environnement

ecologie, nature, 20 septembre 2018

On ne compte plus les expositions, les colloques et les cycles de conférences, les livres et les numéros spéciaux de journaux ou de revues consacrés aux « animaux », mais aussi les travaux en sciences humaines, qui de l’anthropologie à la philosophie, de la sociologie à l’histoire, s’appliquent aux études culturelles des relations de l’homme à d’autres animaux. Ce phénomène récent, qui s’inscrit sur le fond d’une sixième extinction massive des espèces, touche aussi les arts plastiques. Au delà de l’effet de mode, quelles propositions en émergent ?

[ 1 ]

Ce texte reprend une distinction homme/animal, puisqu’elle nous semble pertinente pour chacun des objets culturels sur lequel il s’appuie. Il est pourtant clair que l’un des enjeux de la production artistique et théorique est de la dépasser.

[ 2 ]

Cousteau fut officier de la marine nationale.

[ 3 ]

Comparaison clairement établie par Cousteau, qui affirme en voix off que « Le dauphin n’est pas un poisson, mais un mammifère assez proche du chien. »

[ 4 ]

On a souvent recours à un modèle animiste, dont les « cosmogonies » devraient servir d’exemple, sans plus de détails… alors même que tout réside dans les détails et non dans les modèles…

[ 5 ]

A partir de la définition de Charles Baudelaire d’une « forme moulée sur l’idée ».

[ 6 ]

A partir de la proposition de Johan Huizinga : « Après avoir attribué à l’idée une existence réelle, l’esprit voudra voir cette idée vivante et ne le pourra qu’en la personnifiant. Ainsi naît l’allégorie. », in L’Automne du Moyen Age, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1993, p. 215.

[ 7 ]

Artnet, Artnet news, « Why the Guggenheim’s Controversial Dog Video Is Even More Disturbing Than You Think », Ben Davis, 20 septembre 2017, https://news.artnet.com/art-world/so-whats-really-going-on-with-that-disturbing-dog-video-at-the-guggenheim-1100417, dernière consultation le 8 décembre 2017 [notre traduction].

[ 8 ]

ShangARTGallery, « An Interview with Xu Zhen, Chen Xiaoyun », 2001 http://www.shanghartgallery.com/galleryarchive/texts/id/588, dernière consultation le 8 décembre 2017 [notre traduction].

[ 9 ]

In Almanach d’un comté des sables, Paris, Garnier-Flammarion, 2000, pp. 168-170.

[ 10 ]

The Daily Mail : « Can jumbo elephants really paint? Intrigued by stories, naturalist Desmond Morris set out to find the truth », Desmond Morris, 22 février 2009, http://www.dailymail.co.uk/sciencetech/article-1151283/Can-jumbo-elephants-really-paint–Intrigued-stories-naturalist-Desmond-Morris-set-truth.html – socialLinks consulté le 8 décembre 2017 [notre traduction].

[ 11 ]

Ibid. [notre traduction].

[ 12 ]

Performances for Pets, Krõõt Juurak et Alex Bailey http://www.performancesforpets.net/http://www.performancesforpets.net/info/, dernière consultation le 8 décembre 2017 [notre traduction]

[ 13 ]

Ibid. [notre traduction]

[ 14 ]

Performances for Pets, op. cit. [notre traduction].

[ 15 ]

La précédente affirmation n’ayant aucun sens, puisqu’il demeure rigoureusement impossible de voir le monde depuis le point de vue d’un autre animal.

[ 16 ]

Spike Art Daily: « Portrait of Ian Cheng », Gianni Jetzer, Spike 47, Spring 2016, pp. 94-107 URL https://www.spikeartmagazine.com/en/articles/portrait-ian-cheng dernière consultation le 8 décembre [notre traduction].

[ 17 ]

Cura Magazine : « Ian Cheng in conversation with Elvia Wilk », Cura #23. http://curamagazine.com/contents/23-spotlight-ian-cheng-in-conversation-with-elvia-wilk/ dernière consultation le 8 décembre 2017 [notre traduction].

Qui pourrait imaginer aujourd’hui un documentaire se présentant comme l’exploration du milieu marin, où des plongeurs feraient exploser à la dynamite un massif corallien entraînant la mort de centaines de poissons et de plantes, où un cachalot serait harponné par un membre de l’équipage (présenté comme amateur de pêche au gros), où des hommes chevaucheraient debout des tortues comme dans un rodéo, les retiendraient sous l’eau en les empêchant de respirer ou s’assiéraient sur elles comme sur des fauteuils pour discuter en fumant, où des requins seraient tués à coups de pelles, de haches ou de carabines. Ces scènes célèbres ponctuent Le Monde du silence, le long métrage cosigné par Louis Malle et Jacques-Yves Cousteau qui, s’appuyant sur des prouesses techniques assurant la splendeur de ses images sous-marines en couleur, présentait en 1956 un monde inconnu aux spectateurs de cinéma.

Ce film, récompensé par la Palme d’or du Festival de Cannes de cette même année, connaîtra deux vies. Dans la première, il servira de référence au documentaire océanographique dont il inaugurait le genre pour le grand public. Dans la deuxième, au début des années 1990, en raison des polémiques que les scènes précédemment évoquées suscitèrent et qui furent régulièrement ravivées depuis, il sera tenu comme un modèle de « naïveté » (pour reprendre un terme récurrent des critiques) autorisant les comportements les plus stupides. Comment comprendre ce renversement historique qui fait d’un modèle un contre-modèle ?1

Photogrammes

Le Monde du silence, Louis Malle & Jacques-Yves Cousteau. Documentaire, 35 mm, 86 min (1956)

Récit mythique

Un malentendu nous semble à l’origine de ces deux discours. Le Monde du silence n’est pas un documentaire scientifique consacré à la vie aquatique mais un film relatant les exploits et la vie de plongeurs dont l’ethos emprunte à plusieurs registres mythiques, aux récits des marins explorateurs comme aux mœurs des cowboys des westerns américains – auxquels certaines séquences renvoient explicitement. En cela, le périple de la Calypso de Cousteau n’évoque pas directement l’épopée d’Ulysse, mais convoque en sous-texte l’esprit de conquête qui anime les grands récits civilisateurs et guerriers de l’Occident, en leur accordant de nouvelles formes. Et, pas plus que les images de la Nasa de l’alunissage de la mission Apollo 11, en 1969, ne sauraient être assimilées à un documentaire sur la Lune, celles du Monde du silence ne permettent de développer la connaissance des écosystèmes océaniques. Elles se consacrent avant tout à la vie de héros plongeurs qui, comme les spationautes américains, sont placés sous commandement militaire2. L’émerveillement qu’elles suscitent est conditionné par l’alliance du progrès technique et du courage des hommes, forgeant l’héroïsme de l’explorateur et de sa communauté.

La cohérence narrative du Monde du silence est en cela aussi grande aujourd’hui qu’hier. En proposer une lecture critique impliquerait de défaire méticuleusement – et donc de comprendre – comment ce récit pose les relations du merveilleux iconique et de la vertu humaine, du western et du discours vulgarisateur, de la discipline communautaire et du progrès… Nul doute que Le Grand bleu de Luc Besson (1988), cet autre film de plongée et de conquête, fournirait pour y parvenir un élément de comparaison plus pertinent que tout documentaire sur la faune et la flore sous-marines.

Le récit mythique du Monde du silence attrape dans ses filets les animaux et les plantes qu’il croise sur son chemin. On y tue les requins comme on a tué les loups puisque les prédateurs, qu’ils résident sur terre ou dans les mers, sont de dangereux concurrents. A partir du requin, créature sanguinaire, on peut tracer une ligne claire entre le bien et le mal qui place le dauphin, en tant que mammifère joueur et pacifique (auquel le film compose une ode d’un grand lyrisme) dans un compagnonnage avec l’humain comparable à celui du chien3. Les tortues sont des objets utiles qui peuvent aider à nager sans effort lorsqu’on s’accroche à elles ou à servir de siège quand on est à terre. En dehors de besoins biologiques (un festin de langoustes, une poêlée de poissons-chats…), les relations aux animaux telles qu’elles sont définies par ce film appartiennent à trois registres : l’allégorie (les dauphins en tant que communauté pacifique), le symbole (le requin en prédateur sanguinaire) et la chose (la tortue comme propulseur ou siège). De la terre à la mer, l’existence culturelle des animaux est ainsi définie par des ordres de discours dont les sciences, les fables et les mythes ont posé les bases séculaires. Ainsi, ce n’est pas une « naïveté » coupable qui qualifie ponctuellement le comportement des héros du Monde du silence, mais l’ancrage culturel d’un récit qui justifie pleinement leurs actions et les relations qu’ils entretiennent au vivant tout en construisant leur cohérence.

Le Monde du silence, comme objet historique au destin contradictoire, est le puissant révélateur d’une « sélection culturelle », dont les classifications et les élections se contentent d’une observation sommaire des comportements individuels et collectifs des animaux, avant tout supports ou incarnations d’idées (et sinon choses) en fonction de vertus individuelles ou collectives répondant aux propriétés et aux qualités supposées ou imaginaires de l’espèce.

Les critères de cette sélection auraient-ils changé ? Le consensus qui s’est affirmé dans les sciences humaines autour de la nécessité de nouveaux récits ou de nouveaux mythes engageant d’autres manières de se relier aux animaux semble en tout cas manifester l’urgence de ce renouvellement, sans pour autant en préciser les termes4.

 

Allégories et symboles

On pourrait relever, dans un inventaire raisonné, ce qui dans la production artistique moderne et contemporaine, participe de l’usage symbolique et allégorique de l’animal ou des animaux, ainsi élevés au rang de sujets culturels. La liste de ces occurrences serait bien longue et l’on aurait plus vite fait de s’attacher à ce qui lui échappe.

Toutefois, afin de partager cette enquête historique avec le lecteur, on pourra lui accorder la forme d’un jeu à règle unique qui s’énoncerait comme suit : « Chaque fois que vous croisez un ou des animaux dans une œuvre d’art, moderne ou contemporaine, répondez à la question suivante : de quoi est-il, individuellement, ou sont-ils, collectivement, le symbole, l’allégorie ou la chose ? » Pour cela, on retiendra deux définitions simples : 1. l’allégorie peut être comprise comme une superposition du sens propre et du sens figuré, dans la coïncidence d’une idée à une forme5, ou encore dans la personnification d’une idée6 ; 2. le symbole se satisfait d’associer arbitrairement une forme à une idée. Ces deux tropes marquent l’emprise de l’idée et de la forme sur la qualification de l’animal, que supprime la définition de l’animal comme chose (qui ne lui accorde le statut ni d’objet ni de sujet).

Pingouin blanc solitaire, singe masqué dans un restaurant vide ou chien à patte rose dans un jardin dans les vidéo ou les installations de Pierre Huyghe ; chien dormant sur un rocher chez Gabriel Orozco ou encore coyote dans une salle close chez Joseph Beuys ; dobermans enfermés derrière des grillages d’Anne Imhof, cochons tatoués chez Wim Delvoye, chouette et morses chez Ariane Michel, animaux brûlés sur les toiles d’Adel Abdessemed ou plongés dans le formol par Damien Hirst ; compositions à partir d’enregistrements naturalistes chez Bernie Krause pour son grand orchestre des animaux… La liste est ouverte, mais on peut déjà l’interrompre pour faire deux constats. Si l’animal chose n’est jamais sujet, l’animal symbolique et l’animal allégorique ne le deviennent qu’en tant qu’ils médiatisent une idée fixée dans une forme : de la terreur à la beauté du sauvage, de la supposée indifférence animale à son étrangeté irréductible, de la communauté ouvrière à l’œuvre (territoire privilégié des abeilles et des fourmis) à la communauté réconciliée du vivant, de la cruauté humaine à la férocité des bêtes, de l’animalité à l’allégorie de l’animal lui-même… Les animaux peuvent même servir de supports symboliques à des énoncés aussi abstraits que ceux de l’ontologie plate ou du réalisme spéculatif, comme le laissent entendre les propos d’artistes tel Pierre Huyghe. Cette grande adaptabilité symbolique participe de la fortune culturelle des animaux, à l’origine d’un répertoire de poncifs et de fantasmes renouvelés au gré des époques et selon les sociétés, au sein duquel un même animal peut être le support d’une idée ou d’une idée contraire : raison pour laquelle il n’y a pas de vérité de l’animal, mais des valeurs pour l’animal.

La récente polémique suscitée par la présentation puis le retrait de la vidéo de l’installation-performance de Sun Yuan et Peng Yu, Dogs That Cannot Touch Each Other (2003) au Guggenheim de New York est ici exemplaire. Dans cette œuvre, huit pitbulls dressés au combat se font face sur des tapis roulants, attachés de manière à ne pas pouvoir se toucher. Le texte l’accompagnant affirmait ceci : « Reflétant le contexte artistique et politique d’un lieu et de son époque, Dogs That Cannot Touch Each Other est un travail artistique volontairement dérangeant et provocateur qui tente d’examiner et de critiquer des systèmes de pouvoir et de contrôle. Nous admettons que ce travail puisse être contrariant. Les commissaires de l’exposition espèrent que les spectateurs prendront en considération les raisons pour lesquelles les artistes l’ont produit et ce qu’ils peuvent ainsi dire des conditions sociales de la globalisation et de la nature complexe du monde que nous partageons7». Cette allégorie du monde contemporain aura échappé aux ligues de protection des animaux, réticentes à toute lecture symbolique mais munies de lunettes morales qui leur permettent de dénoncer une exploitation perverse de l’animal par l’homme. Question de valeurs. Une autre approche, au-delà des différences culturelles (puisque les chiens comme les chats peuvent être mangés en Chine et que ceux utilisés pour la vidéo sont dressés au combat), soulignera qu’avoir recours aux animaux pour les besoins d’une allégorie peut leur conférer, dans les faits, le statut de choses. La performance de Xu Zhen, Throwing a Cat (1998) propose ce même glissement. Selon ses dires, l’artiste acheta un chat sur un marché, puisqu’il n’arrivait pas à en attraper un, l’étrangla, puis le fracassa contre les murs de son appartement jusqu’à le réduire en bouillie. Il explique ainsi son action : « Les chats – ils ont quelque chose de sexy, pour moi. Ce sont des animaux sexy. À l’époque, j’éprouvais un désir sexuel tel : vous ne pourriez même pas le croire. C’était comme si j’étais affamé. Et je n’arrivais à rien. Je suppose que c’est ainsi que j’ai eu l’idée de lancer un chat mort8. » Ainsi, un chat fantasmé devient-il une métaphore de la frustration sexuelle de l’artiste qui motive son massacre.

Sun

Sun Yuan, Peng Yu’, Dogs That Cannot Touch Each Other. Vidéo, 7 min (2003)

Laissons les spécialistes des questions d’éthique animale batailler avec les défenseurs de la liberté de création au nom de deux sacralités qui ne peuvent dialoguer. Laissons les artistes profiter de ces querelles pour agiter le spectre de la censure et constatons que le monde-de-l’art, dans sa totalité, trouve son compte dans ces débats ineptes. Le problème est pourtant plus simple dès lors que l’analyse s’en tient au plan des idées. Les chiens de combat sur des tapis roulants comme allégorie critique d’un système de pouvoir et d’une société de contrôle, à l’égal du chat fantasmé en animal sexy, métaphore de la frustration sexuelle, sont des propositions aussi peu articulées que stupides. Elles pointent toutes deux les limites des procédés de symbolisation et d’allégorisation appliqués aux animaux dans leur potentielle bêtise, comme la relative ou totale – mais toujours nécessaire – indifférence de ces abstractions au vivant. L’interprétation infinie, encouragée par la symbolisation, produit ces arrangements sémantiques. Mais l’indifférence au vivant indique comment le pouvoir symbolique, lorsqu’il annexe l’animal comme chose, s’octroie sur lui toute liberté. Le travail critique devrait alors se poursuivre dans l’analyse de ce second glissement, relatif aux effets de la violence symbolique dans son articulation à toute autre violence, mais aussi retenir l’effacement du sujet animal lorsque la valeur qui lui est accordée s’applique à, et est déterminée par, un discours sur l’humain.

 

Sujets, acteurs et traducteurs

Ouvrir le chapitre de l’animal sujet dans l’art moderne par ces versants symboliques et allégoriques, nous ramènerait au romantisme et à la reliaison qu’il opère à la Nature à travers une articulation essentielle à l’élaboration de son programme esthétique. A toutes fins utiles, on pourra relire « La mort du Loup » de Vigny [1838], « L’incantation du loup » de Leconte de Lisle [1895], « Le pélican » de Musset [1835], « L’albatros » de Baudelaire [1859], « Le cygne » de Sully-Prudhomme [1869], ou encore « La vache » [1837] et « Le crapaud » [1858] de Hugo… Ces questions ont déjà été traitées, sans toutefois insister sur deux aspects structurants de la valeur animale dans cette poétique : le traitement générique accordé à l’animal comme individu ou comme espèce ; la fonction révélatrice de la relation homme/animal où l’animal, en tant qu’Animal, a toujours quelque chose à dire à un homme de l’Humain, jusqu’à l’indifférence dans lequel il le tient.

L’équipe de Boronali

L’équipe de Boronali. Photographie du 11 mars 1910 publiée dans Fantasio le 1er avril. Au premier plan, de gauche à droite : Georges Auric, l’âne Lolo et le père Frédé. Au second plan, de gauche à droite : Pierre Girieud, Coccinelle, Roland Dorgelès, André Warnod. A l’arrière plan : Charles Genty, Jean Aubry.

Cette « romantisation » de l’animal, dans ces deux composantes, est encore très présente dans les arts plastiques (cf. Huyghe), mais son influence se fait aussi sentir dans le naturalisme. Les pages qu’Aldo Leopold consacre à une scène de chasse initiatique, lorsqu’il croise le regard d’une louve qu’il a tuée et qu’il comprend, dans sa lueur, la bêtise des hommes et la beauté animale, reprennent à la lettre un topos romantique (cf. Vigny) dont le paradoxe veut que la grandeur du vivant se révèle toujours dans l’acte de donner la mort9. Cette histoire nous permettrait également de reconsidérer « l’affaire » Boronali, qui prit effet au Salon des Indépendants de Paris en 1910 et dont la tournure satirique repose sur la présence d’un animal sujet en peintre, c’est-à-dire en acteur du processus de la création artistique. Pour mémoire, en 1910, Roland Dorgelès, jeune journaliste à peine sorti de l’Ecole des Beaux-Arts, monte un canular dont la portée critique s’adresse autant aux organisateurs du Salon qu’aux nouvelles écoles de la peinture, dont les audaces formelles reposeraient sur de fausses valeurs. Il expose Coucher de soleil sur l’Adriatique, que le catalogue de la manifestation attribue à un peintre nommé J. R. Boronali, mais qu’un constat d’huissier publié dans le magazine Fantasio attribue, quant à lui, à un âne. Sur l’une des deux photographies qui accompagne l’article, on voit en effet un âne un pinceau attaché à la queue, dos à une toile posée au sol devant six personnes masquées d’un loup (dont une femme) portant un toast pour célébrer l’événement. Le patronyme Boronali est une anagramme d’Aliboron, figure de la sottise et de l’imbécillité. La logique de l’ânerie, qui boucle le canular et lui imprime sa portée satirique, est ainsi posée : Aliboron, au sens figuré, est un âne, quand Boronali, au sens propre, en est un aussi. La présence de l’animal exécutant une peinture n’a rien d’allégorique (c’est « Lolo », l’âne qui peint), mais le récit de l’âne-peintre, dont il est le personnage principal (Aliboron-Boronali) ne disposerait d’aucune portée satirique si sa présence ne devenait pas une allégorie. La peinture d’une bête qui est un âne (et le choix n’est certainement pas innocent), devient ainsi une bêtise de la peinture et de ceux qui la regardent (qui sont des ânes) : la logique de l’ânerie se poursuit donc dans l’acte de peindre et dans sa réception, redoublant le mouvement circulaire du sens propre et du sens figuré, de l’anagramme d’Aliboron et de Boronali. Le montage est efficace et assigne à l’âne-peintre une valeur sans équivoque. Car la puissance satirique de ce canular repose sur l’affirmation d’une coupure radicale entre l’homme et l’animal, au point d’origine de la culture et des arts, qui rétablit l’importance de la technique, de la sensibilité et de l’intelligence, quand l’activité artistique est bien exercée. Ce ne sont là que poncifs pour les besoins de la satire. Mais la satire est un exercice moral qui vise au rétablissement de certaines valeurs (jugement, talent, etc.) : ces rappels à l’ordre font apparaître la dimension profondément réactionnaire de l’allégorie de l’ânerie.

Cette affaire peut être relue à la lumière d’un phénomène récent reposant, lui aussi, sur la présence d’un sujet-animal-peintre, dans un tout autre contexte. Dans un article publié dans le Daily Mail le 22 février 200910, Desmond Morris, naturaliste anglais, se demande si les éléphants peuvent réellement peindre. Autrement dit, devrions-nous considérer les animaux comme des artistes en puissance ? Pour y répondre, Morris revient sur le cas de ces éléphants employés dans le cadre de l’exploitation forestière en Thaïlande et qui, au début des années 2000, furent accueillis dans des sanctuaires pour finir leurs jours. Les vidéos ont fait le tour du monde : accompagnés de leurs cornacs, munis de pinceaux qu’ils tiennent dans leurs trompes, ces éléphants peignent sur des toiles posées sur chevalets des images d’éléphants, d’arbres et de fleurs, avec une application et une dextérité surprenantes. « Quelque chose dont un artiste humain n’aurait pas honte », dit Morris, qui ajoute en observant l’une de ces vidéos que « De temps en temps, le gardien de l’éléphant, ou mahout, prenait une brosse vide et la remplaçait par une brosse chargée, mais c’était apparemment la seule forme d’intervention humaine11. » Poursuivant son enquête sur place, au sanctuaire de Nong Nooch, Morris remarque que les mahouts, durant toute l’exécution du tableau, sont actifs et produisent des gestes discrets, tirant légèrement sur l’oreille de l’éléphant latéralement ou verticalement, imprimant ainsi la direction des traits réalisés par l’animal.

Aucun mystère : les dessins sont appris et répétés. Mais, si l’observation de Morris est juste, et si l’on s’en tient strictement à ce qu’elle dit, alors, les traductions mises en œuvre lors de la réalisation de cette performance offrent une issue au faux problème de l’animal-sujet-artiste – qui consiste, ni plus ni moins, à décider si les animaux sont des artistes humains. La performance suppose en effet deux traductions : de la part du mahout, qui se sert de l’oreille de l’éléphant comme d’une carte sensible sur laquelle il imprime le plan d’une image ; de la part de l’éléphant, qui traduit ces gestes avec sa trompe sur la toile. Cette double traduction et ce report d’une image d’un plan à un autre impliquent des relations de coopération et de réciprocité. La question posée par cette performance n’est donc pas celle de l’animal artiste, mais celle de la création d’une zone de contact entre des hommes et des éléphants impliquant un partage de compétences et une compréhension qui, dans la réalisation d’un dessin, mobilisent plusieurs plans sensibles.

L’intelligence pratique et le contexte d’exécution de ce tour le différencient alors de bien d’autres, réalisés avec les animaux. Et Morris fait fausse route lorsqu’il espère qu’un jour, des éléphants puissent réaliser des images « spontanément », sans guidage, évoquant non sans condescendance une « galerie d’art d’éléphants » pour les exposer. La créativité située au cœur de relations interspécifiques est le fruit d’inventions communes entre les individus qu’elle implique. Tout ce que décrit Morris semble relever du registre de la notation et son spontanéisme romantique n’est d’aucun recours pour apprécier les reports, les dynamiques et les tracés de lignes et de points qui, d’un plan à un autre, permettent de réaliser une carte ou une partition à partir de gestes et d’indices. Parlons de performance ou de chorégraphie, et reconnaissons qu’il existe bien un art de faire auxquels éléphants et mahouts peuvent légitimement prétendre en tant que sujets-traducteurs-acteurs.

Trouver de bons traducteurs interspécifiques demande du temps et nécessite une intelligence pratique. Dans le domaine de la recherche scientifique, l’éthologie a récemment développé, sous ses formes cognitive ou constructive, des cadres d’expériences qui lui permettent, à partir d’observations et de descriptions précises, la « lecture » de comportements pour leur compréhension en contexte et leur pensée au sein d’une écologie générale des perceptions et des actions animales. Dans le domaine artistique, une récente initiative située entre performance et danse a tenté de rejoindre cette ligne traductrice pour repenser des comportements humains dans le cadre d’interactions avec des animaux.

Les performances pour chats et chiens de Performancepets reposent sur l’application d’un principe fondateur de l’anthropologie dite « perspectiviste », attachée à rompre avec l’anthropocentrisme et à faire cas du point de vue de « l’autre ». Ce collectif composé de Krõõt Juurak et Alex Bailey veut donc « inverser les rôles et offrir à l’animal la position de regardeur12. » Leurs performances se présentent sous la forme d’actions réalisées par des humains à destination d’animaux, exécutées le plus souvent dans un cadre domestique. Se déroulant au sol (au niveau des animaux, généralement chiens et chats), ces actions reposent sur l’adoption de postures mimétiques, de « techniques de corps et d’esprit à travers l’imitation de différentes formes de voix non-humaines et d’un langage corporel empathique, ouvrant la signification ou la connexion avec notre public non-humain13. » N’insistons pas sur l’emploi récurrent des termes de « non-humain », qui reproduisent en l’infléchissant sur un plan culturel une séparation aussi large et exclusive que le partage homme/animal la proposait sur un plan naturel – bien que ces questions de vocabulaire soient primordiales et témoignent des impasses conceptuelles auxquelles sont confrontées les sciences humaines. Mais comment ne pas considérer, par cet exemple, combien la prise en compte « du point de vue » des « non-humains » contraint le perspectivisme, dans son versant pratique et dans sa volonté de sortir de l’anthropocentrisme, à des excentricités zoomorphes ? La ligne mimétique générale adoptée par ces performeurs allongés au sol, produisant des borborygmes en oscillant de droite à gauche, est finalement assez peu renseignée sur les animaux auxquels s’adressent leurs performances. Le zoomorphisme qu’ils mettent en œuvre n’est pas l’antidote ou le contraire de l’anthropomorphisme, mais son strict complémentaire : un traducteur analogique dont la fiabilité incertaine devrait toujours être vérifiée.

 

Krööt Juurak + Alex Bailey - Performances for Pets ©Wynrich Zlomke

Krööt Juurak + Alex Bailey – Performances for Pets ©Wynrich Zlomke

 

Cette naïveté des artistes du collectif Performances for Pets, dans leur application littérale du perspectivisme anthropologique et dans leur usage acritique de techniques analogiques de traduction, prend sa pleine mesure lorsqu’ils affirment que leurs performances « leur permettent de voir le monde depuis le point de vue des animaux14. » Ce fantasme d’un bilatéralisme15 porte une nouvelle bêtise, en confondant l’égalité de principe – que pourrait revendiquer une version dogmatique du perspectivisme – et l’égalité de fait entre des points de vues nécessairement différents. Car en pensant résoudre le problème symbolique de la valeur animale, l’égalitarisme le reporte sur un plan idéologique.

La possibilité désormais offerte à des animaux, équipés d’outils techniques de captation visuels et sonores légers, de devenir des sujets-machines, tels que le documentaire animalier, les films amateurs et les vidéo d’artistes ont pu en user ces dernières années, ne participe pas à ces tentatives d’échanges de points de vue perspectivistes. Mais ces prises de vues écrivent un nouveau chapitre de l’émerveillement visuel que Cousteau et Malle avaient ouvert pour les fonds marins. Le complément que leur apportent des images filmées par des drones ou des webcams, qui permettent de suivre des animaux dans leur mouvement, voire de s’insérer au sein de leur communauté, participe de l’esthétique immersive à laquelle la grande majorité des films animaliers aspire aujourd’hui. Elle repose sur la réduction des distances avec des animaux, jusqu’à créer la sensation d’être en contact avec eux ou d’être l’un des leurs. Dans le nouage qu’elle pose entre l’émerveillement et la proximité se précise pourtant un paradoxe de cette esthétique, comme si la connaissance des animaux par capillarité visuelle ne pouvait réduire cette autre distance, à la source de toute admiration, qui nous en sépare.

 

De nouveaux récits… mais lesquels ?

Les énoncés issus d’ouvrages philosophiques ou anthropologiques ne suffisent pas à défaire l’emprise des modèles symboliques établissant la valeur animale dans le domaine des arts plastiques. Sous quelles conditions l’animal pourrait-il, dès lors, échapper à l’allégorique, au zoomorphique ou à l’émerveillement pour devenir pleinement sujet ? Cette question est complexe, puisqu’elle implique la modification des structures de signification et des structures de relation conjointement impliquées par ce problème, et subtile, puisqu’on ne peut modifier les unes sans modifier les autres.

 

Ian Cheng, Emissary Forks At Perfection. Live simulation and story, sound, infinite duration (2015)

 

L’artiste américain Ian Cheng a réalisé ces trois dernières années un travail, à partir de simulations numériques ayant recours à l’intelligence artificielle et à la programmation générative (Something Thinking of You [2015], [Live-Simulation and Story] et la trilogie regroupée sous le terme d’Emissaries) qui explore d’autres modalités du regard dans d’autres récits du vivant. On y voit, dans des animations en images 3D ne jouant pas sur le réalisme photographique, des personnages qui se battent, se nourrissent, affluent et se dispersent, mutent et apprennent. En utilisant la plateforme de développement de jeux vidéo Unity, l’artiste programme les règles comportementales et les modèles cognitifs de ces personnages ainsi que les caractéristiques physiques du monde dans lequel ils évoluent. Une fois ces cadres de définition arrêtés, ces simulations sont exécutées en direct sur des écrans ou des projections dans l’espace : ce que nous voyons, ce sont des rendus de programmes en temps réel. La simulation agit comme un filtre qui « compresse le spectre des dynamiques du vivant dans un système fermé afin de les examiner avec plus de clarté. Dans une simulation, vous établissez artificiellement un ensemble de règles et de principes, mais vous permettez ensuite à ces principes de se jouer16. » Se référant à Jakob Van Uexküll et à son concept de « monde propre » (Umwelt) pour souligner les différences que peuvent signifier les types de relations construites par des sujets à ce qui les entoure, les simulations de Ian Cheng évoluent en suivant les principes simplifiés du vivant, mais se complexifient à travers des adaptations, des apprentissages ou des accidents, qui développent les puissances de leurs agents. Un système écologique est ainsi pensé à travers les relations potentielles d’acteurs, d’indices et d’informations qui composent des mondes, évoluant selon les alliances et les problèmes qu’ils rencontrent et engendrent. L’artiste, dans les entretiens qu’il a pu accorder, insiste sur la portée éthologique de ses travaux comme de ses recherches, qui sollicitent la création, l’observation et la compréhension du comportement de sujets (humanoïdes, canidés, êtres mi-plante mi-animal), qui se rejouent sans cesse (et jamais à l’identique) dans leurs interactions et leurs interrelations.

Le tour de force de ce travail ne réside pas dans cette mise en perspective de l’intelligence artificielle, de la programmation générative et de la biologie (l’artiste a suivi une formation universitaire en sciences cognitives), mais dans la superposition de deux plans mobilisés par le terme et la fonction d’« émissaire ». Qu’est-ce qu’un émissaire ? Une personne, en charge d’une mission, envoyée auprès d’une autre personne. L’émissaire, chez Ian Cheng (un individu, souvent un chien), suit un objectif narratif qui bute sur l’écologie et les possibilités d’action des autres personnages pour tenter de donner du sens à ce qui, sinon, n’en aurait pas : « L’émissaire est une personne qui est immergée dans une réalité sociale, mais qui est envoyée physiquement dans un territoire étranger régi par une réalité sociale différente. L’émissaire est chargé de traduire une vieille carte sur un nouveau territoire et le drame découle naturellement de cette inadéquation. J’aime ce personnage intermédiaire qui doit négocier quelle réalité occuper, quelles habitudes et quelles lois importer, abandonner et adopter17. » Cette tension entre comportement réactif (de la communauté) et comportement narratif (de l’émissaire) précise l’objet du travail de Ian Cheng, dans l’exploration des intervalles créés entre la recherche de signification (narrative) et l’absence de signification (réactive), proposant au spectateur l’observation de ce qui se passe dans les écarts creusés par ces deux plans.

 

Ian Cheng. Emissary Forks At Perfection. Live simulation and story, infinite duration (2015-2016)

Ian Cheng, Emissary Forks At Perfection. Live simulation and story, sound, infinite duration (2015)

 

Comprendre ce que l’on observe dans ces images n’est pas l’interpréter, mais relier des actes dans leur continuité et les traduire à notre tour. Cette observation se situe à l’échelle d’un vivant où le sujet-animal (humanoïde, canidé, hybride de plante…) n’est pas produit par des tropes symboliques ou allégoriques, mais par des interactions et des interrelations écologiques fondées sur une simulation biologique. Ce changement d’échelle (le vivant), cette réorientation du regard (l’observation de comportements), ces techniques de traduction, sont portés par un récit potentiel : le sens n’est jamais fixé, mais toujours en devenir, dans une histoire sans début ni fin, située dans un inter-monde – dans la superposition du projet narratif de l’émissaire et de l’intelligence collective émergente de la communauté ; mais aussi dans la surface de contact de l’écran, entre le monde de la simulation et son ancrage physique dans un lieu.

Ces conditions d’expérience du regard et leur reformulation dans l’observation, à la croisée de l’esthétique et de l’éthologie, proposent un nouveau plan pour penser, en actes, nos manières de nous relier et développent une dimension expérimentale du récit : bien loin des abstraites fusions de l’animisme et du naturalisme auxquelles certains aspirent, défait des mythèmes et des métaphores, ce dernier cherche ses équilibres et son homéostasie. Aux animaux sujets d’une écologie qui évoluent dans ces simulations, le spectateur ne peut donc se soustraire, guidé par un émissaire et flottant entre deux mondes, essayant de donner du sens à ses observations, pleinement impliqué dans ce récit qui cherche son histoire. Ce faisant, il n’accède pas aux abstractions d’un domaine naturel-culturel, pour reprendre un crédo des sciences humaines : observant, il avance vers la possibilité d’un sens sans cesse rejoué par de nouvelles interrelations et interactions ; observant, il fait l’expérience d’un autre regard, aux convergences de l’art et de la biologie ; observant, il devient sujet animal.

 

 

Couverture : Ian Cheng, Emissary Forks at Perfection. Live simulation and story, sound, infinite duration (2015). Vue d’installation, galerie Pilar Corrias (Londres)

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