une fiction où chaque intervenant joue son propre rôle. « L’idée, raconte l’artiste, consistait à juxtaposer deux films, deux actes absolument similaires, sauf que le premier film serait la documentation du premier événement, le montrant “en temps réel”, “comme c’est arrivé”, et le deuxième serait une re-création précise de la succession d’événements que l’on voit dans le premier film, fictionnalisant ainsi la réalité de ces événements20 ». Filmé à distance par un complice, il se rend dans une armurerie du centre-ville, achète un Beretta 9mm, le charge et part dans la rue, l’arme à la main.

Onze minutes s’écoulent avant qu’il ne soit interpellé ! Dans un pays où la police est parfois aussi crainte que les criminels, cette œuvre prouve combien il est aisé de s’y promener armé, en toute impunité. Et le plaisir avec lequel les agents rejouent leur propre incompétence dans la deuxième séquence n’est pas forcément à leur avantage… Si, au départ, l’artiste semble chercher à prouver qu’il n’y a pas de vérité indiscutable entre le réel et la fiction, l’un nourrissant l’autre dans un mouvement d’allers et retours permanent, pouvait-il pour autant préfigurer qu’à Mexico la frontière entre les deux était si mince ?

Peut-être. Rubén Gallo remarque en effet que la fiction est un des recours auquel les defeños font appel pour supporter les épreuves journalières : « Il semble exister une correspondance entre l’intensité du traumatisme et la complexité de la production narrative que ce dernier suscite : plus l’événement est traumatique et plus l’expression sera élaborée21. »Il raconte ainsi que la spectaculaire crise économique de 1995, durant laquelle la valeur de la monnaie a chuté de moitié, l’inflation explosé et le système bancaire failli sombrer, a étrangement coïncidé avec la mort inexpliquée de centaines de chèvres des propriétés agricoles du nord de la capitale. Les animaux présentaient des traces de strangulation ou de morsures au cou… La rumeur s’est alors répandue : un étrange monstre sauvage, surnommé le chupacabras, « le suceur de chèvres », serait à l’origine de ces meurtres. La presse s’est emparée de l’histoire et la bête imaginaire a fait la une des journaux durant des semaines. Rapidement, l’amalgame est créé entre celui qui est tenu pour responsable de la crise qui ravage le pays – le président Carlos Salinas de Gortari – et la créature sanguinaire.

Homme tire un fil bleu dans un parc par Francis Alÿs, Fairy Tales, 1995

Francis Alÿs, Fairy Tales, 1995

Le dirigeant devient ainsi le chupa-dollares (« suce-dollars »), chimère affublée de dents de vampire et d’oreilles d’ânes dont l’effigie prolifère le long des étals. Selon l’écrivain mexicain, cette réponse culturelle à une crise sans nom a fait office de substitution métaphorique afin de ne pas sombrer dans le désespoir qu’une telle situation générait. Aussi incroyable que cela puisse paraître, cette vengeance symbolique s’est accompagnée d’un résultat très pragmatique : le président a dû fuir le pays durant cinq ans, une sanction bien plus sévère que celle qu’aurait pu lui imposer un tribunal mexicain. Cette réaction de la société face à une situation de crise est exceptionnelle et n’a sûrement pas laissé Francis Alÿs indifférent. Serait-ce d’ailleurs cette puissance de production fictionnelle qui lui a inspiré Fairy Tales la même année ? Pour cette œuvre, l’artiste est allé marcher dans les rues de Mexico tout en détricotant son pull.

« S’il est vrai que les sociétés hautement rationnelles de la Renaissance sentirent le besoin de créer des utopies, nous, à notre époque, nous devons créer des fables22 », suggère-t-il. Dont acte. Il déroule ici le « fil » de l’histoire, mythologique, populaire et politique – si l’on remet ce travail dans le contexte de crise économique et sociale que le pays traversait.

Sans être militante, son œuvre n’en est pas moins politique et l’inscription indéfectible de celle-ci dans la ville de Mexico y est pour beaucoup. L’artiste le dit lui-même, « la racine de politique est polis [cité]. À partir du moment où la ville est choisie comme champ d’expérimentation, le domaine du travail est par définition politique, au-delà de tout engagement personnel23 ». Le grec politikos désigne en effet ce « qui concerne les citoyens, l’État ». N’est-ce pas là la place élémentaire de l’artiste, éternel touriste ambulant au cœur de la société, vagabond dilettante attentif à l’autre ? Réflexion assidue sur les stratégies de résistance à toute forme de contrôle ou de normalisation, l’œuvre de Francis Alÿs souligne les pleins et les déliés des pratiques ordinaires. Qu’il en soit le simple observateur ou qu’il en adopte les logiques pour s’en faire l’acteur discret, il retourne les situations subies en actions provoquées et renverse par là les polarités traditionnelles de l’autorité civile et civique. Il s’insère ainsi dans l’entrelacement des espaces et des opérations qui échappent à la lisibilité et nous fait envisager d’autres potentialités d’agir – quitte à ce que cela ne mène à rien.

Image de couverture : Francis Alÿs, Paradox of Praxis, 1997
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