Edinburgh Arts
Marcher sur la piste des Celtes

Investigation par Déborah Laks

Sommaire

En 1971, Richard Demarco, un galeriste et enseignant écossais à peu près inconnu en dehors de son pays, effectue une tournée des universités américaines de la côte Ouest. Il emmène avec lui des images d’Édimbourg et, lors de présentations aux accents épiques, il expose aux étudiants américains son projet d’école d’été. La ville d’Édimbourg et l’Écosse, loin d’être pensées comme des toiles de fond, sont des acteurs à part entière de l’aventure. Au cœur de paysages sauvages, les étudiants entrent en contact avec la nature tout en découvrant les vestiges d’une culture immémoriale, celte et néolithique. Il s’agit, plusieurs semaines durant, d’éprouver les énergies spirituelles et artistiques du pays, d’en pister les manifestations antiques et contemporaines, de les traduire enfin en œuvres qui seront exposées lors du festival d’Édimbourg. Le succès est complet : Demarco s’appuie sur la passion de la jeunesse américaine pour l’ailleurs, il pointe un folklore vivant, fait de l’Écosse le lieu d’une survivance du passé où culture et spiritualité infusent encore les formes et la vie. Dans ses conférences, le pays devient la patrie d’un New Age mâtiné d’art contemporain, où l’on parle anglais avec des fées et des déesses.

[ 1 ]

http://70years.eif.co.uk/

[ 2 ]

https://www.traverse.co.uk/about-us/the-traverse/history/

[ 3 ]

Livret de présentation d’Edinburg Arts 1972, archives Richard Demarco.

[ 4 ]

Robert O’Driscoll, « A contemporary quest into the celtic and pre-celtic world », Robert O’Driscoll (ed.), The Celtic consciousness, Edinburgh, Canongate Publishing, Portlaoise, Dolmen Press, 1982, p. 551-572.

[ 5 ]

Il s’agit du titre de l’édition 1979 des Edinburgh Arts.

[ 6 ]

Richard Demarco « Edinburg Arts as a journey from Hagar Qim to Callanish », in Edinburg Arts Festival Catalogue 1975, To Callanish from Hagar Qim. Exhibition documenting a journey involving on hundred artists, Edinburgh, Rochard Demarco Gallery, 1975.

[ 7 ]

Richard Demarco, The artist as explorer, Edinburgh, Richard Demarco Gallery, 1978, p. 27, cité par Lucy R. Lippard, Overlay. Contemporary art and the art of prehistory, New York, Pantheon Books, 1983, p. 132.

[ 8 ]

Julia Farley, commissaire de l’exposition « Celts: art and identity », British Museum, octobre 2015. https://blog.britishmuseum.org/who-were-the-celts/

[ 9 ]

Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ? : Le mythe d’origine de l’Occident, Paris, Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2015.

[ 10 ]

To Callanish from Hagar Qim, op. cit.

[ 11 ]

Lucy R. Lippard, Overlay, op. cit.

[ 12 ]

Lucy R. Lippard, Overlay, op. cit., p. 11.

[ 13 ]

James Nisbet, Ecologies, environments, and energy systems in art of the 1960s and 1970s, Cambridge, Massachusetts, London, MIT Press, 2014, p. 6.

[ 14 ]

David Bellman (ed.), A Journey from Hagar Qim to The Ring of Brodgar, op. cit. p. 1.

[ 15 ]

Richard Demarco, The artist as explorer, op. cit. p. 57.

[ 16 ]

Paul Heelas, The New Age Movement, Oxford, Blackwell, 1996, p. 41.

[ 17 ]

Richard Demarco, The Road to Meikle Seiggie, Edinburgh, Richard Demarco Gallery, 1978, p. 5.

[ 18 ]

Correspondance de Honor Bickford 01/07/78-1 Archives Richard Demarco, boîte 1978.

Le quorum d’étudiants est facilement atteint et Demarco peut donc organiser, en 1972, la première de ses écoles d’été, qu’il appelle Edinburgh Arts. Ce programme durera huit ans, avant d’être abandonné sous cette forme pour des raisons financières en 1981. Au fil des années, les ambitions, la durée, les zones géographiques évoluent. Cependant pour chaque édition, la majeure partie des visites est consacrée au passé préhistorique, néolithique et celte. Demarco vise ainsi à mettre en lumière une cohérence pré-européenne et, ce faisant, à replacer l’Écosse au cœur de l’Europe contemporaine, politique et artistique. Demarco s’entoure en effet de professeurs d’histoire, d’histoire de l’art, d’archéologie, mais aussi d’artistes. Marina Abramović, Tom Hudson, Paul Neagu et Joseph Beuys participent ainsi à plusieurs éditions.

Les écoles d’été de Richard Demarco donnent à voir une Europe qui se reconstruit après la guerre dans un contexte géopolitique nouveau où les États-Unis imposent désormais leur rythme et leur pouvoir. Le monde de l’art témoigne dans ces années d’une attirance pour des scènes actives et novatrices dans un contexte local. C’est dans la référence aux Celtes que Demarco trouve une solution à cette tension et il fait de ce passé mythifié le fondement d’une modernité alternative. L’idéologie n’est jamais loin dans ce type de recours au passé. Dans les écoles d’été, la passion pour les Celtes s’adapte au contexte spécifique des années 1970. Spiritualité et politique, marge et centre, avant-garde et tradition s’entrecroisent au fil des marches que Demarco qualifie de pèlerinages et qui entraînent huit années durant des groupes de jeunes artistes sur les routes de l’Écosse et de l’Europe. La marche joue en effet un rôle particulièrement important dans ces écoles d’été qui rendent à l’enseignement et à la didactique leur soubassement péripatéticien.

Édimbourg

Toutes les routes des écoles d’été commencent à Édimbourg. La ville de Demarco est aussi le lieu de tous ses fantasmes : il y voit une superposition des temps dans laquelle chaque époque serait toujours visible, presque vivante et accessible aux flâneurs. La ville s’est construite à la verticale, s’enfonçant dans le sol au Moyen Âge ; on plonge dans le temps comme une carotte géologique pénètre le sous-sol. De part et d’autre du loch asséché qui divise la ville, les ruelles de « Old Town » tracent les chemins tortueux du Moyen Âge et « New Town » dresse ses bâtiments néo-classiques dans des rectangles bien définis. Marcher dans la ville c’est marcher dans le temps.

Le contemporain n’est pas en reste : l’idée des écoles d’été naît chez Demarco en réponse au festival d’Édimbourg, qu’il considère comme un événement majeur de l’histoire écossaise et européenne. Créé en 1947, le festival marque la reprise d’un dialogue international après la guerre. La lointaine Écosse a elle aussi durement souffert de la guerre, ses territoires les plus septentrionaux ont été le théâtre d’affrontements stratégiques majeurs (par exemple au Scapa Flow dans les îles Orcades) et ses populations ont été enrôlées. Elle demeure pourtant le finistere de l’Europe, un espace moins exposé, où les enjeux et les tensions géopolitiques sont perçus différemment et comme à distance. Édimbourg accueille ainsi des artistes et spectateurs allemands, britanniques, français et italiens, deux ans à peine après la fin du conflit mondial. Les expatriés, les persécutés et leurs anciens compatriotes se trouvent réunis sous l’égide pacificatrice de la musique. « Notre vision fondatrice idéale n’a jamais été aussi clairement incarnée que durant notre année inaugurale, quand, après la persécution nazie, le célèbre chef d’orchestre Bruno Walter a retrouvé l’Orchestre philharmonique de Vienne1. » Pour le jeune Demarco, le festival marque une renaissance. Né en 1930, il a été profondément marqué par le bombardement de la plage d’Édimbourg où il jouait enfant. La chaleur du sable après les bombes est devenue un élément central de sa propre mythologie. Plus largement, la guerre a révélé les difficultés d’une réelle intégration pour les Italian Scots ; enfant de la deuxième génération, il conserve cette double identité. Le festival est donc pour lui un événement majeur car durant ces quelques semaines, la dynamique d’une enfance dans la guerre et l’ombre d’une communauté dédaignée s’inverse. L’internationalisme devient positif.

Le festival marque aussi sa rencontre avec le monde de l’art vivant. Dessinateur et peintre lui-même, Demarco enseigne les arts plastiques dans un collège catholique pendant dix ans. Il a été formé à l’Edinburgh College of Art, mais son inscription dans les cercles artistiques date surtout des années 1960. Il participe en 1963 à la fondation du Traverse Theatre2, qui devient rapidement l’un des lieux de rencontre majeurs pour les artistes, écrivains et intellectuels de l’époque. Il fonde sa galerie en 1966, et c’est tout naturellement qu’il en vient à organiser des expositions destinées au festival, cherchant à inscrire son action en faveur des arts plastiques dans ce cadre qui lui est cher tout en inventant de nouvelles modalités qui correspondraient davantage à l’aspect pédagogique et collectif qu’il a toujours recherché. Dans les années 1960 et 1970, le système des écoles d’été est en vogue, tout particulièrement auprès des étudiants américains qui y voient le moyen de valider facilement des crédits (UV) universitaires tout en découvrant l’ancien monde. Demarco a participé en 1971 à l’Aegina Summer School organisé par Christian Zervos sur l’île grecque d’Egine, et c’est porté par ce contexte propice qu’il décide de mettre sur pied sa propre version de l’école d’été.

De 1972 à 1974, l’accent est mis sur l’Écosse. L’exploration commence et finit à Édimbourg. Les leçons ainsi que les programmes du soir se concentrent sur le patrimoine écossais : les élèves apprennent l’histoire, la poésie, la musique et l’art de la région. Demarco établit un partenariat avec l’université d’Édimbourg, permettant aux étudiants écossais et étrangers d’intégrer l’école d’été dans leur cursus. Les trois premières années, le programme semble encore assez scolaire : les journées sont divisées entre des workshops avec des artistes et des conférences l’après-midi à l’université, tandis que les soirées sont occupées par des concerts de musique traditionnelle ou des lectures de poésie. Au terme de ces quelques semaines de travail en commun, les étudiants produisent des œuvres ou bien suivent le processus de création des artistes invités qui participent à une exposition à la galerie Demarco, en présentant leurs travaux ou en aidant à la conception de l’événement. La production en tant que telle semble secondaire dans le programme. Des plages de temps sont laissées libres pour les étudiants qui participent aussi à des workshops dans les disciplines qu’ils ont choisies : danse, mime, musique, arts plastiques, théâtre. « L’accent ne sera pas mis sur l’étude en salle de classe mais sur le contact personnel avec les artistes à leur propre niveau professionnel (…) 3». Le dialogue, l’échange, la communauté sont en soi une expérience artistique.

Richard Demarco, Edinburgh Arts 1974. Participants à la route vers Meikle Seggie, Kinross-shire, Écosse. Courtesy of Demarco European Art Foundation & Demarco Digital Archive, University of Dundee

Richard Demarco, Edinburgh Arts 1974. Participants à la route vers Meikle Seggie, Kinross-shire, Écosse. Courtesy of Demarco European Art Foundation & Demarco Digital Archive, University of Dundee

La route vers Meikle Seiggie

En 1972, Demarco conduit une expérience qui va se révéler fondamentale. Tournant le dos au festival d’Édimbourg, frustré par une programmation et une atmosphère qu’il juge détériorées, superficielles, il quitte la ville à pied. A Édimbourg, la nature semble se presser contre les portes d’entrée des immeubles. Arthur’s Seat, la montagne censée avoir été le théâtre du couronnement du roi Arthur, dresse sa silhouette massive aux portes de la ville. Ses pentes pelées se peuplent d’ajoncs au printemps, embaumant la ville, envahissant l’espace jusque dans ses recoins apparemment les plus urbains. La tangente est ainsi toujours présente ; la nature, l’espace, le silence s’offrent si bien aux regards qu’ils font partie de la ville, inscrivent l’échappée dans sa géographie même.

Le chemin que prend Demarco le mène hors de la ville. Il se laisse guider par des signes qu’il croit voir dans le paysage, lit la pente d’un champ, le positionnement d’un arbre, comme une ancienne carte du tendre dont la nature serait l’objet. Chemin faisant, il croise un panneau indiquant la mystérieuse direction de Meikle Seiggie. Il s’agit d’une ferme qui a disparu, signalée par un panneau obsolète. Dès lors, Demarco y voit le symbole du voyage de l’esprit, le moyen d’établir une connexion entre soi et l’environnement. Sur ce chemin, l’art et la vie se connectent d’une manière nouvelle. « La raison et l’impulsion suprêmes de tout voyage sont inévitablement pour nous de voir, peut-être pour la première fois, les aspects extraordinaires de la vie que nous avions commencé à appeler ordinaires et à tenir pour acquis. »

Richard Demarco, Edinburgh Arts 1977. Sur la route de Meikle Seggie, Kinross-shire. Courtesy of Demarco European Art Foundation & Demarco Digital Archive, University of Dundee

Richard Demarco, Edinburgh Arts 1977. Sur la route de Meikle Seggie, Kinross-shire. Courtesy of Demarco European Art Foundation & Demarco Digital Archive, University of Dundee

Demarco inclut à partir de 1973 la route de Meikle Seiggie dans tous les programmes des Edinburgh Arts. Elle devient synonyme d’un cheminement intérieur. Il s’agit de se rendre disponible à l’espace, à la nature et de voir des signes dans toutes les traces, tous les détails et les hasards, qui deviennent des supports de projection tantôt religieux, tantôt oniriques. Les chemins sont pleins des traces d’une force spirituelle au travail que Demarco appelle « La Déesse ». Il écrit : « L’âme vraiment créative recherche naturellement la Déesse, sachant qu’elle représente la psyché, le « souffle » même de l’inspiration artistique. […] L’artiste doit être toujours sur ses gardes, toujours prêt à quitter tout espace de vie et de travail sûr et sécurisé pour la chercher. » La marche devient ainsi véritablement pèlerinage, le but s’effaçant derrière l’expérience du voyage en tant que tel.

Prendre le large

Avec le temps, la route pour Meikle Seiggie change d’échelle. Les années 1975 à 1978 voient les étudiants des Edinburgh Arts sortir des frontières de l’Écosse pour parcourir toute l’Europe. Malte et l’Italie sont, en 1975, les deux premières étapes hors du Royaume Uni à être intégrées au parcours. Edinburgh Arts est alors intitulé « To Callanish from Hagar Qim » : les restes archéologiques de Hagar Qim sur l’île de Malte sont reliés à ceux de Callanish, sur l’île de Lewis dans les Hébrides extérieures. En sortant du territoire britannique, Demarco fixe cette année-là un élément majeur de sa pensée et de sa pédagogie. Il démontre par l’exemple la proximité formelle de sites géographiquement éloignés, suggérant ainsi l’existence d’un peuple unique de voyageurs, de bâtisseurs et d’artistes qui aurait essaimé à travers l’Europe dès le début de l’Antiquité. Il s’agira dès lors pour lui de mener ses étudiants sur les traces de ces ancêtres. L’enseignement qu’il cherche à leur transmettre s’appuie directement sur ce qu’il en connaît, en perçoit et imagine. Chaque marque devient à ses yeux un indice agissant à travers le temps, suggérant l’universalisme d’un répertoire tout à la fois formel et spirituel. Les restes celtes et néolithiques prouvent en effet aux yeux de Demarco l’existence première d’un lien entre art et spiritualité. Cette spiritualité est multiple, changeante et adaptable en fonction des personnes et de la période. Les voyages organisés pendant Edinburgh Arts visent à reconstituer un lien avec des forces spirituelles diverses et largement indéterminées, qui sont censées devenir des guides pour les artistes, les accompagner et donner de la profondeur à leurs œuvres. Les dieux celtes sont une référence importante pour le catholique Demarco qui évoque directement Lugh, patron des arts. Mais la circulation des hommes fait aussi varier les noms et les avatars des divinités : Demarco souligne à plusieurs reprises que les saints et les dieux d’époques diverses sont l’expression d’une divinité archaïque qui changerait de nom au fil du temps. Les voyages à travers l’Europe consistent donc en une recherche de cette divinité en ses déclinaisons locales.

En 1978, Demarco voit un documentaire de la BBC sur Darwin et découvre ainsi l’existence du navire Marquees, la réplique moderne du Beagle de Darwin. Il obtient le droit de le louer pour les étés 1979 et 1980, embarquant ses étudiants pour faire désormais le chemin sur les eaux. Au cours de ces deux saisons, le bateau se transforme en atelier, la promiscuité renforçant le sentiment de communauté. Les discussions quotidiennes deviennent le moyen d’un enseignement ouvert et dynamique, comme en témoigne un article publié par un ancien participant au voyage de 1977 et 19794, Robert O’Driscoll, qui livre le compte rendu d’un après-midi de discussion sur le Marquees.

Le voyage devient de plus en plus long et ambitieux, incluant outre la France, la Sardaigne, la Sicile, les Cyclades… L’Écosse demeure pourtant toujours au cœur du programme : « A Quest through Europe or the Long Way Round to the Edinburgh Festival5 ». Le chemin imaginé par Demarco forme une boucle reliant Édimbourg et plus largement le passé celte de l’Écosse à celui d’autres pays européens. Ce faisant, il construit une géographie humaine dans laquelle la marge et le centre sont profondément repensés et réévalués.

Publication for Edinburgh Arts 1979.

Publication pour les Edinburgh Arts 1979, couverture. Courtesy of Demarco European Art Foundation & Demarco Digital Archive, University of Dundee

La piste des celtes

En faisant référence au passé celte de l’Europe, Demarco cherche à contourner la Renaissance pour suggérer une autre chronologie, qui ne s’appuierait pas sur le pouvoir artistique, intellectuel et scientifique de l’Italie mais sur celui du nord de la Grande-Bretagne. « Ils devraient voir que l’Europe n’est pas seulement un monde de la Renaissance, mais qu’à sa périphérie, elle est aussi capable de produire la culture du monde celte, et même avant les Celtes, dans la préhistoire, par la vitalité spirituelle de leur prédécesseurs, elle avait créé un style de vie en parfaite harmonie avec les mouvements de la lune et des étoiles du soleil par rapport à un concept scientifique complexe du temps et de l’espace6 », écrit-il en 1975. La référence à l’histoire celte et à la préhistoire agit donc pour lui comme le moyen d’une redéfinition de la géographie du pouvoir intellectuel. Il vise ainsi à souligner une voie alternative pour les arts, une voie fondée sur les marges apparentes et contemporaines de l’Europe. Ce chemin l’a conduit à travers l’Écosse, l’Irlande, Malte, la Yougoslavie et la Pologne. Les Celtes sont pour lui « les parfaits représentants de toutes les cultures périphériques et rejetées constituées par l’expérience européenne. Car le Celte est l’équivalent européen le plus connu des Hopi, de l’Apache… la plus connue des cultures européennes périphériques menacées par le xxe siècle7 ». En choisissant de rapprocher les Celtes des Hopi et des Apaches, Demarco fait référence à des peuples non seulement vivants et tout à fait identifiables par ses étudiants américains, mais aussi engagés dans des procédures militantes, politiques et juridiques de reconnaissance par l’État. Les années 1960 et 1970 voient en effet les Natives Americans s’organiser politiquement avec la création de l’American Indian Movement en 1968. Nombre d’actions militantes ont lieu dans les années 1970, notamment une manifestation au Bureau des affaires indiennes à Washington en 1972 et « la Plus Longue Marche » reliant San Francisco à Washington en 1978. Loin d’être innocente, la référence inscrit donc les Celtes dans un mouvement international en faveur de la reconnaissance politique des cultures locales. Elle contribue aussi à faire des Celtes un peuple dominé et opprimé par des occupants. Plus largement, le fantasme primitiviste d’un lien privilégié à la nature et à la terre, d’une connaissance précise et d’une familiarité avec une spiritualité vue comme ancestrale est ici reconduit par les clichés attachés aux peuples natifs comme à nombre de peuples colonisés. Demarco fait reposer sa fascination pour les Celtes sur l’idée d’une sagesse, d’une spiritualité et d’une science plus « vraies » car produites par la proximité, la connaissance et le respect de la nature. La redéfinition des valeurs dans l’opposition modernité/tradition qui se joue ici rejoint une tendance de fond des années 1970.

« ‘‘Celte’’ est un mot qui crée toujours un sentiment de différence, mais ce qui avait été créé par les Grecs anciens pour désigner les étrangers est désormais fièrement brandi pour exprimer le sentiment d’un héritage partagé et d’une appartenance, rendant compte d’une longue histoire de différence régionale et d’indépendance8. » Dans le contexte européen, l’intérêt pour la culture celte a pourtant pris des connotations diverses au cours de l’histoire. En germe depuis le xviiie siècle en Écosse, la celtomania s’épanouit au xixe siècle dans le cadre du mouvement dit de la Renaissance écossaise, marquant un renouveau des arts et des humanités dans la région. L’intérêt pour les Celtes a toujours été lié à des débats politiques 9. L’histoire celte est notamment étudiée en relation avec celle des premiers peuples européens : il apparaît que les Celtes descendraient des Aryens. Les nazis voyaient ainsi dans leur dispersion en Europe la justification de leur propre pangermanisme. Suivant la progression des troupes, les archéologues nazis se mettaient donc en quête d’indices de la présence celte dans les territoires conquis, y cherchant la preuve du bien-fondé historique de leur politique de conquête. Le mythe d’une origine commune du peuple européen s’appuie sur des soubassements idéologiques qui changent au fil du temps. Dans les années 1970, la guerre d’Irlande, mais aussi le contexte global des décolonisations, constituent un contexte radicalement différent de celui de la guerre.

Demarco reprend toutefois l’idée d’une dissémination celte en Europe et y voit la justification de l’Union : si son idéologie est opposée à celle du pangermanisme, la structure de l’argument demeure. Ses archives témoignent de l’actualité d’un intérêt pour les Celtes dans les localités du nord de la Grande-Bretagne : il réunit des extraits d’ouvrages et des coupures de journaux dans Scottish International, Scottish Field, New Society, Glasgow Illustrated, The Irish Examiner. Mais si Demarco s’intéresse aux Celtes, comme d’ailleurs aux peuples néolithiques, c’est moins par fascination pour un peuple resté « pur » et identifiable que par intérêt pour un répertoire formel qui semble non seulement n’avoir jamais réellement disparu mais qui entre en écho avec nombre de créations contemporaines.

L’influence du psychanalyste Carl Gustav Jung est ici patente. Demarco mentionne sa théorie des archétypes et des symboles de l’individuation, qui étudie des formes telles que la croix ou les mandalas comme des constantes humaines10. La réapparition des symboles et leurs qualités propres signifient qu’ils peuvent être compris, ressentis par les étudiants sans qu’il soit nécessaire de les leur expliquer : le message des mégalithes serait universel. Le land art et le minimalisme utilisent des formes qui ont été comparées aux traces et symboles celtes, notamment par Lucy Lippard dans son ouvrage Overlay (1983)11. « Notre manque de croyances et de valeurs communes contribue à notre fascination pour les images et les monuments anciens. Ils sont souvent attrayants parce que leur signification ne peut être déchiffrée. Cela laisse un champ libre, une tabula rasa, où un artiste peut être formellement influencé par ces images comme si elles n’avaient aucun sens, et en même temps pouvoir capitaliser sur des significations perçues, sinon vues12. » Cette idée est fondamentale pour comprendre la pensée de Demarco. Les Celtes seraient l’ancêtre commun, leurs formes et celles des Néolithiques reposent sur une communion avec la nature qui serait inhérente à l’humain. Les écoles d’été ont donc pour but de permettre à de jeunes artistes de se reconnecter avec leur message. De nombreuses photographies les montrent tranquillement assis sur les sites, en cercle autour des pierres levées, enlaçant les ruines, faisant l’expérience directe, physique et sensorielle, de ces vestiges.

Richard Demarco, Edinburgh Arts 1974. Participants at Temple Wood stone circle, Kilmartin Glen, Argyll, Scotland.

Richard Demarco, Edinburgh Arts 1974. Participants au cercle de pierre de Temple Wood, Kilmartin Glen, Argyll, Scotland. Courtesy of Demarco European Art Foundation & Demarco Digital Archive, University of Dundee

Lignes d’énergie

Le développement d’une sensibilité pour les énergies de la Terre et du passé fait partie intégrante de l’apprentissage des Edinburgh Arts. L’énergie atomique, la crise pétrolière de 1973 (sur laquelle Demarco a organisé une conférence avec Joseph Beuys) ont sans doute contribué à placer le mot « énergie » au centre du débat public. Mais la manière dont l’énergie est alors invoquée dans la contre-culture – et peu à peu dans la pop culture – est différente. « Alors que l’énergie devenait un terme central, il en découla une compréhension transformative de l’écosystème en tant que formation interconnectée qui évoluerait au travers des organismes au lieu d’en émaner13. » La Terre serait non seulement un organisme, mais elle posséderait ses propres flux d’énergie. Dans tout le courant New Age qui gagne dans les années 1970 une large audience, notamment auprès des jeunes américains, la conscience de ces énergies devient un élément central, permettant de rendre compte d’une interaction avec la nature. Être attentif à ce qui, dans son propre corps, provenait de la terre, était déjà une étape vers la « pleine conscience » que la mode des philosophies orientales met alors en avant. Les discours sur la transe et l’expérience psychédélique de la drogue utilisent eux aussi le terme « énergie » en référence à une force qui circulerait dans le corps, libérée par les drogues, et dont chacun serait invité à observer le voyage. Dans les écoles d’été, ce terme doit se comprendre dans une perspective tout à la fois géographique et historique : les chemins empruntés étaient censés suivre les traces de la terre tout comme celles laissées par les anciens. Pour être exact, les deux allaient généralement de pair car : « Le voyage recherchait les points d’énergie définis par des cercles de pierre14. »

L’énergie est selon Demarco fortement liée à la Terre et elle est investie d’une signification résolument spirituelle. La « Déesse », ou la « Déesse Terre » souvent mentionnée, représente une force spirituelle universelle, qu’il piste à travers l’histoire. Il la relie au « pouvoir de toutes les déesses païennes – un anathème pour les âmes presbytériennes de la fin du xviie siècle qui ont échoué à comprendre la religion chrétienne comme une nouvelle forme de manifestation de la présence de la Déesse15 ». Cette idée explique en partie l’importance qu’il donne aux divinités ou aux saints primitifs, tels que le dieu celte Lugh ou sainte Marguerite. Pour Paul Heelas, spécialiste des religions et du mouvement New Age, « Les New Agers sont enclins à se tourner vers le passé. Certains s’inspirent de l’Inde ancienne ou de l’Égypte ; d’autres du passé païen de l’Europe. Certains se réfèrent aux premiers gnostiques, d’autres s’inspirent de la tradition mystique chrétienne, en se concentrant parfois sur son épanouissement en Europe du Nord au Moyen Age16 ». Demarco fait référence à la « Déesse » comme à un élément clé dans la quête d’une compréhension de soi, mais aussi de la création artistique. Il établit un lien, essentiel et nécessaire à ses yeux, entre l’art et la spiritualité. Dans cette perspective, ses écoles d’été se positionnent contre un art contemporain coupé de ses racines spirituelles. C’est avec une verve religieuse que Demarco écrit sur la nécessité de reconnecter l’artiste et la terre : « Nous avons oublié de chercher et de courtiser la Déesse Terre, celle qui est notre Mère, de laquelle nous sommes nés et aux soins de laquelle nous avons été placés. L’âme véritablement créative recherche naturellement la Déesse, sachant qu’elle représente la psyché, le ‘‘souffle’’ même de toute inspiration artistique17. »

Les écoles d’été de Demarco entrent très clairement en résonnance avec la tendance contemporaine à une réévaluation du spirituel. S’il choisit Lugh, patron des arts, et la « Déesse » comme références constantes, les modalités des voyages menés durant les Edinburgh Arts sont suffisamment ouvertes et floues pour permettre à diverses sensibilités de s’y épanouir. Les témoignages conservés aux archives Demarco du Scottish National Museum of Modern Art révèlent à quel point le voyage proposé a touché les participants : « Nous avions prévu que le voyage serait en lien avec des sites géographiques. Mais ce que tu ne nous avais pas dit […] c’est que nous allions découvrir des aspects de notre propre identité dont nous ne soupçonnions même pas l’existence18. »

Les recherches présentées ici ont bénéficié d’une bourse de l’INHA et de l’Institut Francais, grâce à laquelle l’auteure a été accueillie en tant que chercheuse invitée à l’Université de Saint Andrews.

Remerciements : Laurence Bertrand Dorléac, Institut Français, Institut national d’histoire de l’art (INHA), Centre allemand de l’histoire de l’art (Thomas Kirchner), National Gallery of Scotland (Kerry Watson et Fiona Menzes), Terry Newman et Richard Demarco.

Couverture : Richard Demarco, Edinburgh Arts 1975. Participants cercle de pierre de Calanais (Callanish) III, Lewis, Outer Hebrides. Courtesy of Demarco European Art Foundation & Demarco Digital Archive, University of Dundee

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