Cecilia Vicuña, le mystère des quipus incas
Cecilia Vicuña, le mystère des quipus incas

Cecilia Vicuña, le mystère des quipus incas

Investigation par Charlotte Groult

Sommaire

Artiste chilienne à l’œuvre protéiforme et engagée, Cecilia Vicuña travaille depuis près de quarante ans à partir des quipus, ces mystérieuses cordelettes que les Incas utilisaient avant qu’elles ne soient détruites. Si on ne connaît pas exactement la signification de ces objets, on sait tout de même qu’ils se situent à mi-chemin d’un langage et d’un mode de calcul.

[ 1 ]

Cecilia Vicuña, Saborami, Beau Geste Press, 1973.

[ 2 ]

Julia Bryan-Wilson, Fray: Art and Textile Politics, The University of Chicago Press, 2017.

[ 6 ]

Interview de Cecilia Vicuña dans Water Writing: Anthological Exhibition, 1966-2009, Institute for Women & Art, Rutgers University, 2009 : https://www.academia.edu/15324905/Cecilia_Vicu%C3%B1a_Water_Writing_Anthological_Exhibition_1966-2009

[ 7 ]

Cecilia Vicuña, extraits du poème « Sound is the mother », in The Red Thread, ibid.

[ 8 ]

Don DeLillo, Les Noms, Actes Sud, 1990.

[ 9 ]

Pierre Déléage, « Les Khipu : une mémoire locale ? », Cahiers des Amériques latines, 2007 : https://journals.openedition.org/cal/2157

[ 10 ]

Daniel Cossins, « We thought the Incas couldn’t write. These knots change everything », New Scientist, 2018 : https://www.newscientist.com/article/mg23931972-600-we-thought-the-incas-couldnt-write-these-knots-change-everything/

[ 11 ]

Pierre Déléage, Lettres mortes. Essai d’anthropologie inversée, Fayard, 2017.

[ 12 ]

Juliet Lynd, « Precarious resistance: Weaving opposition in the poetry of Cecilia Vicuña », PMLA, 2005.

[ 13 ]

Michael Taussig, Mon Musée de la cocaïne, Éditions B42, 2018.

[ 15 ]

Note prise par l’artiste pendant la réalisation de son tableau Angel de la menstruación (1973), The Red Thread, ibid.

[ 16 ]

Interview de Cecilia Vicuña par Yenny Ariz Castillo:  http://www2.udec.cl/juanka/entrevista.html

[ 17 ]

Michael Taussig, ibid.

Artiste multidisciplinaire, Cecilia Vicuña est à la fois poète, plasticienne et réalisatrice de films. Née au Chili en 1948, elle se situe très tôt à l’avant-poste de l’art conceptuel (art qui privilégie l’idée à la forme), du land art (art qui utilise le cadre et les matériaux de la nature avec des œuvres souvent en extérieur) et de la performance (art de l’action). Si elle est principalement connue en Amérique latine pour son œuvre poétique – plus d’une vingtaine de recueils publiés à ce jour – ses travaux articulent souvent plusieurs modes d’expression. Sculptures, installations, poèmes chantés ou écrits, performances individuelles ou collectives, s’attachent à tisser des liens entre des cultures, des langues et des temporalités différentes.

Ses recherches artistiques s’inscrivent également dans une dimension militante. Partie étudier à Londres en 1972, elle y demeurera en exil à la suite du coup d’État du général Pinochet en 1973. S’engageant aussitôt contre la dictature chilienne, son travail prend dès lors une coloration politique qui restera prépondérante : « [L]a mort [de Salvador Allende] est ma propre mort, et je ne reviendrai à la vie que lorsqu’il en sera de même pour la révolution1. »

Elle constitue au fil du temps Red Silk, « un journal des objets pour la résistance chilienne », qui rassemble des sculptures créées à partir de débris trouvés dans les rues de Londres. Sortes de totems, que Vicuña qualifie aussi de « petites prières », ces objets sont destinés à soutenir le régime d’Allende graduellement affaibli, puis les mouvements de résistance contre la dictature. Le fait qu’elle en réalise, entre 1973 et 1974, un chaque jour, et ce à partir de matériaux ordinaires, faisant partie du quotidien (bouts de tissu, grillage, images extraites de journaux ou de papier d’emballage) les inscrit dans une démarche doublement démocratique : destinés, par leur dimension votive, à soutenir la lutte contre la dictature, ils renvoient aussi à l’idée que l’art peut être fait « à partir de n’importe quoi, par n’importe qui2 », tout comme, in fine, la participation à la résistance. Puis, en 1974, elle fonde le collectif Artists for Democracy avec les artistes David Medalla, John Dugger et Guy Brett, avec qui elle organise le Arts Festival for Democracy in Chile.

D’autres combats, dont certains sont déjà très présents dès ses premières œuvres, viendront rapidement nourrir son travail. Le féminisme, la protection de l’environnement et la reconnaissance des cultures préhispaniques d’Amérique du Sud sont autant de luttes qui émaillent toutes ses performances et installations. Ses poèmes abordent tour à tour des réflexions liées à l’identité, la mémoire, le langage ou la place et les rôles assignés aux femmes.

Une esthétique de la mémoire

Mobilisant notamment des matériaux faisant appel à notre mémoire tactile, de nombreuses œuvres sollicitent la vue, l’ouïe et le toucher. Cet aspect sensoriel inscrit son travail dans une succession d’allers et retours, entre sensation et mémoire de la sensation – une invitation à ressentir et à échanger par des voies différentes de celles que nous empruntons habituellement pour communiquer, comme le langage parlé ou écrit.

Cecilia Vicuña, Disolución, 2009. Matériaux mélangés. Con Cón, Chili. © Cecilia Vicuña. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Lehmann Maupin, New York, Hong Kong et Séoul.

Les « precarios » (« précaires » en français), apparus tôt dans son travail, en sont particulièrement emblématiques. Ces sculptures et installations vouées à disparaître sont réalisées à partir de plumes, de bois, de pierre, de coquillages, de fils, de plastique et autres rebuts produits par l’homme. Ils incarnent une double précarité : fragiles à cause des matériaux qui les composent, ils sont de plus voués à disparaître avec le temps. Les tout premiers étaient assemblés sur le rivage, face aux vagues qui, inévitablement, les recouvriraient. Mais leur caractère éphémère n’en fait pas que des objets précaires. Il s’agit de défendre un autre rapport au monde et au temps : l’œuvre d’art, créée in situ, ne pourra être vue que par un nombre restreint de personnes, présentes sur place au moment de la performance, à la façon des pratiques rituelles des peuples préhispaniques. Ces sculptures sont pour l’artiste « des actes transformatifs qui comblent l’écart entre l’art et la vie, l’ancestral et l’avant-garde3 », et qui, par leur existence propre, produit concret de l’assemblage de matériaux du quotidien, constituent en soi ce pont jeté entre différents univers.

Pour autant, les œuvres de Vicuña ne sont pas réductibles à un registre artistique ou un combat politique spécifique. En sollicitant notre mémoire tactile, ses sculptures sont moins des objets que « les témoin[s] d’une relation4 ». Non seulement elles nous sont familières de par leur matière et leur forme, mais les poèmes qui rythment nombre de ses performances (Red Coil, New York, 2005) contribuent eux aussi à cette atmosphère d’intimité. Oscillant entre plainte et incantation, la voix de Vicuña imite des sons aussi bien d’éléments naturels (l’eau, le vent) que d’animaux. La dimension sonore de son approche artistique participe de cet instant propice à la rencontre : « Mon travail réside dans ‘‘le pas encore’’, le futur potentiel de ce qui n’est pas formé, où le son, le tissage et le langage interagissent pour créer de nouvelles significations5. »

Entre absence et présence, éphémère et immanence, ses œuvres modifient notre façon de percevoir le réel et nous invitent à faire de nouvelles associations d’idées. Imaginées comme des rituels, à la puissance autant visuelle que sonore, installations et performances recouvrent une dimension sociale mais aussi curative. Quand elle parle de son travail, Vicuña fait d’ailleurs souvent référence à la figure du chaman, dont l’une des principales fonctions, au sein des cultures autochtones d’Amérique, est de guérir. Pour Red Coil, Cecilia Vicuña et la flûtiste américaine Jane Rigler ont ainsi improvisé un chant et une mélodie, autour des thèmes de l’héritage et du cycle de la vie, pour célébrer la mémoire des lieux de leur performance : Ground Zero et le Mémorial de l’Holocauste, à New York.

Cecilia Vicuña, Sueño: the Indians kill the pope, 1971. Huile sur toile, 59cm x 59cm. Collection de l’artiste. Santiago du Chili, mars 1971. © Cecilia Vicuña. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Lehmann Maupin, New York, Hong Kong et Séoul.

Dans le sillage de l’art précolombien

La pratique artistique de Vicuña croise très tôt celle des populations préhispaniques et leur donne une nouvelle forme de visibilité. À l’image de nombreux artistes contemporains d’Amérique latine, comme la Colombienne Olga de Amaral ou le Bolivien Freddy Mamani, son travail se place sous l’influence de l’art précolombien, en mêlant art ancien et art contemporain, art dit « savant » et art populaire.

Dans ses peintures, elle privilégie une représentation plane, faisant fi des perspectives héritées de la Renaissance, et adopte une esthétique aux accents « naïfs », proche de celle des premières nations d’Amérique latine. Rattachée à une forme de folklore, catégorisée comme un sous-genre artistique, cette esthétique n’a cessé d’être à la fois déclassée et romanticisée. Au xvie siècle, aux débuts de la colonisation, les populations autochtones seront pourtant forcées par les colons à peindre les icônes de l’Église catholique, qu’elles ont représentées avec leur propre esthétique picturale.

Dans la continuité de cette production artistique et de son ambiguïté, entre soumission et célébration de l’identité artistique autochtone, Vicuña peint ses propres saints, qu’elle appellera ses « calcomanías », héritées des décalcomanies surréalistes. Subvertissant les récits historiques dominants, son tableau Sueño: the Indians kill the pope (1971) représente une scène de victoire, celles d’anges amérindiens contre l’Église et son pape.

Si Vicuña appelle « calcomanía » « un transfert depuis le style des saints coloniaux, une forme de saint transgressif6 », elle ne fait pas que renverser les rapports de force entre Amérindiens et colons, mais elle mélange différents registres esthétiques, jette un pont entre plusieurs héritages, influences et civilisations, complexifiant la représentation de la domination.

Des poèmes dans l’espace

Dans son installation Disappeared Quipu, présentée au Brooklyn Museum de New York du 18 mai au 25 novembre 2018, Cecilia Vicuña conviait son public à circuler entre de gigantesques reproductions de quipus. Signifiant « nœuds » en langue quechua – l’une des principales langues de l’Empire inca, et qui compte aujourd’hui autour de huit millions de locuteurs – les quipus sont des cordelettes en tissu qu’utilisaient les Incas avant la conquête espagnole pour compter, enregistrer et transmettre leur savoir et leurs histoires. Les colons, s’ils y virent l’objet d’un culte hérétique, les identifièrent surtout comme l’un des ciments de l’édifice de la société inca et ordonnèrent leur destruction totale. C’est à partir de cette présence paradoxale au monde, une « présence/absence », que Cecilia Vicuña va élaborer de nombreuses performances et installations, dont les quipus deviennent peu à peu l’un des principaux fils rouges. Des fils tressés apparaissent ainsi au sein de ses œuvres, ou forment leur structure toute entière. Néanmoins, ils ne se font pas seulement l’écho de la mémoire perdue des Incas ; métaphore à plusieurs tiroirs, les cordelettes qu’utilisent Vicuña, souvent teintées de rouge, symbolisent également le sang menstruel.

À la biennale du Whitney Museum, à New York, en 1997, Vicuña avait suspendu au plafond du musée un filet aux trous béants, fabriqué à partir de laine d’alpaga. Sculpture mouvante, ondulant au gré des courants d’air, A Net of Holes donnait à voir, au travers de ces délimitations du vide organisées en réseau, l’invisibilité des populations autochtones au sein des Amériques.

Cecilia Vicuña, A Net of Holes, 1997. Installation in situ. Biennale 1997 du Whitney Museum of American Art, New York. © Cecilia Vicuña. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Lehmann Maupin, New York, Hong Kong et Séoul.

Dans Disappeared Quipu, les quipus étaient suspendus à la verticale, semblant peser de tout leur poids sur le sol. Alors que les visiteurs étaient invités à circuler dans l’installation, des textes de l’artiste étaient projetés sur les quatre murs tout autour et des enregistrements de sa voix, poèmes sonores aux accents de complainte, mêlant incantations et cris d’animaux, étaient diffusés à l’intérieur de la pièce. Bien que non fermée, cette pièce constituait un espace clos, intime, invitant au recueillement et à l’introspection. En déambulant à travers les quipus, les visiteurs pouvaient se charger à leur tour d’un peu de cette mémoire effacée. Là encore, Vicuña superposait plusieurs univers, plusieurs langages.

Les quipus de Vicuña dessinent ainsi des formes de poèmes dans l’espace, appartenant à un ensemble de « métaphores-tissage », des images qui tressent, inlassablement, des passerelles entre plusieurs mondes. Ils sont généralement réalisés à partir de laine non tissée, constituée de fibres agglomérées entre elles, rappelant la position précaire qu’ils occupent dans le temps : encore inachevés, puisqu’encore non tressés, ces quipus ont pourtant déjà disparu. « La laine non tissée est la messagère de l’eau, l’intermédiaire entre la vie et la mort, le paradis et la terre. […] La laine non tissée est un souffle cosmique, une transformation en soi7*. »

Un univers qui rappelle celui du poète et philosophe Édouard Glissant, architecte de la pensée décoloniale. Pour lui, dans tout processus mémoriel, il est possible de déceler l’empreinte d’identités anciennes, ce qu’il théorise en « pensée de la trace ». À l’image des precarios effacés par les vagues, ces identités et cultures antérieures sont recouvertes par de nouvelles cultures et identités, et n’existent plus qu’à l’état de traces, à la faveur des différents mouvements de colonisation.

De nouveaux hiéroglyphes à déchiffrer ?

En 2002, à l’université d’Harvard, l’anthropologue américain Gary Urton crée un site web censé centraliser toutes les informations connues sur les quipus. Cette base de données permet de mettre en relation et de comparer l’ensemble des découvertes réalisées à ce jour, constituant ainsi une sorte de pierre de Rosette en devenir. Le Khipu Database Project d’Urton pourrait permettre d’enrichir notre histoire de l’Amérique latine et de ses peuples, à partir, cette fois, de témoignages des populations colonisées. Pour autant, cette entreprise s’inscrit dans une tradition scientifique précise. Soucieuse de déchiffrer des cultures inconnues ou disparues, elle correspond à une certaine façon d’appréhender, de schématiser et de construire le savoir.

Dans son roman Les Noms, l’écrivain américain Don DeLillo tisse en toile de fond une intrigue réunissant curieux et archéologues. Une secte y perpétue régulièrement des assassinats de façon très ritualisée, suivant un code dont la clé se trouve dans la correspondance pure et simple entre des lettres de l’alphabet. Le narrateur, en se lançant à la poursuite des membres de la secte et du mystère de leur mode opératoire, s’engage alors dans une quête beaucoup plus vaste, symbolique : celle du déchiffrement d’une écriture inconnue, d’aspect ancestral, originel, quasi « primitif ». Et si lui-même n’est pas un chercheur, il marche dans les pas d’un archéologue et dans ceux de toute une tradition scientifique, entièrement tournée vers la découverte et le décryptage d’une figure emblématique, celle d’une altérité abstraite :

Rawlinson [officier britannique ayant réussi à comprendre l’alphabet du persan ancien] voulait déchiffrer une écriture cunéiforme. […] Tout le bruit, le babillage et la salive de trois langues parlées se trouvèrent ainsi maîtrisées et codifiées, réduits à ces marques faites au ciseau. Avec ses grilles et ses listes, le décrypteur fouille les relations, les structures parallèles. Quelles sont les fréquences des signes, leurs valeurs phonétiques ? Il veut un schéma qui fasse parler cet ensemble de caractères. Après Rawlinson vint Norris [philologue anglais, auteur du dictionnaire assyrien]. C’est intéressant, Kathryn, que ces deux hommes aient à un moment de leur vie travaillé pour la Compagnie des Indes orientales. […] Est-ce la face scientifique de l’impérialisme ? La face humaniste ? – Soumettre et codifier, dit Kathryn. Combien de fois ne l’avons-nous pas vu ?8

Tout comme le rappellent ces deux personnages du roman, la classification d’une culture à partir de la grille de lecture d’une autre n’est pas neutre. Gary Urton, comme le souligne l’anthropologue français Pierre Déléage, « a l’intime conviction que les quipus peuvent être déchiffrés9 ». Son travail est donc voué à la seule recherche d’éléments lui permettant d’identifier un code et non d’informations qui s’intéresseraient aux quipus de façon plus large. Comme il l’explique dans son ouvrage Signs of the Inka Khipu, Urton est par ailleurs convaincu que les quipus ne sont pas des systèmes mnémotechniques, des systèmes reposant sur la mémoire et une transmission du savoir. Il est donc persuadé de pouvoir « lire » les quipus, alors que si ces derniers étaient associés à une mémoire orale, une telle lecture serait à jamais impossible.

 

Des peuples sans écriture ?

Urton, en essayant de « craquer » leur code, cherche donc à tout prix à envisager les quipus comme une écriture scripturale, réactivant des classifications largement répandues. La notion d’écriture, au détriment d’autres formes d’expression comme la littérature orale, a longtemps constitué, en anthropologie, un indice de différenciation fondamental, voire un marqueur civilisationnel. L’illustration la plus significative est peut-être le changement de l’intitulé de la chaire de l’anthropologue et ethnologue français Claude Lévi-Strauss à l’École pratique des hautes études : « Religions comparées des peuples non civilisés », qu’il renomme en 1954 : « Religions comparées des peuples sans écriture ». Si cette distinction est aujourd’hui nuancée, voire complètement abolie au sein des sciences sociales, elle a longtemps prévalu et continue d’infuser notre système de représentation. « Le paradoxe des Incas est que, malgré toute la sophistication [de leur civilisation] ils n’ont jamais appris à écrire10 » peut-on lire ainsi dans New Scientist, un magazine scientifique qui s’adresse aussi bien à des experts qu’à des non-spécialistes.

En réalité, on a souvent dénié à ces peuples l’utilisation d’une quelconque « écriture ». Pour Pierre Déléage, il existe pourtant un important phénomène de polysémie au sein des langues amazoniennes autour de la notion même « d’écriture » : cette dernière pourrait par exemple être associée aux motifs graphiques des peintures corporelles traditionnelles. Ces abstractions géométriques ont été et sont encore aujourd’hui comprises par certains comme un langage, par d’autres comme pur symbolisme, et ont influencé de nombreux artistes contemporains d’Amérique latine. Pour Déléage, la distinction entre écriture, art de la mémoire et littérature orale n’est pas forcément pertinente pour appréhender les quipus : « Ils ne remplaçaient ni ne s’opposaient à l’oralité, ils l’accompagnaient11. »

 

L’intervalle de la traduction

Vicuña, quant à elle, n’invite pas à « percer à jour » le fonctionnement des quipus incas ni à en donner une signification unique. Mêlant métaphores spatiales, au travers de ses installations, et métaphores orales, à partir de la lecture de ses poèmes, elle convoque et célèbre simultanément plusieurs façons d’écrire, faisant appel à la fois à notre corps et à notre mémoire. La compréhension de cultures disparues se fait dans un entre-deux, aux différents points de rencontre que l’artiste tend dans l’espace, comme elle tend ses fils. « [Les quipus de Vicuña] sont des reliques qui ne peuvent pas se souvenir du passé mais qui, dans le présent, indiquent une façon différente de représenter la mémoire12* », écrit la chercheuse américaine Juliet Lynd.

Pour l’anthropologue australien Michael Taussig, dont les principaux terrains d’étude se situent en Colombie, le travail de l’ethnologue consiste à « convertir l’esprit du lieu en des termes compréhensibles et appréciables par des personnes étrangères à ce lieu, de sorte qu’une part de cet esprit existe, en tant que force vitale, dans la traduction elle-même13 ». C’est bien un espace interstitiel, celui de l’entre-deux d’une traduction toujours en train de se faire, que le travail de Vicuña nous donne à voir et à ressentir.

Cecilia Vicuña, Quipu Menstrual, La Moneda, 2006. Palais de la Moneda [siège de la présidence du Chili], Santiago, Chili. © Cecilia Vicuña. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Lehmann Maupin, New York, Hong Kong et Séoul.

Le sang des glaciers

« Le poème n’est pas un discours, n’est pas dans la terre, pas sur le papier, mais au croisement et dans l’union de ces trois derniers, dans un lieu qui n’est pas14*. » Prise dans son ensemble, l’œuvre artistique de Vicuña pourrait ainsi constituer une forme de poésie de la rencontre, d’une rencontre se situant souvent à l’intersection de plusieurs revendications politiques. Le quipu, représenté notamment par le motif répétitif du « fil rouge », incarne aussi le filet de sang menstruel. Repris tout au long de ses travaux, il est particulièrement emblématique. Il appelle à concevoir et à transformer le monde à partir d’une approche critique double, à la fois féministe et écologique. Son sang, s’il renvoie à sa féminité, représente aussi sa fertilité, et la relie, par homologie, à la terre, puissance maternelle par excellence. Que ce soit dans ses poèmes, ses installations ou ses performances, le corps de l’artiste fait partie intégrante de son univers, à la fois intellectuel et sensible : « [Ces] végétations rouges sont mon propre sang. Je voyage à l’intérieur des caillots, dans un paysage intérieur ; je vois ces vallées à l’intérieur ou à l’extérieur de mon corps15*. »

En 2006, suite à l’élection de Michelle Bachelet, première femme présidente du Chili, Vicuña entreprend une performance en plusieurs actes pour protester contre la création d’une mine à ciel ouvert, prévoyant la destruction de glaciers situés dans la cordillère des Andes : « El Quipu Menstrual. La sangre de los glaciares » [Le Quipu menstruel. La sang des glaciers]. Là encore, le sang est entendu comme entité féminine. Le jour de l’élection, elle se rend sur la montagne El Plomo dans les Andes du Chili et dépose sur son flanc une longue feutrine de laine rouge, partant de la source d’un des glaciers. Elle écrit alors un poème à Michelle Bachelet, lui demandant de ne pas vendre les glaciers à la mine : « Je vous dédie un quipu, à vous et à votre triomphe, pour que vous et nous, les femmes, nous nous souvenions du lien existant entre le sang et l’eau* » (à écouter aussi, Kuntur Ko, ensemble de poèmes dédiés à l’esprit de l’eau). C’est bien à une conscience et à une solidarité entre femmes qu’elle en appelle pour tenter de préserver la vie sur terre. Si la ministre de la Culture chilienne de l’époque, Paulina Urrutia, a assisté à la performance de Vicuña, Michelle Bachelet n’a pas répondu au poème16.

Non seulement les precarios mettent en lumière la fragilité et la vulnérabilité d’un écosystème ou d’une culture amérindienne en voie d’extinction mais la pratique artistique de Cecilia Vicuña invite à repenser la notion même de précarité. Face à la richesse de son univers artistique, la précarité ne se serait-elle pas plutôt du côté de la pauvreté du regard, d’un regard fixé sur une dimension unique ? L’artiste travaille toujours dans un ensemble référentiel polysémique, mêlant différentes cultures, époques, et géographies. Elle construit ainsi les conditions nécessaires à un dialogue intime où chacun pourrait articuler plusieurs identités et plusieurs filiations. À l’inverse d’une démarche scientifique cherchant à décoder le mystère des quipus par une schématisation qui serait avant tout synonyme d’appauvrissement, elle s’évertue à tisser des points de jonction. Pour Michael Taussig, comme pour Vicuña, « rien n’est plus vrai que l’existence d’une zone intermédiaire entre nous et les autres, créée par la traduction, entre la fiction et les faits réels ». L’esprit du lieu serait ainsi « toujours menacé ; c’est là son véritable génie17 ».

Remerciements : l’auteure remercie Cecilia Vicuña et la galerie Lehmann Maupin pour les images reproduites ici avec leur aimable autorisation.

Couverture : Cecilia Vicuña, Skyscraper Quipu (Incan quipu performance, New York), 2006. Rephotographiée en 2018 (photo : Matthew Herrmann). Coton, dimensions variables. © Cecilia Vicuña. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Lehmann Maupin, New York, Hong Kong et Séoul.

*Les citations suivies d’un astérisque ont été traduites de l’anglais par l’auteure.

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