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société

Culture pop, Musique, 21 janvier 2020

FKA Twigs

Dialectique de la pop Agnès Gayraud par Julien Bécourt

Entretien par Julien Bécourt

Sommaire

Docteure en philosophie, enseignante et musicienne sous le nom La Féline, dont le nouvel album Vie Future est sorti en octobre 2019, Agnès Gayraud signe Dialectique de la pop (éditions La Découverte), un imposant ouvrage qui s’inscrit en faux contre le dogme de la Modernité musicale, érigé par Theodor W. Adorno, qui réserve à une certaine musique savante le privilège de l’authenticité. Elle y soutient que la musique populaire enregistrée, réputée légère, inauthentique et sans conséquence, incarne a contrario un art musical majeur, qui va bien au-delà du seul statut d’objet de consommation.

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Le “hater” ou le “troll” est une figure bien connue des réseaux sociaux : c’est un commentateur hostile, qui argumente en général, avec une certaine dose de mauvaise foi et de méchanceté assumée, pour démontrer la nullité de ce que d’autres portent aux nues. Il convoque généralement en contrepartie des modèles à ses yeux irréprochables. Concernant la musique populaire légère, les saillies hostiles d’Adorno se rapprochent de ce modèle de contempteur. Mais dans la mesure où, comme il le déclare en 1968 dans un entretien télévisé, selon lui, “toute la musique populaire légère est mauvaise, mauvaise sans exception”, cette position devient chez lui hyperbolique, c’est-à-dire totalisante.

[ 2 ]

La Théorie Critique est un mouvement de pensée apparu dans les années 1930 en Allemagne, fondé à Francfort par Max Horkheimer et Theodor Adorno, avec le projet de construire une critique globale de la société industrialisée, à partir d’outils marxistes, freudiens et nietzschéens. Elle est pionnière des recherches critiques et philosophiques sur des effets de l’industrialisation de la culture au xxe siècle : voir les travaux de Walter Benjamin sur les effets politiques de la photographie et du cinéma ou ceux d’Adorno sur la radio et la télévision, et sur l’industrie culturelle en général avec Horkheimer.

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La dialectique hégélienne est réconciliatrice : elle passe par le négatif, mais elle suppose toujours son dépassement dans une réconciliation spéculative. La dialectique négative ou critique consiste à conserver cette exigence hégélienne du passage par le négatif, mais à s’y tenir, à séjourner dans la contradiction. L’art musical pop contient profondément un élan vers la réconciliation, mais toute son histoire est une confrontation permanente avec le négatif (l’inauthenticité, le déracinement, l’impersonnalité, le faux universel, l’appropriation, etc.).

Julien Bécourt : J’aimerais commencer par une anecdote : l’autre jour, je vois monter dans le métro un grand jeune homme noir au look improbable, une enceinte Bluetooth en bandoulière. Et le voilà qui se met à danser sur le titre Hey Moon de Molly Nilsson & John Maus comme si c’était de la techno uptempo ! Le contraste était très étrange entre la rame bondée, ce danseur improbable et cette pop song intimiste et mélancolique diffusée à plein volume. C’est le genre d’oxymore qui m’a semblé d’un seul coup cristalliser l’air du temps.

Agnès Gayraud : Cette scène que tu décris, je la trouve presque plus crédible dans les années 1980, à l’époque où les mouvements « alternos » et « antifa » mélangeaient davantage les groupes sociaux. Aujourd’hui, j’ai le sentiment qu’une réelle ségrégation continue d’exister entre la musique de blancs et de non-blancs. Même si beaucoup de blancs écoutent de la musique de non-blancs, c’est plus rare que des personnes noires débarquent dans le métro pour se dandiner sur du John Maus. Dans les concerts parisiens d’obédience indé – même les plus activistes pour qui j’ai un grand respect –, il est rare que le public soit mélangé (c’est aussi une question de genres musicaux bien sûr, le folk, la pop alternative, et même le rock restent très blancs). Les enfants et adolescents des années 1990 que nous sommes ont été bercés par l’esprit un peu niais des Live Aids et d’un antiracisme assez abstrait. Il faut désormais parvenir à partager des éléments de culture sans rejouer indéfiniment la posture du dominant, les études décoloniales sont là pour le rappeler (et montrer aussi le puits sans fond de ces problèmes). Mais en pratique, il faut affronter pas mal d’illusions de mixité avec lesquelles on continue de vivre. Cela étant, je ne suis pas sociologue, je parle ici seulement au titre d’amatrice de musique et de « pratiquante ».

John Maus, live at The Sinclair, Cambridge, Massachusetts, février 2018. © Tiffany Law

JB : Je cherchais moins à mettre l’accent sur la distinction blanc/noir que sur la dissonance cognitive liée à ces « signes » greffés les uns sur les autres. Danser dans le métro sur une musique aussi peu dansante, c’est tout de même une gageure… Si j’en viens à dire cela, c’est aussi parce que John Maus est, tout comme toi, à la fois un philosophe et un musicien qui réfléchit sur sa propre pratique. Adhères-tu à sa conception de la pop, qui cherche à aller au-delà du kitsch pour mieux « accomplir subjectivement l’objectivité », comme tu le paraphrases dans un passage de ton livre ?

AG : Les contradictions que formule John Maus souvent avec (et à propos de) R. Stevie Moore, ou de sa propre musique, sont ailleurs. C’est une approche à laquelle je suis sensible, parce qu’elle dialectise en effet les éléments utopiques et dystopiques de la pop. Elle le fait de façon assez postmoderne ne voyant la possibilité d’une reconquête du premier degré que sous une sorte de vernis, ou de voile d’ironie, comme si la mélancolie ne pouvait pas se montrer telle quelle, car nous n’y croyons plus à fond. Si tu me poses la question en tant qu’artiste, je ne ressens pas, personnellement, autant que John Maus le besoin de flouter mon attachement aux mélodies sous des couches sonores destinées à les rendre hypnagogiques, moins immédiates aussi. Je crois être moins gênée par l’émotion dans la musique, moins soucieuse aussi de faire démonstration de ma capacité de réflexivité sur la forme pop dans mes chansons. Je trouve toujours que le plus difficile, c’est de faire une grande chanson, qui bouleverse les gens, d’une manière ou d’une autre. Point. Mais bien sûr, on touche parfois sans ambages à cette émotion quand elle devient quasi spectrale dans un morceau comme  « And Heaven Turned to Her Weeping », par exemple. C’est toujours bien de sentir que l’artiste n’est pas tout à fait domestiqué par le théoricien – il faudrait que j’en discute avec John Maus.

I Am A Genius And There’s Nothing I Can Do About It, a film about situations with R. Stevie Moore. © Arnaud Maguet 2012

JB : Il me semble que John Maus outrepasse l’ironie postmoderne, son postulat est celui de la sincérité par l’excédent, d’un dépassement du kitsch par son exacerbation. Ses chansons cherchent à atteindre une forme de vérité, d’émotion immédiate. C’est l’accélérationnisme appliqué à la pop, si l’on veut ! Dans ton essai, Theodor Adorno occupe la place centrale, ou du moins sert de déclencheur à ta dialectique. On sent que tu avais envie d’en découdre avec ton « hater hyperboliquei 1» comme tu le qualifies, tout en conservant pour lui une immense admiration. Comment a germé l’idée de confronter la musique pop et les conceptions esthétiques très péremptoires d’Adorno ? Voulais-tu au départ tisser un lien entre ton parcours philosophique et tes préoccupations esthétiques en tant que musicienne ? 

AG : J’ai commencé à lire Adorno en 2004, je voulais me plonger dans un texte difficile, qui débatte de métaphysique au xxe siècle, et qui ne soit pas écrit par Martin Heidegger. L’équation menait sans doute inévitablement à la Dialectique négative d’Adorno. La musique, elle, était déjà dans ma vie depuis longtemps (je suis autodidacte, mais j’écris des chansons depuis que je suis petite fille). J’ai passé pas mal d’années, une fois lancée très sérieusement dans des études de philosophie, à vivre ces deux amours comme un déchirement. Surtout parce que je faisais de la pop bien sûr, et que le milieu universitaire, notamment en philosophie, reste assez imperméable au sujet. Adorno reflète paradoxalement ce mépris, ou cette méprise, qui perdure, mais avec ce charme qu’il a de l’exprimer jusqu’au bout, dans une forme d’effarouchement panique. Si paniqué d’ailleurs, qu’il en est curieux, et qu’il s’intéresse, un temps, véritablement à ces objets. Et ça, c’est très rare. Je crois que les liens, oui, je devais les tisser, sans trahir la tension inhérente à ce genre de pont. Faire s’entendre ces deux passions, c’était sans doute nécessaire à ma survie psychique.

JB : Les Cultural Studies se sont beaucoup attachées à réhabiliter tout un pan de l’histoire des musiques populaires, longtemps dénigrées par les sciences humaines. Identifies-tu une lignée entre ces auteurs issus de la postmodernité et ton propre travail ?  

AG : Bien sûr. Ce qui est notable d’ailleurs, c’est que les premiers travaux de Stuart Hall, figure fondatrice des Cultural Studies, se sont affirmés dès le départ comme des sortes d’antidotes à la Théorie Critique2 : il s’agissait de dégager une réflexion sur les objets de la culture populaire sans céder aux jugements de valeurs typiquement adorniens, d’en finir avec le surplomb germanique sur tout ce qui concernait la culture en son sens démocratiquement partagée. Mais quand on lit The Uses of Literacy (traduit en France sous le titre La Culture du pauvre) de Richard Hoggart, il s’agit d’une approche bio-descriptive d’aspects de la vie des classes laborieuses. Dans Dialectique de la pop, j’essaie de dégager un autre sens du populaire, pas seulement une culture populaire mais une esthétique du populaire. Je retrouve alors des exigences adorniennes. Tout l’enjeu était à partir de là de ne pas reproduire le tribunal esthétique qu’érige Adorno. Parvenir à penser les enjeux esthétiques propres à un art musical (sans les écraser toujours sous des déterminations sociologiques et culturelles) en se gardant tout de même des jugements de valeur que la construction esthétique menace toujours de produire. En termes de données, d’analyses de détail, sur la pop, les Cultural Studies restent l’approche disciplinaire la plus riche. Sur le rock en particulier, les travaux de Simon Frith ou de Dick Hebdige sont incontournables. Mais le geste philosophique, c’est-à dire, la réflexion sur les conditions d’énonciation des jugements sur les œuvres, sur les enjeux esthétiques voire méta-esthétiques (anthropologiques, moraux) qui nous permettent d’appréhender artistiquement et esthétiquement les œuvres de musique populaire enregistrée, m’a toujours manqué quand je les lis. Ce sont des puits de science bien sûr sur le sujet. Mais il m’a semblé utile de faire apparaître le cadre théorique de cette science justement, sans être surplombante, c’était toute la difficulté.

JB : Tu es également enseignante à l’école d’art de la Villa Arson à Nice. Sur quel aspect, théorique ou esthétique, travailles-tu principalement ? Ton « angle d’attaque » est-il le même que dans tes écrits ?

AG : C’est encore tout récent pour moi, j’avoue que je suis encore en pleine invention ou recherche de cet angle d’attaque. Avec Dialectique de la pop, je débarque un peu comme une personne à la fois formée à la philosophie universitaire, à l’histoire de la philosophie et à des objets pop : on peut parler de métaphysique et de science-fiction, d’ontologie et de bande dessinée, d’Anthropocène et de films catastrophe. C’est un trait de la Théorie Critique adornienne aussi, se pencher sur des configurations de la culture et y déceler des sédimentations de pensée. Un des cours que je vais donner cette année porte sur le populaire et du statut qu’il occupe dans l’art contemporain, au-delà du pop art justement, que je vois d’ailleurs comme un faux ami, comme une fausse évidence populaire dans l’histoire de la peinture.

JB : Tu sembles sous-entendre que la musique enregistrée vit ses derniers instants et qu’à l’avenir, l’expérience du concert finira par primer sur l’écoute d’un enregistrement. Tu penses donc que l’on est sur le point de renouer avec la tradition orale et vernaculaire de la musique, telle qu’Alan Lomax l’a documentée ? Tradition orale qui perdurerait davantage que la composition écrite, apparue bien plus récemment dans l’histoire ? Penses-tu que la pop découle de cet instant T de la reproductibilité technique, comme le pressentait Walter Benjamin ?

AG : Je ne le sous-entends pas, je l’envisage comme une hypothèse, à la toute fin du livre, parce qu’en effet je crois que cette forme d’art musical qu’on appelle la musique populaire enregistrée, la pop, au sens large, s’est déterminée dans et par l’enregistrement, il y a environ un siècle. Or la puissance et la limite de cette forme qu’est l’enregistrement sonore, c’est sa capacité de conservation, d’archivage. On arrive, après cent ans d’enregistrements pop, à un ensemble d’archives absolument démentiel, et qui grossit de façon exponentielle avec la démocratisation des techniques d’enregistrement et les systèmes de mises en ligne quasi instantanées, comme SoundCloud ou YouTube. Nous allons rencontrer une sorte de crise des archives. Le fait même que l’esprit le plus érudit que tu puisses imaginer n’ait pas la possibilité d’embrasser la totalité de ce qui a été produit par les industries musicales pendant un siècle rend le phénomène presque comparable au vertige que ressent Friedrich Nietzsche devant l’accumulation humaine du savoir quand il finit par en appeler à la nécessité de l’oubli, contre l’histoire. Mais comme chez Nietzsche, c’est une hypothèse radicale, une stratégie de la terre brûlée. Je ne dis pas que nous cesserons de nous enregistrer, je dis simplement que face à la masse des enregistrements et à la vanité qu’on peut ressentir à ajouter un énième enregistrement, des expériences de musique misant plus radicalement sur le hic et nunc vont s’affirmer – s’affirment déjà, de façon militante – renouant avec des modes de transmission oraux et une mémoire autre, littéraire par exemple. ça ne voudrait pas dire revenir à la musique populaire telle qu’elle se transmettait à un âge préindustriel puisque, justement, il s’agirait d’une démarche post-industrielle.

Stade Victor Jara, Santiago du Chili, 2012. © Mandy Hae

Mais on peut imaginer que les effets de la décroissance sur la musique populaire enregistrée finiront pas tendre à en réduire le caractère globalisé, déterritorialisé, pour reconstruire d’autres modèles de partages. Tu as vu lors des manifestations au Chili en ce moment, des centaines de guitaristes se sont rassemblés avec leur instrument pour jouer un morceau du grand chanteur populaire et militant Victor Jara. Pinochet l’a fait assassiner en 1973, après lui avoir fait trancher les doigts en public. En 2019, voilà que des centaines de doigts rejouent ses chansons au nez et à la barbe du pouvoir. Ce sont des effets symboliques que l’enregistrement n’a pas en lui. Toutefois, cette réflexion n’implique pas que la pop brûle de ses derniers feux. J’ai beaucoup réfléchi à la possibilité de produire un geste philosophique, théorique sur la pop qui ne soit pas une condamnation à mort de l’objet. Friedrich Hegel a écrit que la « chouette de Minerve s’envole à la tombée de la nuit » : il voulait dire par là que l’intelligence ne formalise les choses qu’une fois que celles-ci arrivent à leur terme, à leur mort. Bref, quand le concept arrive, la chose est morte. J’aimerais penser que ce n’est pas le cas. D’abord parce que je crois que nous avons affaire à un art musical, et que cette réflexivité dont je me fais l’écho est déjà là, en lui, exprimée sous différentes formes, depuis le début. Et aussi parce que je suis moi-même musicienne, et que je pratique cet art, que j’y trouve des ressources expressives sensées pour dire ce que nous sommes aujourd’hui. Mais je crois tout de même que si l’art musical pop survit, il lui faudra se réinventer dans l’effondrement du capitalisme, lui qui a largement accompagné son essor…

JB : Tu émets également l’hypothèse que la pop, dans son acception de « musique populaire enregistrée », pourrait disparaître, remplacée par une « musique fonctionnelle » diffusée en streaming, un flux continu destiné à accompagner certaines de nos activités. N’est-ce pas ce qu’on constate déjà plus ou moins depuis une dizaine d’années ? La visée émancipatrice de la pop n’est-elle pas définitivement corrompue ? 

AG : Oui. Là encore, je ne pense pas qu’elle pourrait disparaître au sens où disparaîtrait de la surface de la terre tout artiste cherchant dans l’art musical pop une forme d’expression authentique, mais en effet la capacité de l’industrie musicale à produire des musiques pop fonctionnelles est effectivement parfois alarmante pour l’esthète en quête d’objets véritablement singuliers. Rien de nouveau sous le soleil à vrai dire, la muzak ne date pas d’aujourd’hui, loin de là. En revanche, ce qui a beaucoup changé, ce sont les modes d’écoute, Spotify est une plateforme relativement effrayante de ce point de vue, avec ses playlists associées aux actions de ta journée où, j’ai vu cela récemment, une artiste fondamentale comme Joni Mitchell est classée dans une playlist « Les Méconnus ». C’est vraiment une conception de la musique faite pour accompagner ton sport et ta commande Uber Eats en fin de journée.

Joni Mitchell, Festival de l’Île de Wight, août 1970. © Brian Moody/REX Shutterstock

JB : Les algorithmes sont désormais capable de recomposer une chanson à partir de toutes les chansons des Beatles (comme en témoigne la chanson Daddy’s Car, réalisée par le SONY CSL Research Lab). Crois-tu que le recours aux algorithmes, à l’automatisation et à l’intelligence artificielle puisse déterminer l’avenir de la pop ? 

AG : Oui et non. C’est grisant ce genre d’expérience, parce qu’on a l’impression de basculer dans un film de SF, et que les stars sont parfois si déréalisées qu’elles pourraient bien être des IA, sans que cela change grand-chose au fond. Si demain, on apprend que Kanye West est en fait un nom pour une IA, qu’est-ce que ça change ? Est-ce que ses chansons seront moins émouvantes ou au contraire plus émouvantes ? Je crois que, pour les gens, ce qui manque aux robots chanteurs ou compositeurs, ce n’est pas de la chair et du sang mais de la finitude. Il me semble que nous pourrions tout à fait être émus par la chanson d’un robot, pourvu que nous ressentions qu’il s’agit d’un robot, c’est-à-dire d’un être fini, avec ses possibilités et ses limites. C’est pour l’être fini (et non pas infini) que nous ressentons de l’empathie, or c’est cette finitude qui touche dans une chanson. Le robot qui compose comme il jouerait aux échecs contre Garry Kasparov n’a rien d’intéressant à apporter à la pop. Ce n’est pas en connaissant les milliards de coups/harmonies possibles qu’on compose une bonne chanson, mais en cherchant au contraire dans les limites de sa manière d’être, et parfois en tirant profit d’accidents. Bien sûr, on peut programmer un algorithme en mode « aléatoire » pour qu’il produise des accidents, mais reste encore à trouver la subjectivité « artificielle » qui pourra, suivant ses goûts, choisir tel accident plutôt que tel autre. L’intelligence artificielle seule, telle qu’elle existe aujourd’hui, n’est pas encore paramétrée pour être une subjectivité, c’est-à-dire posséder une perspective propre sur ce qu’elle produit. Or cette capacité qui n’est pas celle de l’intelligence illimitée mais de l’intelligence limitée est justement indispensable pour faire aboutir une chanson.

JB : Tu affirmais en 2014 dans Chronic’art qu’ « il y a quelque chose de fondamentalement mort, figé dans le glamour. Il ne s’agit pas de se l’interdire, mais de jouer avec cette odeur de décomposition ». Quel artiste incarne pour toi ce glamour « morbide » dans la pop d’aujourd’hui ? 

AG : Je me souviens que c’était à l’époque de l’album Ultraviolence de Lana Del Rey. J’ai l’impression qu’elle a conservé cette morbidité, même si elle semble vouloir s’éloigner de la parodie de sensualité rétro. Mais il existe des artistes qui vont beaucoup plus loin dans la décomposition. Les pochettes de FKA Twigs m’évoquent le stade d’après. Les couleurs, les textures éclatent toujours comme des lèvres glamour, mais l’ensemble produit des portraits plus dérangeants qui ne répondent plus à l’esthétique de la séduction dont relève tout de même le glamour. J’ai l’impression qu’aujourd’hui Instagram est envahi de visages au glamour décomposé – il y a même des filtres dédiés – où la beauté sensuelle d’un visage est outrée jusqu’à la caricature. Le principe des selfies, avec la part de dérision qu’ils finissent toujours par induire, renforce ce phénomène.

JB : La part de fantasme ou de désir inassouvi joue un rôle prééminent dans le star-system de la pop. La construction d’un personnage n’a jamais été aussi ambivalente qu’aujourd’hui. On est dans une contradiction absolue entre un narcissisme à outrance et la notion de transparence, dans un mélange paradoxal de fusion et de rupture entre vie publique et vie privée. Comment abordes-tu la notoriété, la personnalité publique ? Penses-tu que les phénomènes de l’autoreprésentation narcissique et du selfie instaurent une autre façon de démocratiser le statut de l’icône pop ?

AG : Je crois que la célébrité n’est pas une question exclusivement pop. Il y a des milliers d’artistes pop qui ne sont pas des célébrités, même s’ils sont très importants, voire cultes. Est-ce que Robert Wyatt ou Jim O’Rourke sont des célébrités ? En revanche, de nombreux acteurs, écrivains, présentateurs télé sont célèbres. Donc, la première chose à entrevoir, c’est que la pop n’est pas la matrice exclusive des célébrités avec leur cortège d’outrances autrefois destinées aux tabloïds et désormais disponibles en flux continu sur Twitter. Depuis l’avènement de Hollywood, l’industrie culturelle américaine a donné à cette zone trouble de la vie privée qui se rend publique, de l’intimité exposée, une ampleur et une séduction sans précédent. Toutes ces célébrités livrant une intimité dont on apprenait peu à peu qu’elle en cachait une autre – comme si tous les Américains célèbres étaient devenus des agents doubles, voire triples –, préfigurent les célébrités contemporaines dont, en effet, la principale différence n’est pas tant le narcissisme que le caractère beaucoup plus démocratique. Et cela, en un sens, on peut dire que c’est pop, la célébrité accessible à n’importe qui, le quart d’heure de gloire warholien. L’art musical pop est un art qui a accueilli massivement des non-initiés au royaume de l’art. La star pop, avant d’être une figure narcissique, est une figure hautement démocratique. Quand Kanye West écrit à longueur de chanson qu’il est Dieu, Jésus ou Yeezus lui-même, il y a une mégalomanie certaine, plus encore que du narcissisme, mais Jésus n’est pas Narcisse, ce n’est pas sa beauté qui le définit mais son sacrifice, et son adresse universelle, à tous. Dans sa chanson « New Body », Kanye parle des « All God’s children », de « tous les enfants de Dieu » : la pop et la religion chrétienne s’entendent très bien sur ce principe d’œcuménisme, cette égalité des chances devant Dieu (le dieu chrétien ou le dieu de la pop en l’occurrence).

JB : L’image de la pop star n’a jamais été aussi incarnée et désincarnée à la fois. Les maisons de disques bâtissent de toutes pièces un storytelling autour d’une personnalité, entretenu par les médias comme par les fans, et dont les artistes ne maîtrisent pas toujours les retombées. J’en veux pour exemple Lana Del Rey, on lui a tellement reproché sa totale artificialité qu’elle a fait son comeback en girl next door, limite jeans basket. Cette authenticité semble tout aussi fabriquée, voire davantage. Le paradoxe de la pop, c’est qu’elle peut toucher la proximité immédiate des sentiments tout en incarnant la démesure, l’inaccessible, l’intouchable. Aujourd’hui, on a l’impression que la musique ne suffit plus, qu’on doit lui greffer tout un package marketing. La pop, c’est aussi l’invention du fake grandiose où la sincérité va de pair avec un simulacre de sincérité. On pourrait dire que David Bowie était le précurseur absolu de ces jeux narcissiques sur l’identité. Comment abordes-tu cette question de l’artifice ? Penses-tu que ce phénomène d’hyper-narcissisme porte préjudice à la musique en elle-même ?

AG : À mon avis, l’analyse du narcissisme ne nous avance pas à grand-chose ici. Du storytelling, il y en a toujours eu – regarde tous les mensonges qu’a été contraint de raconter Bob Dylan pour se donner une légitimité à ses débuts. Les faux groupes sont partie prenante de l’histoire de la pop, des faux artistes noirs des Minstrel Shows de la fin du xixe siècle aux Monkees, sorte de sous-Beatles façonnés de toutes pièces dans les années 1960 pour opposer des rivaux américains aux Fab Four, d’innombrables personnages totalement fabriqués peuplent l’histoire de la pop. Je crois même qu’à ce compte, l’inauthenticité fait partie de la définition esthétique de la pop. C’est une des thèses de départ de mon livre : le point de vue d’Adorno comme « hater hyperbolique » qui décèle cette inauthenticité congénitale constitue l’amorce d’une dialectique critique3 permettant de comprendre le fonctionnement esthétique de cet art musical. Si on nie cet ancrage dans les stratégies de communication, dans le monde de la marchandise, on passe à côté de la conscience pop qui cherche à résister à tout ça, et qui, au fil de propositions d’incarnations parfois totalement improbables, parvient à opposer au mensonge une vérité artistique – et politique (des Residents aux corps d’hommes-globes oculaires, aux stars outrées mais presque hologrammatiques de PC Music comme Sophie).

La Féline, Agnès Gayraud, live au Café de la Danse, décembre 2019. © Thomas Bader

JB : Ce qui revient fréquemment dans ton ouvrage, ce sont les notions d’idiosyncrasie, de singularité, de subjectivité, de vernaculaire… Tous ces termes ne recouvrent-ils pas en définitive ce qui fait l’essence même de la pop, quand bien même elle serait un phénomène de masse ? Est-ce qu’on ne chercherait pas dans la pop à la fois le plus petit et le plus grand dénominateur commun ?

AG : On peut le dire comme ça, oui ! L’art musical le plus nominaliste et le plus universel (dans son concept utopique, ce que je définis comme l’utopie de la popularité), mais même cela mérite d’être nuancé : la critique du faux universel a souvent conduit la musique populaire à affirmer la particularité contre l’universalité, notre musique contre la leur.

JB : C’est curieux comme dans l’art contemporain, la musique n’est le plus souvent qu’un élément décoratif ou indissociable d’une installation, ou devient un événement « à valeur culturelle ajoutée » du seul fait d’être adoubé par le monde de l’art. A l’inverse, la pop anglo-saxonne s’est beaucoup inspirée de l’art contemporain dans ses stratégies autant que dans ses visuels, de Red Krayola à New Order. Connais-tu Mark Leckey ? Avec Jeremy Deller, il fait partie de cette génération d’artistes qui a entièrement vécu et digéré les années rave en Angleterre. La pop en Angleterre s’est toujours imbriquée dans la rave culture comme dans l’art contemporain, ce qui est loin d’être le cas en France. Comment expliques-tu ce fossé social et culturel ?

AG : C’est vrai qu’il y a un écart : les Anglo-Saxons prennent la pop au sérieux depuis longtemps, ils savent qu’on peut avoir avec elle un rapport d’initié, un rapport réflexif, aussi avancé que concernant l’art contemporain. Ce qui fait que les frontières sont plus poreuses. En France, l’intelligence s’est détournée de cet objet pendant des décennies. Dans les années 1960-70, les intellectuels de gauche, même les plus apparemment pop comme Gilles Deleuze, n’ont eu que trop peu de connaissance de cet objet pour en dire quoi que ce soit d’intéressant. En France, la pop, pendant longtemps, a été identifiée à la masse, à l’américanisation du monde, c’est tout au plus le pop art qui en donne une image vaguement théorisée mais, précisément, jugée indigente. Ces préjugés rendent impossible toute émulation avec des formes plus avant-gardistes de création. Pour autant, je crois fermement que l’art musical pop ne gagnerait pas grand-chose à devenir une branche de l’art contemporain.

Couverture  : FKA Twigs, live à Berlin, mars 2015. © Andreas Meixensperger

Agnès Gayraud est née à Tarbes en 1979. Elle vit aujourd’hui à Lyon, enseigne la philosophie et l’esthétique à Nice à l’Ecole Nationale Supérieure d’Art de la Villa Arson. Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, elle est agrégée de philosophie et docteure cum laude après la soutenance d’une thèse sur « La critique de la subjectivité et de ses figures chez T. W. Adorno » soutenue en 2010 à luniversité Paris IV – Sorbonne. Durant tout ce temps, elle composait aussi – et publiait – des chansons, sous le nom de La Féline. Entre philosophie, pratique (sous sa forme musicienne, La Féline) et critique musicale (pour le journal Libération), elle a publié en 2018 Dialectique de la pop, un ouvrage sur lesthétique des musiques populaires enregistrées aux éditions de La Rue Musicale – Philharmonie de Paris / La Découverte, récemment traduit (Dialectic of pop) chez l’éditeur anglais Urbanomic. Fin 2019 est paru, chez Kwaidan Records, son troisième album Vie Future, après Adieu l’enfance en 2014 et Triomphe en 2017.

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