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La promenade des Anglais, un théâtre à ciel ouvert

Investigation par Raphaëlle Giangreco

Sommaire

L’attentat du 14 juillet 2016 à Nice a dramatiquement mis en lumière un territoire qui baigne depuis de nombreuses années dans toutes sortes de clichés : La promenade des Anglais.

Quand on ne vit pas à Nice, on a l’image d’une plage encombrée, envahie l’été par des cohortes successives de visiteurs, tel un symbole caricatural du tourisme de masse, avec ces superpositions d’huile bronzante, de serviettes de bain et de magazines people. On se demande pourquoi tant de monde vient s’allonger sur des galets inconfortables ou dans des transats loués hors de prix, dans une atmosphère qui, somme toute, manque de convivialité. On peut y voir aussi un lieu suranné, tout droit sorti de la Belle Epoque et de ses paradis perdus, cœur d’une French Riviera de moins en moins glamour, traversée par des gens qui se croient riches le temps d’un fantasme d’amour, de gloire et de beauté.

Quand on vit à Nice, on met entre parenthèse ces images de rêves factices. Au caractère statique des corps qui cuisent au soleil, on préfère le mouvement des promeneurs de l’automne, de l’hiver ou du printemps. Car la Promenade porte bien son nom. Elle est le lieu de rencontres de personnes qui marchent, courent ou roulent tranquillement à vélo. Vieux plutôt élégants venus chercher une lumière rassurante, amoureux se bécotant, ados chahuteurs, familles en balade, sportifs sur le retour, fêtards en récupération, lecteurs concentrés, sdf paumés… tous vont et viennent. La Promenade n’est pas un parc. Les visiteurs ne se dispersent pas dans des chemins de traverse. Il n’y a qu’une seule ligne, un unique trajet aller et retour qui impose une proximité des corps et des regards. La terre épouse la mer, la mer disparaît à l’horizon. Tout se confond dans ce spectacle plutôt sympathique de la vie et du monde.

Par ailleurs, hormis ces caractéristiques topographiques et anthropologiques, on sait peu que de nombreux artistes ont fait, entre 1960 et 1980, de ce morceau de littoral leur champ d’expérimentation. Le premier fut Ben Vautier (né en 1935) qui commence à investir la Promenade pendant la guerre d’Algérie. Il avait pris pour habitude de s’y retrouver avec des amis, notamment François Fontan, penseur de la décolonisation. La France vit alors dans l’état d’urgence. Tout regroupement est interdit. Ben et ses compagnons sont régulièrement dispersés par la police. De ces rencontres subversives l’artiste tire un véritable vocabulaire esthétique.

Ses meilleurs « gestes » en découlent, comme en 1963, quand il s’installe sur une chaise avec placardé sur le torse : « Regardez-moi cela suffit ». Un complice filme les gens en train d’observer l’artiste. Les regardeurs deviennent les regardés. L’année précédente, il signe l’horizon, s’appropriant ainsi la terre, le ciel et la mer (Tracer et signer la ligne d’horizon, 1962). La même année, au bout de la plage, il jette Dieu à la mer (Jeter Dieu à la mer, 1962). En 1964, il pénètre dans l’eau, entièrement ficelé avec un parapluie grand ouvert (Rentrer tout habillé dans l’eau avec un parapluie, 1964). Plus tard, il signe carrément la vie (Je signe la vie, 1972). Chantre de l’ego, mais aussi des peuples et des minorités, Ben trouve ici tous les ingrédients sociaux pour déployer ses absurdes revendications.

Le 4 juin 1970 Pierre Pinoncelli (né en 1929) part de la Promenade en vélo vers la Chine, acclamé par ses amis et par des badauds qui ne savent pas très bien pourquoi (Nice-Pékin à bicyclette, 1970). « Epopée croisade pour la paix et la poésie. Je pars en bicyclette à Pékin porter à Mao un message de paix de Martin Luther King. » Le plus insensé dans son projet est qu’il a réellement traversé une grande partie de l’Asie pour atteindre son but. Après avoir bravé toutes sortes d’épreuves dont le vol de son vélo à Ankara, son aventure se termine au Népal, bloqué à la frontière, sans avoir pu obtenir un visa pour entrer en Chine alors en pleine Révolution culturelle. Sa femme vient le récupérer, il rentre sagement à la maison… Un an après avoir aspergé de peinture André Malraux le jour de la pose de la première pierre du musée Chagall à Nice (Attentat culturel, 1969), Pinoncelli incarne le trouble d’une époque où les utopies des années 1960 vont se transformer en actions radicales au croisement de la décennie suivante. Le 18 juillet 1975, au large de la Promenade, il se fait jeter à la mer du pont d’un bateau, enfermé dans un sac lesté, les mains attachées (Hommage à Monte-Cristo, 1975). Fort heureusement, il avait appris quelques jours plus tôt les techniques de Houdini pour se libérer de toute entrave… Mais n’est pas Oudini qui veut et Pinoncelli avait peu de temps pour s’en sortir vivant sous les yeux éberlués des témoins présents sur la plage.

Toujours en 1975, le Garage 103 (collectif d’artistes né en 1975 et piloté par Olivier Garcin) organise au mois de décembre un feu d’artifice en plein jour. « Nous sommes descendus sur la plage, les uns portant des fusées et des fumigènes, un autre un seau contenant un mélange de désherbant et de sucre, d’autres des allumettes et un appareil photo. Un grand Garage 103 en lettres cursives a été dessiné sur le sol avec un mélange inflammable. Nous avons allumé une extrémité du texte qui s’est aussitôt enflammée comme une traînée de poudre, produisant un gros nuage de fumée. Le texte consumé, nous avons allumé les fumigènes colorés qui ont aussi produit une épaisse fumée. Nous allions d’un feu à l’autre, successivement ; nous saluions les passants figés là-haut sur la Promenade. Lorsque les feux se sont éteints nous sommes partis, le mot Garage 103 est resté écrit là durant plusieurs semaines, jusqu’à ce que la mer l’efface. » C’est un rêve de gloire éphémère qu’une bande d’artistes s’offre dans ce décor de cinéma (Feu d’artifice, 1975).

Alors que les femmes présentes dans les programmations artistiques se comptent à l’époque sur les doigts d’une main, Elisabeth Morcellet (née en 1957) utilise la Promenade comme une table de travail (Baie des Anges, 1978). Plusieurs jours durant, en octobre 1978, elle vient y déposer sur les galets face à la mer ce qu’elle appelle son « trousseau », un ensemble de toiles libres qu’elle pouvait accrocher au mur comme toute peinture ou revêtir comme une robe de mariée. Les passants ne lui prêtent guère d’attention, jusqu’au jour où elle fait appel à l’objectif du photographe Jacques Miège. Tout change. Le public prend le temps de s’arrêter pour observer son étrange ballet solitaire. Ses gestes sont pudiques, loin de toute provocation. Le public est séduit. Pour Elisabeth Morcellet, la Promenade est « un lieu à la fois de représentation, de monstration, de la richesse et du luxe, et lieu de détente populaire et touristique, habité par le corps. Un lieu d’habillage et de déshabillage constant et normalisé. Nice ou l’art des corps en liberté et l’art en vacances. »

En plein mois d’août 1980, Claude Gilli (1938-2015) installe son chevalet sur lequel il pose une toile vierge où circulent une douzaine d’escargots qui réalisent le tableau par leurs traces de bave (Sur le motif, 1980). Par ce geste iconoclaste, Gilli pense qu’il va capter l’attention des touristes présents en nombre à cette époque de l’année. Mais rien de tel ne se produit. Comme Elisabeth Morcellet, il revient quelques jours plus tard avec une caméra. Son tableau est maintenant au centre des préoccupations, chacun se demandant en quoi des gastéropodes peuvent être artistes et pourquoi un artiste délègue son talent à ces bestioles a priori dénuées de tout sentiment esthétique. Une jeune femme en monokini prête même son buste comme champ de création pour les escargots. Une caméra change vraiment tout !

Noël Dolla (né en 1945) décide, le 23 février 1980, de déformer la Promenade. « Il fait creuser trois immenses cratères de trente mètres de diamètre et d’un mètre cinquante de profondeur. Chaque cercle s’étend du rivage à la digue. Vêtus de combinaisons blanches, l’artiste et ses assistants peignent des cercles à l’aide de pigments naturels (ocre jaune, ocre rouge et terre de sienne brûlée). » Dolla achève ici un ensemble d’interventions en extérieur qu’il appelle des Restructurations Spatiales (débutées en 1969), faisant de lui un des seuls artistes français ayant produit du Land Art. Le choix de la Promenade n’est pas innocent. De par la théâtralité du lieu, Dolla renvoie le Land Art à ce qu’il est devenu : un spectacle, alors qu’à l’origine c’était un ensemble de simples gestes produits dans la nature, lancés tels des défis au monde visible. Cette dernière Restructuration ne manque donc pas d’ironie. Le documentaire consacré à cette action montre principalement des agents techniques au travail avec une grosse pelleteuse et non des artistes romantiques rêvant une esthétique de l’homme en phase avec son environnement.

D’autres exemples auraient pu être cités. Si pendant ces deux décennies, les artistes se tournent vers cet espace de monstration hors norme, cela s’explique avant tout par le manque de lieux d’exposition dans la ville. La plage est une scène et la Promenade une tribune où le public agit en spectateur potentiel. Il faut dire aussi qu’à l’époque Nice avait la réputation de « belle endormie ». Les artistes jouaient avec cette sensation de léthargie collective au cœur du lieu qui la symbolisait le mieux. Leur énergie créatrice fonctionnait comme un oxymore social et politique.

La Promenade c’est aussi le lieu du passage des batailles de fleurs dans le sillage du fameux Carnaval de Nice, déambulation volontairement grotesque qui a aujourd’hui beaucoup perdu de sa portée symbolique, mais dont l’esprit est durablement inscrit dans l’inconscient collectif local. Les artistes le savent et jouent avec ce cliché pour créer leurs propres dépassements, leur catharsis.

Par son existence paisible pendant dix mois de l’année, la promenade des Anglais est ainsi le lieu de rassemblement naturel de toutes les composantes sociales, culturelles et ethniques de la ville, tout en offrant la possibilité à chacun de se singulariser. Le spectacle est inclus dans le paysage et vice-versa, tel un tableau vivant. C’est ce que Ben et ses amis avaient compris dès 1960, en pleine guerre d’Algérie, quand régnait déjà sur la France une terreur encore plus féroce. Mais à la barbarie et à l’imbécillité, les artistes opposent leur science poétique du territoire et des communautés. Ils nous apprennent à voir la vie et notre environnement autrement.

Editing par Frédéric Maria et Luc Clément

Image de couverture : Noël Dolla, photographie de la performance Restructuration Spatiale n° 5, 1980. Photographie de la performance dans Chroniques niçoises, Génèse d’un Musée, tome II © Noël Dolla – ADAGP, Paris 2012. Photographie : © Noël Dolla | courtesy de l’artiste.
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