Vos restaurants préférés, livrés en moins de 30 000 caractères.

Investigation par Julien Sipra

Sommaire

Les années 2010 ont vu se répandre l’économie numérique et fleurir à travers le monde de nombreuses plateformes telles que Wikipédia, Amazon Mechanical Turk, Leboncoin, Airbnb, Uber, ou BlaBlaCar. Parmi cette diversité ont cru des sociétés, dites plateformes de travail, qui organisent des médiations entre des clients et des travailleurs, et dont les enseignes de livraison de repas à vélo, telles que Deliveroo, Foodora ou UberEats, ne sont qu’un de leurs multiples avatars. Elles propulsent dans la ville une cavalerie vive de roues et de couleurs qui hennit sur les trottoirs, galope les rues, se cabre sur les places. Décor connu, mais des corps inconnus. Mais au fait c’est quoi être livreur à vélo ? C’est qui, c’est quand, c’est où, c’est comment ? Et qu’est-ce que ça signifie d’être téléguidé par son téléphone, rythmé par un algorithme ? Qu’est-ce qu’elles appliquent ces applications ? Alors enquêter pour élucider, enquêter sur le terrain, donc pédales aux pieds et portable en mains ; enquêter, d’un autre côté de la plateforme. Enquêter telle une performance….

[ 1 ]

Ce n’est pas la seule que j’ai retenue mais la seule dont il sera ici question. Dans son ensemble, l’enquête réalisée traite de la mise en calcul des parties liées, mais s’intéresse principalement aux livreurs, par l’algorithme, celui des plateformes de livraison, tout au long de la traversée de celui-ci ; procédant chronologiquement : l’avant, c’est-à-dire les données et conditions, le pendant, c’est-à-dire les opérations, et l’après, c’est-à-dire les résultats et les effets. Délibérément, j’ai fait le choix de ne pas traiter des enjeux socio-économiques que soulèvent ces formes de travail précarisantes dites uberisées. Cela est maintes fois fait ailleurs, et plus légitimement. A ce propos, le lecteur curieux se reportera notamment aux positions et travaux du Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP) et de la plateforme coopérative Coopcycle, amis.

[ 2 ]

The Algorithm Multiple, the Algorithm Material: Reconstructing Digital Creative Practice – Elizabeth Goodman &Laura Devendorf

[ 3 ]

Algorithms as culture: Some tactics for the ethnography of algorithmic systems – Nick Seaver

[ 4 ]

The Art of Computer Programming – Donald Knuth

[ 5 ]

La métaphore a fait florès depuis la parution de l’essai The Black Box Society. The Secret Algorithms That Control Money and Information – Frank Pasquale

[ 6 ]

Shifter est un anglicisme provenant de l’anglais shift désignant une période de travail. Introduit dans le jargon du secteur par Deliveroo, shifter signifie donc assurer un shift, être disponible pour livrer durant un créneau réservé, le shift.

[ 7 ]

Le cycliste topographe – Frédéric Bonnet

[ 8 ]

Foodora a annoncé le 3 août 2018 son prochain retrait de France tandis que Deliveroo met en place depuis le mois de juin une nouvelle tarification, similaire à celle d’UberEats, constituée d’une part fixe et d’une part variable dépendant de la distance.

Ça a débuté comme ça : un dimanche soir de l’hiver gelant, je pédale pour gagner ma zone de départ et “rejoindre [la] communauté des coursiers”, enfin, après avoir cliqué il y a longtemps déjà sur le bouton Postulez maintenant et vous pourrez commencer dès demain. Demain était dans 45 jours. 45 jours où j’ai uploadé mes papiers, coché je suis majeur, disponible 13 à 20 heures par semaine, je possède mon propre vélo, j’ai déjà le statut d’autoentrepreneur, que je les ai rendus très heureux de [ma] proposition de services, ai suivi le lien ci-dessous afin de commencer le test [qui] se compose de deux parties : une vidéo de 10 minutes et un quizz de 49 questions, ai visionné avec attention la vidéo d’onboarding et me suis préparé pour le quiz, ai réussi le test – avec un score de 41 points sur 49 -, me suis inscrit à la prochaine étape, le shift d’essai, où l’un de [leurs] capitaines expérimentés [me] prendra sous son aile et [me] fera découvrir [leur] univers, l’ai réussi, ai signé mon contrat lors de mon rendez-vous d’embarquement. 45 jours que je ronge mon frein. Mais enfin, demain est ce soir.

Je déroule le chemin parcouru sur la route qui me mène à mon point de départ. Que fais-je sur cette selle froide en ce dimanche soir de janvier à l’air dur ? Cocassement, je vais livrer des commandes pour répondre à une autre qui m’a été faite, ainsi qu’à deux camarades d’étude, par le Conseil national du numérique. Elle vise 3 objectifs :

  1. identifier la manière dont les individus perçoivent, se représentent et expriment des troubles à l’égard des calculs numériques
  2. identifier la manière dont les algorithmes calculent, représentent et expriment les individus en produisant des collectifs et des regroupements sociaux.
  3. déterminer des façons de rendre visible dans l’espace public les effets de ces calculs

En d’autres termes, à répondre à ces deux questions symétriques : “Comment sommes-nous calculés ? Comment voulons-nous être calculés ?”

Dès lors, enquêter, donc d’abord préciser, c’est-à-dire situer et affiner. Situer : établir la place occupée, définir son terrain. Je retiens celui du service de livraison à vélo aux particuliers de plats cuisinés par des restaurateurs, que proposent des plateformes telles Deliveroo, Foodora, ou UberEats. Affiner : réduire la problématique étudiée, définir sa question. Je décide d’étudier la relation qui s’établit entre le livreur et l’algorithme1. Ma recherche dont j’écris ici un récit durera 8 mois, dont 5 passés en prise avec l’algorithme en tant que coursier à vélo, à raison d’une moyenne de 15 heures par semaine, également répartis entre deux enseignes, Foodora et Deliveroo.

Homo in Machina

Voilà donc pourquoi je suis ce soir-là sur ma selle. Pour faire l’expérience d’un algorithme. Pas simplement vivre la série finie et reproductible d’opérations permettant d’atteindre un résultat souhaité, qui définit l’algorithme au premier degré, comme un objet singulier et stable, mais faire l’expérience des nombreux degrés d’un algorithme, défini comme un réseau pluriel et instable d’entités, dans le lignage des travaux de Laura Devendorf et Elizabeth Goodman2 ou de Nick Seaver 3. Théoriquement, d’accord, mais pratiquement, alors ?

Cinquante ans après, je mets en oeuvre la sentence de Donald Knuth, “An algorithm must be seen to be believed and the best way to learn what an algorithm is all about is to try it”4. Essayer l’algorithme, le subir, le pratiquer, voilà ce dont il s’agit. Spécialement, j’ai le désir d’observer la relation que je vais nouer avec l’algorithme ainsi que le spectre des émotions ressenties ou exprimées lorsque je le traverserai. D’où, en partie, le choix de cette action ethnographique, de cette expérience de laboratoire à ciel ouvert. Si de l’extérieur les algorithmes paraissent obscurs comme des boîtes noires5, peut-être que le meilleur moyen de les étudier serait paradoxalement d’y pénétrer pour les observer depuis l’intérieur ? Homo in machina. Je veux l’expérimenter, Input-Process-Output, devenir sa donnée d’entrée, l’objet de son traitement, son résultat de sortie, qu’il me prenne et me calcule. Voilà quelle est mon envie, et quelle est ma posture, lorsque j’arrive, ce soir de janvier, à ma destination pour effectuer mes premières livraisons.

“Bientôt, l’algorithme me formulera ses premières instructions et m’ordonnera de fuser à travers ce quartier méconnu.”

J’ai quelques minutes d’avance. Vérification du matériel : smartphone, brassard, batterie de secours, antivol, hotte isotherme, panoplie rose fluo, applications installées. Ne me manque qu’un kit de réparation, j’espère ne pas en avoir besoin ce soir, si loin de chez moi. D’autant que je n’ai ni carte Navigo ni monnaie pour prendre les transports le cas échéant ; à noter pour les prochaines fois. Je suis prêt pour mon premier shift, ces plages horaires de travail que l’on réserve. Je démarre l’application dédiée aux coursiers, différente de celle sur laquelle les clients commandent, me géolocalise, passe en ligne. Je ne peux le faire que parce que je suis localisé à proximité du point de départ de ma zone, défini par la plateforme, dans les 500 m à la ronde. Je suis connecté. Bientôt, l’algorithme me formulera ses premières instructions et m’ordonnera de fuser à travers ce quartier méconnu. Aux frissons du froid, s’ajoutent la fièvre de mon excitation. Ferveur et tremblements. Vibration. Sirène. Une commande vient de m’être attribuée, assignée. Seules sont indiquées à cette étape les coordonnées du restaurant. Je visualise l’itinéraire, mentalise le parcours, mémorise l’adresse. Je range mon téléphone, de sorte qu’il ne risque rien mais demeure aisément accessible pour ma logistique des derniers mètres. J’enfourche mon vélo, pédale, arrive au restaurant, cadenasse le bolide, annonce un numéro de commande au serveur, prépare mon sac, patiente, reçois la commande, la range, valide sa récupération, obtiens l’adresse du client, visualise, mentalise, mémorise, enfourche, arrive, cadenasse, vérifie l’identité du client, remets la commande, valide la livraison.

Ma toute première livraison est terminée. Elle est la jumelle de toutes celles à suivre : d’abord, l’étape 1, vers le restaurant, PU, pick-up, ensuite l’étape 2, DO, drop-off, vers le client ; fonctionnement similaire chez Foodora et chez Deliveroo, à quelques taps près. Encore faut-il pouvoir shifter6.

Le clicketis des hargnes

Que ce soit chez Foodora, pour qui je roulais ce premier soir, ou Deliveroo, il faut réserver ses shifts. Chez Foodora, cette épreuve ressemble à une course de lévriers : tous les jeudis, à 10h15 tapantes, sort le planning de la semaine suivante – du lundi au dimanche, subdivisés en périodes de travail, les shifts, d’une durée moyenne de deux heures, auquel tous les coursiers accèdent également, sans discrimination. Tous, connectés au préposé site shyftplan, attendent sur la même ligne que la course soit lancée. Règle unique : premier arrivé, premier servi. Inutile de vouloir forcer les portes de sa boîte de départ à grands coups de touche F5 : elles ne s’ouvriront qu’à l’heure pile. 10h15. La course est lancée. À 10h16, elle est sûrement terminée. Une semaine s’est jouée en moins d’une minute. La voici au ralenti : obtenir un shift commence par cliquer sur le numéro de la semaine suivante – la courante étant affichée par défaut sur l’interface -, sélectionner dans un menu déroulant sa zone de départ parmi les 12 découpées dans Paris par Foodora, puis choisir un des shifts disponibles que présente la vue hebdomadaire, enfin valider sa réservation, et recommencer pour accumuler les shifts et construire sa semaine de travail, éparpillée façon puzzle. A vitesse réelle, c’est une frénésie dont les meilleurs ressortent la musette remplie d’une soixantaine d’heures. Nouvelle course folle la semaine prochaine. D’ici là, consolante en continu pour remporter quelques heures qui seront relâchées çà et là.

Des courses, il m’a fallu en disputer trois avant de réussir à gagner des shifts. La première fois, l’ergonomie sibylline de l’interface m’a mis hors-course. La seconde, je n’étais pas assez rapide, car c’est bien de cela dont il s’agit, de vitesse et de débit, de clics et de connexion. La troisième, j’ai décroché une paire d’heures dans une mauvaise zone de départ, lointaine. À partir de la quatrième, je réussissais à réserver au moins une dizaine d’heures dans la zone et aux horaires que je souhaitais.

“[…] prends le maximum de créneaux, n’importe où n’importe quand, au pire tu échangeras ou relâcheras […]”

Puisque la réservation des shifts est une authentique course, contre la montre et les autres, courue à une heure peu arrangeante en pleine semaine, elle se prépare et se vit comme telle. À 10h15 le jeudi, j’étais en cours depuis 9h30. Alors j’ai mis au point une stratégie : la veille, alarme et vérification de mon agenda de la semaine à venir pour réserver des shifts compatibles avec mon emploi du temps ; le jour, nouvelle alarme à 10h, une autre à 10h10 et sortie de salle si je ne peux discrètement m’isoler mentalement. Chacun développe la sienne, au gré d’éléments rationnels et irrationnels apportés par l’expérience vécue, les conseils reçus et les légendes entendues : ordinateur contre smartphone, chrome ou safari, on dit qu’Android est plus rapide ; ferme tous les programmes qui s’exécutent en tâche de fond ; prends le maximum de créneaux, n’importe où n’importe quand, au pire tu échangeras ou relâcheras ; mieux vaut utiliser deux écrans parallèlement ; il paraît que certains ont installé des plugins qui rafraichissent les pages plus rapidement, que d’autres ont développé des scripts pour automatiser leur réservation. Pour ma part, j’ouvrais une fenêtre en navigation privée, et privilégiais le wifi du hall de l’école ou combinais Wifi et 4G sur mon téléphone après que l’application est devenue 100% mobile.

Peut-être, aucun de ces stratagèmes n’a jamais eu d’influence. Ni leur véracité, ni leur efficacité n’importe vraiment ici, seule compte l’augmentation de l’intensité émotionnelle de cette phase primordiale que ces informations et rumeurs provoquent. Dans l’attente du pistolet de départ, savoir que l’on affronte des concurrents qui possiblement ont sur soi un avantage déterminant, matériel, technique ou stratégique, est une source de nervosité supplémentaire, qui s’ajoute à l’angoisse du bug, et surtout à la tension inhérente au déroulement d’une étape si capitale, qui chaque semaine, en quelques secondes, règle le sort du quart de son chiffre d’affaires mensuel. Temps = argent, équation du mouvement du cycliste. D’où ce contentement ressenti lorsque j’y gagnais mes shifts souhaités. D’où peut-être également le rituel de comparaisons du nombre d’heures décrochées qui s’ensuit sur les groupes de discussion entre coursiers. L’occasion de parader, portant son total en majuscules, de poser des questions, de glaner quelque astuce, et, admirant les sprinters du click, d’accentuer un peu plus la pression de la semaine prochaine.

Chez Deliveroo, le mécanisme de réservation peut aussi être comparé à une course, mais une course avec handicap, avec trois lignes de départ. Le planning est publié hebdomadairement, le lundi, et les livreurs sont discriminés dans leur accès à celui-ci sur la base de trois statistiques calculées bimensuellement :

  1. le taux de présence ; pourcentage des créneaux réservés auxquels le livreur s’est effectivement connecté
  2. le taux de désinscriptions tardives ; pourcentage de réservations annulées à moins de 24 heures du créneau concerné
  3. la participation aux pics, notée sur 12 ; nombre de créneaux de connexion pendant les 6 pics de la semaine (20h-22h, vendredi, samedi et dimanche)

“[…] circule entre livreurs qu’en cas d’égalité les coursiers sont départagés par une quatrième donnée : leur taux d’acceptation des commandes […]”

À partir de ces trois données, et d’un traitement de celles-ci dont les livreurs ignorent tout, Deliveroo échelonne les réservations : d’abord à 11h, les livreurs les plus performants accèdent au planning, donc à un nombre d’heures disponibles maximal, et peuvent réserver leurs shifts ; ensuite à 15h, cette possibilité est donnée au peloton ; enfin à 17h, vient le tour du gruppetto. Système de réservation différent donc, avec division et hiérarchisation des coursiers, mais trois courses disputées plutôt qu’une, avec la même règle du premier à cliquer, premier servi. Par ailleurs, j’ai été surpris de constater la place similaire occupée par la rumeur dans ces deux systèmes, certes à des égards différents, mais relevant d’un même mouvement heuristique, là destiné à mettre au jour le règlement mystérieux de cette partie de l’algorithme. Comment intégrer le groupe de tête, être à 11h ? On dit qu’il est constitué de 10 à 20%, selon les bouches, des coursiers aux meilleures statistiques. Mais que signifie “meilleures” ? Deliveroo calcule-t-elle un score à partir de ces trois données ? Selon quelle formule ? Les critères sont-ils pondérés ? Quel est le plus important ? De l’avis général, le troisième listé : la participation aux pics. En outre, circule entre livreurs qu’en cas d’égalité les coursiers sont départagés par une quatrième donnée, officieuse : leur taux d’acceptation des commandes – pourcentage du nombre de commandes acceptées sur le nombre de commandes proposées -, qui n’apparaît que fugacement sur nos écrans. Et chaque nouveau, et fréquent, cas d’un livreur qui, bien que possédant de meilleures stats qu’un autre, se retrouve à une moins bonne heure, apporte son lot de conjectures : et si l’ancienneté jouait ? Et si la vitesse moyenne rentrait en compte ? Non, c’est le nombre de commandes qui arbitre. Etc.

Macadam, luxe et vélopté

Ainsi, dès la phase de réservation des shifts, répondant au même objectif d’attribuer la charge de travail, déjà l’expérience de l’algorithme est différente selon que l’on travaille chez l’une ou l’autre plateforme ; s’il peut paraître surprenant de considérer que l’algorithme auquel je me confronte, celui de la livraison, s’étend jusqu’ici, je crois que cette surprise doit plutôt s’interpréter comme le reflet de l’épineux exercice de définition de celui-ci et l’indice de la difficulté nécessaire de composer avec un tel objet, aux limites subjectives donc mouvantes, perceptible par fragments mais insaisissable intégralement. L’une se veut démocratique, plaçant chaque coursier sur une même ligne de départ sans prendre en compte ses performances, l’autre méritocratique, positionnant chacun sur la grille de départ en fonction de son historique. Ce qui n’est ni neutre, ni insignifiant. En effet, je me suis toujours considéré comme l’égal de tout livreur Foodora tandis que jamais je ne me suis senti du même pedigree que les riders Deliveroo de 11h, sorte de livreur-vitrine, comme si la hiérarchie calculée introduite par la plateforme contaminait mes relations sociales. À ce stade de mon enquête, je constate cette première divergence perçue entre les deux algorithmes et présage que d’autres pourraient bien s’éprouver lors des livraisons. Il ne me restait qu’à le vérifier, donc à me mettre en selle.

Considéré de loin, superficiellement, livrer à vélo un plat cuisiné semble une procédure inerte, qui peut être scindée selon les deux étapes que j’ai précédemment décrites, la récupération auprès du restaurateur de la commande puis sa livraison au client. Mais de près, profondément vécue, l’opération se révèle sensible. Ainsi, j’ai découvert ce que Frédéric Bonnet appellerait le plaisir du cycliste procuré par sa perception de la topographie7. Si je savais que le vélo est “en ville un des modes de déplacement les plus efficaces, les plus rapides, les plus écologiques et économiques”, j’ignorais qu’il fournissait l’occasion “pour qui aime le paysage et la ville, d’allier la mécanique de l’effort à la jubilation d’une forme étrangement poétique de la mathématique des sols.”, ceci car, il “offre une perception immédiate du contexte, du « profil » transversal du territoire ; chaque seconde restitue la vision particulière du paysage (le nivellement, la constitution des rives et des bords, les échappées, les cadrages). La vitesse et le contact direct avec le milieu sont optimaux pour rendre compte des variations cinétiques de la topographie ; en même temps, cette vitesse apporte une compréhension continue des variations altimétriques du « profil en long », que les changements de l’effort nécessaire confirment à chaque tour de roue”.

“[…] le ravissement de passer soudain, au détour d’une porte cochère, […] du vulgaire des rues au raffinement des cours […]”

“Cette perception cinétique du paysage est un bonheur, comme si le potentiel du dessin rejoignait l’expérience effective et sensible du milieu.” Je redécouvrais Paris avec des yeux à nouveau neufs, un corps entier idéalement disposé à l’éprouver d’une manière inédite. Tel un sismographe, j’enregistrais de mes bras tendus sur mon guidon les irrégularités de la chaussée comme courbatures dans mes muscles, relevant à chaque mètre la qualité des routes. Au fil des kilomètres, j’acquérais une connaissance détaillée de mes zones de livraison, que j’explorais comme un pionnier, dont je concevais une satisfaction certaine, presque un orgueil. Les transports de la vitesse, l’amusement d’inventer des itinéraires ou de trouver des raccourcis, le plaisir masochiste de l’effort, la griserie de la possession quasi-exclusive des avenues la nuit, le ravissement de passer soudain, au détour d’une porte cochère, comme par un passage secret que j’ouvrais par un digicode confidentiel, du vulgaire des rues au raffinement des cours, le vertige jaloux de gravir des tourbillons tout en luxe, en velours, en miroir, en parfum, et en dorures s’ajoutaient aux sources de joie décrites par Bonnet. À l’opposé, la nervosité qu’exige de circuler à vélo, l’épuisement physique et moral de ce qui-vive constant, le frôlement du danger, la peur de l’accident, la panique des pannes, l’angoisse d’avoir abîmé une commande, la pression du chronomètre, l’incertitude du revenu, le stress de la chute, la douleur des chocs, la bagarre permanente contre tout, temps, machines, hommes, soi, climat, mais aussi le mépris dont font montre certains restaurateurs envers les coursiers en exigeant d’eux qu’ils attendent à quelques mètres de leur porte pour ne pas incommoder la clientèle figurent au rang des émotions négatives ressenties.

No-go zones et no-zones à gogo

Je découvrais donc que l’algorithme de livraison du livreur loin d’être inerte, était porteur et vecteur d’émotions. Si celles évoquées jusqu’ici sont communes aux deux plateformes, car elles proviennent davantage de la pratique du vélo que des procédures relatives à chacune, j’allais découvrir que leurs algorithmes recèlent et admettent chacun un régime d’émotions et un répertoire d’attitudes propres. C’est-à-dire que livrer pour Foodora procure une expérience sensible autre que celle que livrer pour Deliveroo produit. De plus, une des observations majeures de ma recherche est que l’organisation du travail de ces deux plateformes en est la cause, donc que l’algorithme qu’elle instaure prescrit une expérience spécifique, majoritairement non superposable. Précisément, Foodora rémunère les coursiers à l’heure tandis que Deliveroo impose le travail aux pièces. Dans cette différence de structure réside la différence d’expérience.

Je dois dire maintenant justement quelques mots de ces deux systèmes, concernant la définition des zones de livraison et l’organisations des shifts. Foodora divise Paris en 12 zones de départ, la ville constituant une unique aire de livraison. Ainsi, il est théoriquement possible, et pratiquement avéré, de terminer son shift loin de son point de départ puisque l’algorithme ne restreint pas la zone de livraison des livreurs à leurs zones de départ. Dès la première livraison effectuée, je pouvais récupérer une seconde commande hors de ma zone et ainsi voyager dans une large région de Paris au gré des commandes successives ; selon les rumeurs échangées entre coursiers, le principal, ou le seul ?, critère déterminant l’attribution d’une commande à un livreur est la distance le séparant du restaurant. Lors de ces shifts, je pouvais à tout moment contacter, via un canal WhatsApp dédié, des agents du dispatch chargés de la gestion et de la supervision des commandes, et être contacté par eux. J’écrivais aux dispatcheurs, sorte d’humains tapis derrière l’algorithme, environ une dizaine à s’occuper de Paris, pour obtenir une information (complément d’adresse), une instruction (client absent) ou en cas de tout autre besoin (avertir d’un problème mécanique, refuser une commande). Quant à eux, ils me contactaient  lorsqu’ils repéraient une anomalie (retard, mauvaise direction, étape non validée).

“Ce qui est en question par-delà elles, est l’étendue du pouvoir de négociation accordé au livreur, sa faculté à jouer avec l’algorithme, à le tordre à son avantage.”

Deliveroo détaille également Paris en zones de départ mais chacune de celles-ci constitue une aire de livraison indépassable, sauf exception. Ainsi, le hors-zone n’existe pas, chaque livreur étant assigné durant son shift à une unique zone, bien délimitée et respectée par l’algorithme. Quant à la possibilité d’être humainement assisté, elle existe mais sa conception dissuade d’y avoir effectivement recours : numéro de téléphone plutôt que chat pour joindre le Support Biker, ou bien chat avec une interminable file d’attente (“vous êtes le 139e dans la file”) pour joindre des opérateurs quasi-inutiles, situés à Madagascar, d’après les dires de coursiers, connaissant mal Paris, copiant collant des dialogues standard.

Si sur le papier ces discordances semblent anodines, paraissant n’être que des préférences organisationnelles, elles se révèlent sur le terrain être des décisions de conception influentes et efficaces qui prescrivent et proscrivent. Ce qui est en question par-delà elles, est l’étendue du pouvoir de négociation accordé au livreur, sa faculté à jouer avec l’algorithme, à le tordre à son avantage. En effet, comme je m’en suis aperçu, rider pour Foodora ou pour Deliveroo diffère radicalement, et cela tient en partie à la plasticité du script mis en place, au jeu de la machine algorithmique dans lequel le livreur peut s’ajuster.

Course à l’apache, course à l’attache

Lorsque je shiftais avec le maillot rose de Foodora, je roulais mesurément, tranquille de l’assurance que chaque seconde-mètre m’était payée. Je gagnais 7,5€ horaires auxquels s’ajoutaient 2€ par livraison effectuée. Que je roule usé ou comme un transfusé, je récupérais généralement deux, quelquefois trois, commandes par heure, ce qui ne constitue qu’une mince et rare différence de 2€. Subséquemment, je pris vite le parti de m’économiser plutôt que de produire des efforts dont la récompense était improbable ; d’autant plus que je me suis tôt aperçu que mon chiffre d’affaires dépendait bien davantage de l’activité générale sur la plateforme que de ma fréquence de pédalage (météo, circulation, efficacité des restaurants, etc.). Shifter est alors devenu un jeu, à disputer contre l’algorithme pour optimiser mon ratio chiffre d’affaires réalisé sur nombre de calories dépensées ; et j’ai développé à ce sujet tout un arsenal de stratégies. Par exemple, si je recevais une commande alors que la fin de mon shift était imminente, prévue dans les 10 ou 15 minutes suivantes, je m’ingéniais soit à rentrer chez moi en feignant de livrer, c’est-à-dire que, parmi mille techniques, j’acceptais la commande mais plutôt que de me diriger vers le restaurant je prenais la direction de mon domicile puis, parvenu dans ses alentours, demandais au dispatch d’attribuer la commande à un autre livreur en prétextant un incident mécanique, soit à livrer le plus lentement possible afin de déborder de mon shift pour gagner quelques euros supplémentaires, c’est-à-dire que, notamment, je respectais minutieusement le code de la route, et validais la livraison au client plusieurs minutes après que je l’ai effectuée. Autre jeu bien connu des livreurs, et auquel j’aimais jouer : le grattage de fixe. Entre nous, gratter le fixe signifie profiter des heures de faible activité, comme les après-midis par exemple, pour vaquer à ses occupations tout en étant rémunéré, être payé à ne rien livrer en somme ; ce qui n’est possible que parce que nous avons une rémunération horaire, fixe, d’où l’expression. Mon plus beau coup a été de gratter le fixe un après-midi ensoleillé passé à faire une exposition, une commission et une sieste. Au-delà de ces anecdotes et de ces ruses personnelles transparaît, je l’espère, l’essence de mes shifts Foodora : le ludisme. Je livrais bien sûr, et demeurais tributaire de nombreux paramètres que je ne contrôlais pas, mais à mon rythme, à mon loisir presque. Je roulais pour rouler l’algorithme, en cherchant en permanence à optimiser ma rente certaine, à remplir mes heures de minutes faciles, et cette attitude, ce degré de liberté de mouvement, ne m’était possible que du fait de l’organisation de la livraison spécifique mise en place par Foodora (rémunération horaire ; dispatch accessible et puissant), son algorithme.

“Chaque attente, paisiblement écoulée en rose, devenait angoissante en vert.”

Au contraire, rider avec le maillot vert de Deliveroo sur le dos s’apparentait à un contre la montre. Tâcheron du bitume, je roulais la tête dans le guidon, les nerfs à fleur de pédale. Si je n’avais pas de commande, je roulais, m’impatientant fébrilement ; on dit entre livreurs que l’algorithme favorise les coursiers en mouvement. Je faisais les 100 tours, les yeux rivés sur mes rayons qui comptaient à rebours. Dès que ça sonnait, tel que le disent les livreurs, je mettais tout à droite et chassais le restaurant. Je minutais ma livraison, depuis le départ jusqu’à l’arrivée. Je prenais nombre de risques, d’autant plus que les zones de Deliveroo sont petites et indépassables, donc plus familières. Je grimpais sur les trottoirs, évitais les freins, jouais de la sonnette. J’avais de plus configuré mon équipement de manière optimale (écran accessible en roulant, antivol et sac laissés ouverts) et tâchais de mémoriser parfaitement le parcours. Lorsque j’arrivais au restaurant, je vérifiais si ma commande était prête avant d’attacher mon vélo afin de pouvoir repartir immédiatement le cas échéant, presque sans descendre de ma selle. Chaque attente, paisiblement écoulée en rose, devenait angoissante en vert. Je faisais également mienne une technique largement employée par les livreurs, qui consiste à faire une capture d’écran des coordonnées du client après que l’on a récupéré sa commande au restaurant, puis valider la livraison avant de l’effectuer réellement pour passer de nouveau disponible aux yeux de l’algorithme et ainsi mettre à profit le trajet jusqu’au client pour pouvoir recevoir une nouvelle commande. Hormis cela, je ne cherchais pas à négocier avec l’algorithme. Je cherchais à le satisfaire le plus vite possible. Je livrais intensément, stress et excitation décuplés, patience et prudence anéanties. Coursier coureur, je me surprenais dans des euphories en battant mon record du nombre de commandes par heure, ou dans des emportements devant une cuisine tardant ou un ascenseur fainéant. Puisque chaque commande rapportait 5,75€, je ne rechignais jamais à les faire. De toute façon, mon pouvoir de négociation était très faible, le système ne permettant que difficilement de se faire désassigner, ou au prix de longues et précieuses minutes non rémunérées, perdues. Et puis, soupçonnant l’algorithme de Deliveroo de prendre en compte notre taux d’acceptation de commandes en catimini, je ne voulais pas risquer de moins m’en voir attribuer.

De l’algorithme à l’algorythme

Cette partie de ma recherche dont le récit s’achève ici est exiguë, en ce sens qu’elle livre une vérité particulière, restreinte à moi, Deliveroo, Foodora, Paris, janvier à mai 2018. Elle ne dira jamais rien, ou si peu, de ce que livrer des repas pour seul gagne-pain, et, au vu de la mise à jour perpétuelle de ces systèmes, est peut-être périmé8. Il demeure néanmoins que cette enquête aboutit à deux conclusions générales. La première est que l’algorithme, en tant qu’objet situable, n’existe pas. Une telle chose ne se rencontre jamais, il n’est nulle part où elle est sise, et probablement n’est-il personne pour la tenir et la présenter dans son entièreté. “L’algorithme de livraison” est une entité ignorée, qui n’apparaît jamais, tantôt assimilée à la plateforme qui le conçoit, tantôt à l’application qui le recèle, et dont les paramètres, prérogatives, codes, dépendances, limites et mécanismes sont incertains. Je l’ai souvent noté lors de discussions avec des livreurs, certains le restreignant aux instructions reçues durant leurs shifts, d’autres lui adjoignant la fonction de réservation de ceux-ci, d’autres encore l’étirant davantage, jusqu’au processus de recrutement, quand des quatrièmes lui retranchaient des fonctions telles que la géolocalisation et le guidage alors associées à Google. D’où ma volonté de faire un geste d’extension de la notion d’algorithme, et voici la seconde conclusion, corollaire de la première, similaire au mouvement effectué par les chercheurs sus-cités. Je propose pour le signifier le passage de l’algorithme à l’algorythme, en définissant, temporairement et pour discussion, ce dernier ainsi : ce sont les conditions imposées par l’algorithme, et ses traitements et ses effets sur les entités qui sont en rapport avec lui. Ce qui me semble bien dire ce que cette recherche dit : être lié à un algorithme, c’est se lier à un algorithme ; avoir affaire avec l’algorithme, c’est prendre l’algorythme ; s’intéresser à l’algorithme, c’est s’attacher aux modalités de cette vie algorythmée. Et peut-être percevoir alors par ce point de vue les nuances entre des algorithmes semblables, au moins de par leurs objectifs, parce qu’ils produisent des algorythmes dissemblables.

Stéphane Bérard – Extrait du film Bohémienne d’investissement from switchonpaper.com

Bohémienne d’investissement
Durée : 1h20 ; Fiction [VOST anglais]
Avec : France Valliccioni, Franck Leibovici, Olivier Quintyn…
Une échappée où l’on suit les péripéties immobilières d’une jeune artiste à travers beaucoup trop de pays. Ce film a reçu le soutien du Programme Hors-les-Murs de l’Institut Français 2013.

Stéphane Bérard développe une œuvre polymorphe où l’invention est un mode d’intervention critique. Il commence par publier en revues des poèmes notamment dans la revue TXT en 1991. Il expérimente très vite la performance aux formats extrêmement courts, (interventions de quelques secondes seulement). Puis développe une pratique protéiforme et processuelle entre différents médiums : design, mode, architecture, cinéma, son & chanson. Objets, sculptures, prototypes, croquis, esquisses occupent l’essentiel du corpus. Ses œuvres témoignent d’une véritable attention esthétique, d’une économie et d’une élégance qui contraste à dessein avec la brutalité usuelle des matériaux employés. Son œuvre est souvent caractérisée par le détournement des fonctions et usages d’objets du quotidien. Il a réalisé à ce jour sept longs métrages, sept albums musicaux, cinq livres, une multitude de performances, de collaborations ainsi qu’une dizaine d’expositions personnelles.

Couverture : Stéphane Bérard, Easy Delivery, 2015. Caisson de livraison symbolique, mini-chopper, 210 x 75 x 95 cm. Incitation aux divagations terrestres et temporelles pour livreurs et coursiers. Courtesy Stéphane Bérard.

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