Magneto Vincent Epplay
Magneto Vincent Epplay

L’école de la spontanéité Entretien à propos du film Atelier des sons et expression spontanée de Vincent Epplay

Entretien par Vincent Epplay

Sommaire

Le film Atelier des sons & expression spontanée est une libre interprétation des pratiques artistiques expérimentales en milieu scolaire dans les années 1960-1970, et plus particulièrement dans le domaine de la création sonore avec des enfants, dans le cadre de la pédagogie Freinet. Ce film est documenté par une collection d’archives audio (45 T vinyles) et des revues, (Art Enfantin) éditées par l’Institut coopératif de l’école moderne (ICEM, pédagogie Freinet) dont un ensemble assez complet a été réuni pour cette réalisation. Ces archives sonores rejouées pour la circonstance, confrontées à des séquences filmiques de diverses origines, génèrent une forme de joyeux chaos ambiant, un témoignage fantasmagorique de ces expériences pédagogiques buissonnières où les utopies étaient à l’œuvre contre la monotonie et l’ennui en milieu scolaire.

Images d'archives Freinet 1

Vincent Epplay, images d’archives extraites du film Atelier des sons et expression spontanée, 2020

Luc Clément : Ce nouveau film s’inscrit dans le droit fil de ta pratique artistique qui associe souvent des images d’archives et la production expérimentale de son sur un mode quasi-discrépant (dissociant le son et l’image). Je crois que celui-ci néanmoins est né de façon fortuite.

Vincent Epplay : L’origine de ce projet est une recherche personnelle sur la notion d’expériences sonores et musicales réalisées par les enfants en milieu scolaire. C’est plus particulièrement en redécouvrant la revue Art enfantin, dont certains numéros étaient accompagnés d’un disque et de sa fiche explicative ou d’un texte relatant l’expérience de ces enregistrements, que les choses ont réellement commencé. Mon intention de départ n’était pas de faire un film, et encore moins un film documentaire sur ce sujet, mais plutôt, à partir des enregistrements et documents collectés, de réaliser un dispositif de restitution ouvert avec un programme de séances d’écoutes associé à un espace de consultation, avec une sélection de textes et d’images-documents. En somme, une sorte de mini studio d’étude sur rendez-vous.
Mais comme souvent, les intentions de départ se modifient en fonction des opportunités. C’est donc suite à une proposition de Pascale Cassagnau (Pascale Cassagnau est docteur en histoire de l’art et critique d’art) dans le cadre des rendez-vous du Gai savoir à Paris que l’idée du film s’est imposée. À l’inverse de la plupart de mes films précédents – Mnémotechnie sonore & musicale, Xénoglosie Radio, Le Club des Animistes, La fabrique du consentement ‘Hypnose musicale’ ( – films d’assemblages constitués principalement d’images d’archives, conçus comme des films partitions pour des concerts/projections dont le son est joué en direct) – le film Atelier des sons & expression spontanée est scénarisé et monté à partir de la bande sonore, réalisée en amont du montage du film, cette bande son étant composée essentiellement des productions ICEM, édition CEL.La fonction des images ici est de valoriser l’idée d’expérimentation musicale, les séquences visuelles choisies fonctionnant comme un amplificateur de la matière sonore, indépendamment de leur signification originale. Même si, par moments, un début de narration refait surface, la dimension brute et free music de la bande son, alliée au montage des images superposées et des sons en décalage rend au final la chose indomptable. Que le chaos soit, il en sortira bien quelque chose.

LC : En le visionnant, on ne peut s’empêcher de penser au cinéma de Jean Vigo et Zéro de conduite, plus d’ailleurs qu’au Truffaut des 400 coups. Avais-tu cette référence en tête ou, comme le suggère le titre du film, les images sont-elles spontanément plus vraies que nature ?

VE : Les différentes séquences filmiques utilisées sont principalement d’origine documentaires ou propagandistes, datant des années 1930 jusqu’à la fin des années 1970, ce qui leur confère une patine esthétique et temporelle particulière. Il s’agit pour la plupart de courtes scénettes, extraites de films d’actualités : sur une classe de travaux manuels construisant des sculptures pour le carnaval des enfants en République Tchèque; sur une institution religieuse de sourds muets de Larnay, près de Poitiers (« l’École du miracle ») ; sur un groupe d’enfants improvisant avec les structures sonores Baschet, dans le cadre de la manifestation Bruits en fête et sons du plaisir ; sur une classe de perfectionnement du collège Emile Levassor expérimentant les techniques Freinet à Ivry-sur-Seine ; sur une initiation musicale électroacoustique au GMEB (Groupe de Musique Expérimentale de Bourges), utilisant le synthé Gmebogosse, conçu à l’IMEB (Institut International de Musique Electroacoustique de Bourges) ; sur une école américaine dans les années 1950 (« Formes & formations : peintures et musiques des gestes enchantés ») ; ou encore, sur une expérience d’architecture intitulée Du rêve en cube menée par Jean Boris à l’École Freinet de Vence.

Dans cette diversité de documents, on retrouve toujours le contexte scolaire : l’école, la classe et les ateliers pédagogiques, où des regroupements d’enfants donnent un cadre pour mettre en pratique l’idée d’expérience collective. À partir de ces situations, associées à la notion du jeu, qu’il s’agisse d’instruments de musique ou d’autres objets pas forcément liés à une pratique musicale, le magnétophone d’enregistrement sert de témoin à toutes ces expérimentations. Quant aux références, elles sont multiples et rappellent des films comme « Le Moindre geste » de Fernand Deligny, co-réalisé avec Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel (1962-1971), ou « Les enfants de Summerhill », et effectivement « Zéro de conduite » avec cette scène de la bataille de polochons dans le dortoir… Magnifique moment de folie poétique.

Images d'archives Freinet 2

Vincent Epplay, images d’archives extraites du film Atelier des sons et expression spontanée, 2020

LC : Si le film est un formidable témoignage sur la liberté et l’audace des recherches pédagogiques de l’époque, c’est surtout l’émotion qui est palpable et communicative. As-tu conscience d’avoir exprimé ici quelque chose de plus personnel que dans d’autres œuvres, qui puise dans ta propre expérience de l’école Freinet à Vence ?

VE : En réalisant ce film, je ne savais pas trop au départ dans quoi je m’embarquais et j’étais loin d’imaginer ce que cela pouvait provoquer chez le spectateur. Après la 1e première projection, une dame qui connaissait le sujet m’a dit : « – Ce n’est pas un film sur Freinet, c’est un film Freinet ! », ce qui résume bien la chose. Mon expérience personnelle n’est bien évidement pas anodine dans cette histoire, mais je voulais éviter de me raconter à travers ce film. J’ai plutôt traité le sujet de façon décalée voire onirique, avec comme idée de départ d’être l’auditeur enthousiaste de cette musique spontanée, d’expression libre, en essayant de restituer à ma façon toutes ces expériences, uniques en leur genre, qui furent réalisées du début des année 1960 jusqu’à la fin des années 1970. Ces productions correspondent à un moment très précis, où les enfants n’étaient pas encore trop sous l’influence de la musique commerciale et marchande, et où les outils de diffusion culturelle et d’information – radio et télé en noir et blanc – pas encore complétement dominants. Ce qui s’exprimait était de l’ordre du manifeste. En substance, les enfants disaient : Il nous faut aujourd’hui révéler aux éducateurs que cette musique prendra dans nos classes modernes la place éminente qui lui revient, au service de la création enfantine, au service de la culture musicale, au service de la vie.

LC: Nous avons évoqué ces années où tu as fréquenté cette école assez incroyable, où tu voyais je crois passer beaucoup d’artistes et de personnalités singulières. Peux-tu nous en dire quelques mots ?

VE : J’ai été élève à l’école Freinet de Vence de 1969 à 1975, autant dire au début de ma scolarité ! Et certainement à une période où le mouvement Freinet avec L’ICEM (Institut coopératif de l’école moderne) était en plein essor. Dans l’une des séquences du film, on peut entrevoir une expérience d’architecture menée à l’école Freinet de Vence en 1971 par Jean Boris (architecte, chercheur, fondateur du RAUC, Centre de recherche d’architecture d’urbanisme et de construction). L’idée de cette expérience était d’interroger les enfants sur le thème Votre habitat réel / Votre habitat rêvé. L’architecte a donc confectionné des modules en mousse semi-rigide, des trapèzes, des triangles, et les a confiés comme matériaux de base de construction aux enfants. On s’est retrouvés devant une véritable montagne de mousse et pendant un mois on a construit, individuellement ou par petits groupes, son habitat idéal, en pleine forêt. On pouvait y dormir ou l’occuper la journée – une expérience assez géniale de vie, de compréhension de l’espace. Robert Filliou n’était pas loin, à Saint-Jeannet où il habitait « La République géniale ». Lui et son épouse Marianne avaient scolarisé leur fille Marcelle à l’école Freinet au tout début des années 1970 et venaient faire quelques interventions, comme beaucoup d’autres parents pour partager leurs compétences et leurs envies. Un autre personnage étonnant, Ib Schmedes, entomologiste et cinéaste danois, intervenait régulièrement sous la forme de conférences-ateliers consacrées à la faune et à la flore provençales. Un écomusée à son initiative a d’ailleurs vu le jour à Gaude. Je ne me souviens pas de tout… il y en a eu certainement d’autres.

Jean Boris architecte à l'école Freinet, Vence

Vincent Epplay, images d’archives (atelier de l’architecte Jean Boris à l’école Freinet de Vence), extraites du film Atelier des sons et expression spontanée

LC: On découvre à l’occasion du film un ensemble de documents, collection de journaux et disques vinyles édités par l’ICEM et les éditions CEL. Quel était le rôle de cette maison d’édition aujourd’hui disparue ?

VE : L’ICEM (Institut Coopératif de l’Ecole Moderne), association créée en 1947 par Célestin Freinet est un groupement d’enseignants, de formateurs et d’éducateurs. La CEL (Coopérative d’enseignement laïque) était l’éditeur diffuseur des éditions (les livrets BT, bibliothèques de travail, ou la revue Art enfantin), et du matériel : des instruments de musique comme l’Ariel, le magnétophone, le tourne-disques, des outils pour l’imprimerie, l’une des bases de l’enseignement Freinet. Ces structures sont deux entités complémentaires dont les objectifs étaient la recherche et l’innovation pédagogiques, la diffusion de la pédagogie Freinet avec la mise au point et l’expérimentation d’outils pédagogiques pour la classe, et l’édition de revues et de disques documentaires pour les enfants et les enseignants. Ces publications pédagogiques sont un témoignage unique sur les problématiques liées à la pratique de la musique : Comment la musique s’enseigne-t-elle ? Quelles méthodes sont efficientes ? Quel est le rapport entre l’expression libre que nous préconisons et la musique ? Etc. À partir de ces interrogations, ont été mis en place des ateliers de musique et des studios de création sonore, équipés d’instruments acoustiques et électroniques, fournis pour certains par la CEL, ou fabriqués par les enfants eux-mêmes.
« Tant que nous sommes enfants, nous pensons et nous vivons sans faire de différence entre travailler, inventer, créer, et même jouer. Le mot “art“ ne signifie pas autre chose que vivre tous les jours, normalement et “naturellement“ en le proclamant. » MEB et J.-P. L., « Encore un disque nouveau », éditions CEL

LC: Quelle part cette pédagogie a-t-elle eue dans l’évolution de ton travail d’artiste ?

VE : Je dirai que cela a plutôt agi par imprégnation sur ma façon de faire de l’art : l’idée d’expérimentation prévaut sur le résultat final. Considérer l’activité d’artiste comme moyen d’échange, de déplacement et de rencontres, c’est peut être ça que m’a appris mon passage à l’école Freinet. Je me suis plus particulièrement intéressé à des approches liées à la musique faite par des artistes, souvent non musiciens.
On peut en effet trouver des similitudes d’approche entre ces musiques brutes et spontanées faites par les enfants et d’autres expériences de musique, comme par exemple la musique « des fous », la « Musique chauve » et « Musique phénoménale » de Jean Dubuffet et Asger Jorn, « La ballade rustique » d’Alain Saverot, le duo Nu Creative methods de Bernard Pruvost et Pierre Bastien, et bien d’autres encore.

Archives Freinet

Vincent Epplay, images d’archives extraites du film Atelier des sons et expression spontanée

LC: Aujourd’hui, les pédagogies alternatives connaissent un regain d’intérêt, notamment les écoles Montessori. Pourtant, quand on regarde le film avec attention, on ne peut s’empêcher d’imaginer qu’une telle capacité à expérimenter en toute liberté n’a plus sa place. Quel est ton point de vue ?

VE : Effectivement, cela correspond à une époque, du début des années 60 jusqu’au milieu des années 1970, avec l’émergence de la musique concrète qui sortait des studios laboratoires de la Maison de la Radio, l’apogée du free jazz comme musique de contestation ; mais aussi, des expériences d’architectures utopiques pour tous, les débuts de la vidéo portable avec les enregistreurs vidéo Portapak, et bien d’autres outils au service de l’imagination et des envies créatrices – une époque où les utopies ne faisaient pas peur. D’ailleurs, on pouvait lire sur les publications des disques CEL : « Ce disque n’est ni une récompense ni une promotion, encore moins une faveur. Il n’est que le moyen d’entamer le dialogue et reste le support d’un moyen d’expression. Pour que cette expression devienne communication il est souhaitable qu’elle suscite des réactions. »

Ce film est dédié à Clem et Maurice Berthelot.
Je remercie : Stéphane Broc, Frank De Quendo, Pascale Cassagnau.

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