La nef des fous, Jérôme Bosch
La nef des fous, Jérôme Bosch

Covid-19 au travail : le grand retournement

Chronique par Laurent Quintreau

Sommaire

Non content de bousculer le quotidien de millions de travailleurs dans le monde, le Covid-19 semble ébranler certains fondamentaux de nos sociétés. Avec le confinement, l’Etat renoue avec sa puissance protectrice. Les secteurs les moins considérés, les moins rémunérés deviennent activités indispensables, tandis que la plupart des métiers à forte valeur ajoutée deviennent non essentiels. Quant au télétravail massif et généralisé, il amène l’extérieur dans les intérieurs (et inversement), génère des millions de giga-octets d’accélérations de flux tout en contraignant les corps à de longues séances d’immobilité. Ce bouleversement qui met nos valeurs, nos gestes et nos usages sens dessus-dessous nous renvoie au grand retournement, cher aux alchimistes et aux occultistes.

Le pouvoir pétrificateur du politique

Avant, il y avait la frénésie des meetings et des salles de réunion à booker un mois à l’avance, la routine des transports, la promiscuité bruyante des restaurants ou la convivialité corporate, parfois triviale, de la cantine avec les collègues, les séminaires incentive, les pots de départ, les gros budgets à fêter, les galettes des rois, les déménagements, les aménagements, les relookings. Il y avait aussi eu, quelques semaines plus tôt, les nouvelles du confinement de la ville de Wuhan, en Chine, suivie des recommandations des pouvoirs publics au moment de la phase 2 de l’épidémie, ne pas se serrer pas la main ou se faire la bise, se tenir à distance les uns des autres, mais rien qui ne mette en cause l’accélération si consubstantielle à notre société de mobilisation infinie, pour reprendre les termes du philosophe allemand Peter Sloterdijk.

Lorsque le Covid-19 arrive dans la plupart des pays, le monde du travail est comme pétrifié, et ses principaux protagonistes (patrons, salariés, sous-traitants) frappés d’invisibilité. Sièges sociaux, ateliers, open-spaces, plates-formes de coworking, tous les espaces traditionnellement dédiés à la production sont devenus étrangement déserts, suite aux centaines de milliers de notes de service envoyées sur les messageries professionnelles invitant chacun à rester chez soi. Après quelques jours de flottements, les intérieurs des uns et des autres se peuplent d’injonctions à exécuter telle mission ou à se connecter à tel numéro et adopter tel identifiant pour une téléréunion Teams, Zoom ou Skype. Cette nouvelle réalité ne doit pas occulter l’infinie diversité des situations , du moins celles dont les mails et les appels que je reçois se font écho, provenant principalement de salariés travaillant dans les secteurs du conseil, de l’informatique, de l’expertise-comptable et de la publicité : il y a les entreprises qui mettent tous leurs salariés en chômage partiel (certaines parce qu’il y a objectivement moins de travail, d’autres par simple anticipation d’une baisse d’activité), celles qui utilisent le télétravail (la majorité) pour certaines fonctions et le chômage partiel pour d’autres, celles qui jouent le jeu de la solidarité nationale en renonçant à leurs dividendes, celles qui appliquent sans états d’âmes les gratifications actionnariales votées à leur dernier conseil d’administration… Du côté des salariés et des organisations syndicales s’ouvre un gouffre grouillant de questions inédites, dont certaines attendront la réouverture des tribunaux pour pouvoir être tranchées : une entreprise peut-elle obliger à télétravailler à cent pour cent des salariés confinés qui doivent en même temps s’occuper de leurs enfants ? A-t-elle le droit de licencier dès lors qu’elle n’est pas sûre de pouvoir organiser l’entretien préalable dans des conditions de sécurité sanitaire optimales ? Quid de la durée légale du travail après la série d’ordonnances covid-19 ?

Si cette crise sanitaire entraîne un assouplissement du droit travail allié à une restriction drastique de notre liberté de mouvement, elle recèle également le pouvoir de mettre à nu le fonctionnement de nos modèles et de nous indiquer d’autres orientations possibles. Ainsi de cette stupéfiante mise sous cloche de l’économie et de la finance par le politique, alors qu’elles n’avaient jamais eu autant d’emprise sur nos vies. En dégageant massivement des fonds à destination des particuliers comme des entreprises (nouveaux démissionnaires, chômeurs partiels…), en multipliant ses domaines d’intervention, l’Etat semble renouer avec son rôle protecteur. N’est-ce pas le triste privilège des épidémies, comme des guerres, que de nous aider à distinguer l’essentiel de l’accessoire et revenir aux fondamentaux des sociétés ?

Quand les premiers sont les derniers

A leur domicile, les travailleurs de la communication, des cabinets de conseils et des nouvelles technologies découvrent sur tous leurs écrans l’intense activité qui règne dans les milieux dédiés aux soins : ehpads, hôpitaux, cabinets médicaux… Oubliés de la société du spectacle, éreintés par des années de politique de réduction générale des dépenses publiques, stigmatisés par une idéologie managériale privilégiant les résultats financiers à court terme, les professionnels de la santé se retrouvent sur le devant de la scène, reléguant de nombreuses professions mieux rémunérées et considérées au rang de ce que l’anthropologue et militant anarchiste américain David Graeber appelle des Bullshits job (« jobs à la con ») : des métiers-parasites, dont le statut social et les émoluments qui s’y rattachent sont inversement proportionnels à leur utilité réelle. Cette valorisation soudaine du care est détectable dans tous les échanges que nous pouvons avoir avec nos semblables, à commencer par les messages de prospection en ligne qui s’inquiètent de notre santé et nous enjoignent à prendre soin de nous et de nos proches.

D’autres secteurs traditionnellement dévalorisés et sous-payés se retrouvent à leurs côtés, comme le commerce alimentaire, l’énergie, le transport ou la propreté, faisant naître sous des millions de fronts atterrés la même question : comment ferait-on sans eux ? Il n’est pas difficile d’imaginer notre société soudainement débarrassée de ses actuaires, avocats d’affaires, conseillers en optimisation fiscale, mais que faire sans caissières ? Sans routiers ? Sans éboueurs ? Sans cette indéfectible armée de sans-grades et d’invisibles qui nous assurent le minimum vital ? Que penser d’une société qui surpaie gratte-papiers de comptes d’exploitation et bureaucrates de tableurs Excel et sous-paie les professions authentiquement créatrices d’utilité et de valeur ? A ce propos, je me souviens d’une manifestation consécutive aux premières mesures d’assainissement budgétaire dans les hôpitaux, il y a une dizaine d’années, où toute une partie du personnel soignant portait une banderole et des tee-shirts où était inscrit le slogan : « nous sommes une richesse ».

Cette question se pose avec une acuité particulière pour les enseignants (autres grands stigmatisés de la vulgate néo-libérale) : depuis qu’ils ont la charge de surveiller les devoirs à la maison, tous les parents télétravailleurs découvrent combien il est difficile d’obtenir des enfants une attention soutenue et à quel point le plaisir de lire et de compter n’a rien d’une donnée immédiate de la conscience. A tous ceux qui pensent que l’enseignement (comme le soin) est un coût pour la société, le covid-19 répond tranquillement que l’on pourrait très bien s’en passer… en se passant de société.

Jérôme Bosch, La nef des fous (intégral)

Jérôme Bosch, La nef des fous (ca 1500), huile sur panneau, 33 x 58 cm. Musée du Louvre

Du télétravail au travail sur soi

Avec le confinement et le télétravail, les premières frontières à disparaître sont celles entre les espaces privés et professionnels. A leur domicile, la plupart des salariés doivent exécuter leur contrat de travail en surfant entre les instructions qu’ils reçoivent par mail de leur employeur, les contraintes familiales et les injonctions gouvernementales liées au confinement. Comme les réunions se font par écrans partagés, les salles à manger se peuplent de visages inconnus, collègues, clients, n+1, n-1, qui traitent avec sérieux et conviction de sujets que les autres confinés considèrent avec une curiosité amusée de visiteur de zoo. Parfois se profilent des silhouettes que l’on devine être celle de l’ado de la maison, ou du conjoint, quand ce n’est pas ce même conjoint (pour ceux qui ont oublié d’éteindre leur micro ou leur caméra quand leur tour de parole n’est pas arrivé) qui s’est connecté à une autre réunion dans la pièce à côté. Parfois, des enfants s’immobilisent devant l’écran et s’exclament, d’un ton désabusé : « alors, c’est ça ton travail ? ». Il y a aussi des difficultés conjugales qui s’étalent sur écran, avec des portes qui claquent et des mots durs qui s’étouffent entre la porte de la chambre et le micro, ou des museaux d’animaux domestiques (chiens, chats, lapins) qui apparaissent en gros plan, déclenchant l’hilarité générale.

Horaires, conditions de travail, hygiène et sécurité, qualité de vie au travail vont se moduler en fonction de critères strictement professionnels (quoi de commun, par exemple, entre le consultant d’un bureau d’études en responsabilité sociale et environnementale, le téléconseiller d’un opérateur de téléphonie mobile et le directeur artistique d’une grosse agence de publicité, pour prendre l’exemple de professions pouvant facilement se prêter au télétravail) et de problématiques plus personnelles : la taille ou le confort du logement (certains salariés ne peuvent résister au plaisir de narguer leurs collègues confinés dans des appartement de cinquante mètres-carrés en les appelant de leur jardin !) qui va elle-même s’articuler à des qualités plus subjectives, voire poétiques.

L’une d’entre elles (peut-être même la principale) est la capacité de creuser en soi. Suffisamment profond pour résister à l’afflux d’informations et à l’inflation d’échanges virtuels inhérents à la réduction de la liberté de déplacement. Comment sinon ne pas devenir victime d’infobésité ? Contrairement à ce que nous donne à penser cette prolifération de natures mortes sur écrans (déjà à l’œuvre dans la plupart des open-spaces, parfois plusieurs heures d’affilée), l’immobilité n’a rien d’une antithèse, ou d’un remède magique aux désordres inhérents à notre société d’accélération (le sociologue Harmut Rosa pose même une équivalence absolue entre les concepts d’aliénation et d’accélération !) si elle ne s’adjoint pas d’un renouvellement des modalités de participation à son environnement sensoriel immédiat. Suis-je bien sûr d’avoir tout mis en œuvre pour mieux habiter mon logement et investir mon propre corps ? De la pratique du yoga à la contemplation des nuages, de la méditation transcendantale à l’observation prolongée d’une fissure en passant par les tutos en ligne de Pilates, tous les moyens sont bons pour renouer avec l’exploration d’un lieu que tous les Henri Michaux n’épuiseront jamais : l’espace du dedans.

Couverture : Jérôme Bosch, La nef des fous, ca 1500, huile sur panneau, 33 x 58 cm, Musée du Louvre.

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