“The Surplus of the non-producer”, screenshots of the film in process. Enregistrement dans un studio a Paris de la bande son du film. Eve Chabanon
société

Féminisme, 29 octobre 2021

“The Surplus of the non-producer”, screenshots of the film in process. Enregistrement dans un studio a Paris de la bande son du film. Eve Chabanon

Regards croisés sur le principe de la collaboration

Entretien par Anna Colin, Ève Chabanon et Madeleine Planeix-Crocker

Sommaire

Cet entretien s’est construit autour d’Ève Chabanon, Anna Colin et Madeleine Planeix-Crocker, trois professionnelles de l’art, collègues et amies. Anna et Ève se sont rencontrées en 2016 à l’Open School East (OSE) de Londres, plus tard relocalisée à Margate, dans le Kent, Anna étant la cofondatrice de l’école, et Ève, artiste associée. Leur collaboration avec Madeleine s’est concrétisée en 2018 dans le cadre de Lafayette Anticipations, fondation privée dédiée à la production artistique à Paris. Anna y occupait le poste de commissaire associée, Madeleine, celui de responsable de la communication, et Ève, d’artiste invitée par Anna, pour l’exposition collective Le Centre ne peut tenir.

À l’occasion de cet article commandé par la revue suisse OnCurating puis traduit en français et publié par Switch (on Paper), Anna a choisi d’inviter Ève et Madeleine pour discuter de trois projets distincts dans lesquels elles jouèrent le rôle d’artiste, de commissaire, d’animatrice et de chercheuse. Bien que leur complicité soit née à Lafayette Anticipations, les projets évoqués ici émanent principalement d’autres lieux, OSE pour ce qui concerne Anna, Women Safe pour Madeleine, et un ensemble de lieux, à la fois physiques et immatériels, pour Ève. La diversité et la nature de ces espaces relationnels reflètent d’emblée le caractère hybride des engagements des trois contributrices, dans le cadre de projets qui prennent corps en dehors des institutions artistiques classiques et, plus encore, en associant toutes les personnes qui participent à la co-construction de tels projets. Elles témoignent également du rôle changeant des trois interlocutrices au sein même de leurs histoires personnelles.

Lorsqu’on les met en perspective, ces projets révèlent des caractéristiques communes, à la fois situées et collaboratives. Les réflexions qu’ils soulèvent, sur leur capacité à transformer la communauté ou la justice sociale, tout particulièrement par le biais de la pratique artistique, mettent en lumière les défis et les possibilités suscité·e·s par de telles initiatives. Sur la base de ces points de vue croisés, Ève, Anna et Madeleine ont choisi d’analyser les enseignements qui pourraient émerger et converger de ces projets, voire enrichir les prochains.

Madeleine Planeix Crocker, atelier Women safe

Madeleine Planeix-Crocker et une Guérillère de l’atelier théâtre et écriture à Women Safe © Magdalena Lawniczak

Commençons par présenter nos projets et nous situer dans le cadre de chacun d’eux.

Madeleine Planeix-Crocker (MP-C) : Le projet dont j’aimerais parler est une collaboration toujours en cours avec Women Safe, structure d’accueil et de protection pour femmes victimes et/ou témoins de violences fondée en 2014, une association qui, depuis 2017, accueille également les enfants. Situé dans les Yvelines (78), Women Safe a pour vocation d’accompagner les victimes dans un processus de reconstruction personnelle en proposant des services et des soins gratuits, notamment des consultations psychologiques, médicales et juridiques. Je suis arrivée chez Women Safe en 2017 en tant que candidate au Master 2 à l’EHESS en performance et études de genre, dotée d’une longue expérience dans le théâtre de proximité, mais aussi comme ancienne victime également d’agressions sexuelles. À travers mon projet de recherche, je désirais étudier le rôle potentiel d’une pratique artistique dans le processus de reconstruction post-traumatique de femmes-identifiées victimes d’agression(s). Au cours de mes activités de bénévole à Women Safe, j’ai ainsi pu développer un atelier d’écriture créative et théâtrale. Bien que le groupe ait eu du mal à se stabiliser, un noyau dur de six personnes s’est impliqué chaque semaine dans ce projet expérimental, dont il était clair dès le départ qu’il s’agissait d’un processus de recherche. J’ai pu partager avec le groupe les attentes et les hypothèses que portait ce projet de recherche-action, et obtenir leur consentement. Si la tranche d’âge du groupe allait de vingt à soixante-dix ans, toutes les personnes participantes avaient subi un ensemble de violences intersectionnelles en rapport avec le genre, la race, la classe sociale et le handicap physique, qu’il s’agisse d’agressions ou de harcèlement physique et/ou moral. Ce que j’évoque ici est le premier volet d’un projet qui couvre deux années de travail sur le terrain et de bénévolat à Women Safe, et dont l’aboutissement est une performance collective.

Eve Chabanon, Chapter 3

“Chapter 3: Living in Reality”, solo show à Westfälischer Kunstverein (Münster, Germany), 2020. Photo Thorsten Arendt. Work In Process : video installation de 5 moniteurs sur cadre en chêne, son non synchronisé, films environ 3 min chacun, soundtracks 45 min.

Ève Chabanon (EC) : De la même façon, Le surplus du non-producteur a été conçu comme un projet à long terme. Démarré en 2016 à Paris, il s’articule autour de ce que l’on nomme en économie le surplus du producteur, terme qui désigne la différence entre la somme d’argent qu’un producteur serait prêt à accepter pour un bien et ce qu’il obtient réellement en le vendant suivant le prix du marché. Le projet rassemble des artisans, des artistes et d’autres travailleurs culturels qui se retrouvent en exil et connaissent ainsi des difficultés à exercer leur profession. Après plusieurs années, six participant·e·s restent étroitement impliqué·e·s dans le projet : Nassima Shavaeva, danseuse et chanteuse ouïgoure du Kazakhstan ; Olivier Iturerere, producteur de cinéma et de télévision du Burundi ; Aram Ikram Taştekin, acteur venu du Kurdistan turc ; Abdulmajeed Haydar, scénariste palestinien de Syrie ; Abou Dubaev, stucateur de Tchétchénie ; et Yara Al Najem, graphiste originaire elle aussi de Syrie. Ensemble, nous avons créé une sorte de coopérative informelle, un “think tank” axé sur l’échange transculturel de connaissances et de compétences, qui a également contribué à développer une vraie communauté. Au fil du temps, nous avons produit une série de collaborations qui prennent la forme d’objets, de vidéos, d’ateliers et d’écrits.

Anna Colin (AC) : Le projet dont je vais parler est plus court-termiste que le vôtre, bien que fondé sur des ambitions à plus long terme, sur lesquelles je reviendrai plus tard. Le projet consistait à produire un court métrage de science-fiction collaboratif sur trois mois, au cours de l’été 2019, réalisé par et en collaboration avec une douzaine de membres de Getting On with Learning Difficulties (GOLD)1, un groupe associé à l’association caritative East Kent Mencap (EKM) à Margate. Quelques personnes extérieures à cette structure, également affectées par des difficultés d’apprentissage et qui n’avaient pas pris part aux discussions initiales, ont rejoint le projet lors de son lancement en juillet. Ce projet était le fruit d’un partenariat avec Open School East (OSE) – une école d’art indépendante et un espace communautaire également basés à Margate, que j’ai cofondés et que je dirigeais à l’époque – et l’artiste Jemma Cullen, qui venait de rejoindre le programme d’activités annuel de la OSE. Bien qu’impliquée directement dans la conception du projet, je n’ai pas participé à sa réalisation, Jemma s’étant chargée de cette partie, ce qui me place dans une position différente de vous deux. En comparaison, mon rôle était plus institutionnel et, de fait, le projet est né de la volonté de deux organisations, EKM et OSE, de travailler ensemble. Invités un an plus tôt à participer à un atelier de la OSE, des représentants du groupe GOLD avaient regretté que le format de la journée et son déroulement se soient avérés totalement inadaptés aux personnes connaissant des difficultés d’apprentissage. Nous étions donc convenu·e·s de nous rencontrer pour réfléchir ensemble à la manière dont la OSE pourrait rendre ses ateliers plus accessibles et à nos possibilités de collaborer à l’avenir. Il a suffi d’une réunion, à laquelle j’ai assisté avec Jemma, et d’à peine deux heures au cours desquelles les membres de GOLD ont fait des suggestions, manifesté leur motivation et suggéré quelques idées farfelues, pour que le cadre du projet de collaboration soit fixé.

Anna Colin, workshop OSE

Anna Colin, participant·e·s au workshop GOLD de l’Open School East, semaine 5, 2019, photo Louis Palfrey

Essayons de trouver quelques thèmes et points de convergence qui pourraient relier nos projets respectifs.

MP-C : Certainement ! Pour commencer, j’aimerais évoquer l’une des “constantes” de l’atelier, à savoir le temps consacré au sein du groupe pour des lectures collectives de pièces de théâtre, de poèmes, d’essais, de textes engagés. Nous avons également écouté de la musique et visionné des films. À partir de là, en m’appuyant sur ma connaissance des pratiques théâtrales féministes, j’ai proposé une série d’exercices d’improvisation et des jeux de rôles, ainsi que des échauffements physiques et vocaux dans le but de renforcer la confiance en soi qui peut être relayée par ces pratiques expressives. Ce n’est pas facile car l’on s’expose et cela suscitait parfois des réactions de crainte, de timidité, voire de honte. Lorsqu’il est question d’agression physique, par exemple, le corps peut être vécu comme une “zone frontalière“ (selon la poète et militante Gloria Anzaldúa, 2012), un lieu que l’on connaît bien et qui reste marqué par le souvenir d’émotions marquant l’avant et l’après-traumatisme. La frontière entre ces deux moments, où la violence sert cruellement de bascule, est extrêmement ténue. J’ai également conçu des exercices pour faciliter la retranscription des souvenirs, des impressions et des convictions, d’abord exprimés oralement avant d’être mis à l’écrit ; les participantes choisissaient les sujets qu’elles voulaient aborder, qu’ils soient en rapport avec leur(s) propre(s) expérience(s) de la violence ou non. En commençant par des mots seuls qui, peu à peu, laissaient place à des phrases, puis à des textes à part entière, les participantes ont fini par rédiger des discours véritablement originaux. J’évoque ces moments pour témoigner de mes actions en tant que facilitatrice de l’atelier et surtout pour souligner que le groupe, ou encore la communauté, des participantes de l’atelier n’était en aucun cas pré-constitué malgré leur rassemblement à Women Safe. Cela a sans doute été différent pour vous, Ève et Anna.

EC : Pour ma part, lorsque j’ai commencé à travailler sur Le surplus du non-producteur, j’étais en train de terminer deux projets importants. L’un s’intitule G Body Work, un projet de deux ans impliquant un groupe de jeunes hommes qui étudiaient la carrosserie automobile dans un lycée professionnel de la banlieue parisienne. G Body Work s’est construit comme un processus de recherche dense et collectif sur l’autodétermination dans le travail, prenant le “travail en perruque” comme prétexte à des discussions et des actions. Le second projet était l’aboutissement d’une résidence à la White House de Dagenham, dans le Grand Londres, où j’avais été invitée à passer six mois après avoir suivi le programme d’OSE. Intitulé Anti Social Social Club : Chapitre 1, La Chambre des dépossédés, il s’est concrétisé sous la forme d’un débat public sur le thème de la dépossession, qui s’est invité dans la Salle du Conseil de l’Hôtel de Ville de Barking, dans le même arrondissement. Réunissant un échantillon représentatif de la communauté locale, l’événement nous a permis de mettre en lumière le problème de l’autoritarisme et de la manipulation des foules que l’on rencontre souvent lors des réunions publiques. Ce faisant, le projet a recentré le débat sur les processus démocratiques et le réel pouvoir du “public”. Lorsque Lafayette Anticipations m’a contactée pour une nouvelle recherche en 2016, ils m’ont proposé d’entrer en relation avec Thot, une école de langue française pour les personnes en exil à Paris ; pour laquelle j’ai fini par faire du bénévolat pendant six mois. Avec cette expérience, je me suis rendu compte que la plupart des apprenant·e·s ne pouvaient pas exercer leur métier d’origine, leur identité étant réduite à celle de “migrant·e·s”. La première impulsion du projet a donc été d’essayer de faciliter l’accès au travail des personnes en exil et plus particulièrement celles de ma communauté professionnelle, c’est-à-dire des domaines de l’art et de la culture. Cela m’a conduit à mettre en place un réseau informel de travailleurs sociaux, d’avocats, d’activistes et de penseurs basés à Paris et œuvrant pour la prise en compte et la reconnaissance sociale, légale et professionnelle de cette communauté. Le projet s’est mis en place lentement, et avec beaucoup d’interrogations quant à mon rôle ou ma présence dans ce contexte particulier. C’était donc beaucoup moins spontané que ce que tu sembles avoir vécu Anna.

AC : Le projet est différent dans la mesure où GOLD est une communauté constituée, mais j’ai en effet ressenti une vraie spontanéité comme tu le dis ; c’était comme si nous savions tous que la collaboration ne fonctionnerait que si elle était pilotée par les personnes participantes elles-mêmes. Au cours de cette fameuse première réunion, chaque membre a parlé de son intérêt pour l’apprentissage et les activités créatives, et l’un·e d’entre eux·elles a fait circuler les résultats d’un questionnaire qu’ils avaient récemment mené sur les activités que le groupe souhaitait poursuivre. La réalisation de films arrivant en tête de liste, nous avons discuté de la possibilité de travailler ensemble sur un film. Quelques membres ont confié à quel point ils·elles étaient fans de l’émission télévisée britannique The Undateables, qui met en scène des personnes atteintes d’une pathologie de longue durée que l’on suit lors de leurs rendez-vous galants. La conversation s’est alors rapidement orientée vers le besoin de créer davantage d’opportunités narratives pour les personnes qui souffrent d’invisibilité du fait de leur handicap. Le film devait donner voix non seulement aux histoires personnelles des membres de GOLD, mais aussi à leur imagination et à leur créativité. Le processus s’est déroulé assez naturellement et, en attendant que notre financement soit confirmé, nous avons eu des échanges itératifs sur la structure du projet : à quelle fréquence nous nous rencontrerions (une fois par semaine pendant trois heures) et où (la OSE, en tant que nouveau cadre, ferait-elle l’affaire ?) ; quelles compétences et étapes spécifiques étaient nécessaires pour réaliser le film (par exemple, compétences dans le maniement de la caméra, écriture de scénario, storyboarding, repérage de lieux, fabrication de costumes et d’accessoires, jeux de rôle, etc.) Jemma a joué le rôle d’organisatrice, de facilitatrice, d’animatrice, elle a même invité d’autres artistes de la OSE dont les compétences pouvaient s’avérer utile à animer des sessions sur la fabrication d’un film et de costumes, la scénographie et les accessoires de scène, ou le jeu d’acteur. Le film est ainsi le fruit d’une collaboration quasi-complète ; seul le montage a dû être effectué indépendamment car il s’est avéré que douze séances collectives de trois heures n’ont pas suffi à mener à bien cette tâche.

Pouvons-nous discuter des résultats de ces projets à ce jour et de la façon dont ils ont été partagés ?

Madeleine Planeix Crocker, atelier women safe 2019

Madeleine Planeix-Crocker et les participantes au workshop Women Safe, 2019. Photo Maxime Fieschi. Courtesy Le Parisien

MP-C : Tout comme ce que tu viens de décrire, Anna, les participantes de Women Safe ont pris une décision collective : monter une représentation en direct de leurs monologues pour leurs familles, leurs ami·e·s et l’équipe de l’association. C’est à partir de là que nous avons commencé un travail collaboratif pour mettre en scène leurs textes. Devant évoluer en milieu protégé et sans budget, le groupe a choisi d’investir les bureaux de membres du personnel qui avaient au préalable donné leur accord. En répétant pendant les pauses déjeuner, les participantes se sont réapproprié ces espaces où elles avaient été accueillies par les soignant·e·s de service. En choisissant tous leurs accessoires sur place – photos de famille, livres de chevet, talismans, bougies disposées auprès de brochures de gynécologie obstétrique, ou sur la table de massage, face au code pénal –, les participantes ont construit autant de scénographies à l’origine de nouvelles narrations. Dans leur monologue, les participantes-actrices parlaient de ces objets, à travers ces objets, qui servaient à ancrer ou marquer un instant, un sentiment, une blessure. À chaque répétition, les actrices prenaient des notes, échangeaient des commentaires. Nous pouvions sentir le groupe se transformer par une forme de volonté commune, catalysant les ressources collectives, et animée par les désirs, les fantasmes – une autre façon de parler de “communauté”. Ou encore, un signe peut-être du fait de voir ou être vue dans une perspective solidaire. De l’aveu même des participantes, c’est la radicalité de ce geste d’ouverture (selon l’intellectuelle et militante américaine bell hooks, 1989), cette façon de partager leur histoire intime avec leurs propres mots, qui leur a permis de faire un grand pas vers la survivance.

Anna Colin, Mencap

Anna Colin, atelier Pulling the story together de l’association caritative East Kent Mencap (EKM) à Margate.

AC : Je rebondis sur ce que tu décris parce que je reconnais certaines similitudes dans le fait que les participant·e·s à mon projet ont eu recours également à la performance – en l’occurrence, cinématographique – pour s’exprimer sur un mode qu’ils·elles ne maîtrisaient pas forcément auparavant. En décidant de réaliser un film de science-fiction loufoque, ils·elles ont pu raconter une histoire autrement – et de ce fait présenter une image différente d’eux·elles-mêmes – échappant à la stigmatisation dont ils·elles peuvent être victimes. Le film, intitulé A Night to Remember: The World Turned Upside Down, a été présenté en avant-première dans une vraie salle de projection du parc à thème Dreamland, à Margate, l’avant-première étant réservée aux participant·e·s, aux organisateur·trice·s et aux artistes qui avaient animé les sessions ainsi qu’à leurs ami·e·s et à leurs familles. Le spectacle était total : le groupe voulait reconstituer l’expérience d’une projection de cinéma accompagnée d’une cérémonie de remise de prix, ce qui nous a donné des cornets de pop-corn, un tapis rouge, des discours, des fleurs et des photographes officiels, sans oublier un maître de cérémonie pour décerner les prix. C’était une expérience très émouvante.

“Chapter 3: Living in Reality”, solo show à Westfälischer Kunstverein (Münster, Germany), 2020. Picture: Thorsten Arendt. La Plateau, 2018, plaire, pigments, contreplaqué, acier, 1m50x3m

Ève Chabanon, “Chapter 3: Living in Reality”, solo show à Westfälischer Kunstverein (Münster, Germany), 2020. Photo Thorsten Arendt. Le Plateau, 2018, plâtre, pigments, contreplaqué, acier

EC : De notre côté, la première étape a été de trouver un moyen pour que chacun puisse s’exprimer sans forcément avoir à parler de soi. Le premier résultat a été la collaboration avec Abou Dubaev, un maître stucateur qui travaillait alors avec La Fabrique Nomade, une organisation dédiée à la réhabilitation professionnelle des artisans en exil. À l’époque, Abou produisait une variété de petits objets décoratifs, mais son savoir-faire et son expérience lui avaient permis dans le passé de décrocher des commandes pour des palais en Russie par exemple. J’ai joué le rôle de facilitatrice entre les compétences d’Abou et les différentes instances de Lafayette Anticipations. Après l’avoir aidé à se procurer des matériaux et à installer un atelier dans les espaces mêmes de l’institution, nous avons réalisé une table composée d’un panneau de stucco, aux effets de marbre réalisés sur contreplaqué, dont l’exécution parfaite a été pour Abou la meilleure façon de démontrer l’étendue de son savoir-faire. Dans le cadre de nos accords, Lafayette a employé temporairement Abou en tant que salarié, en utilisant une partie du budget alloué à l’exposition. Ce contrat a non seulement participé à fournir à Abou les documents et les fonds nécessaires pour accéder à un logement social et plus tard trouver un autre emploi, mais il lui a également permis de se consacrer à sa production artistique, tout en générant du surplus. La table, présentée dans le cadre d’une exposition collective, est devenue tout à la fois un monument, un territoire partagé, une scène, un support de conversation autour duquel nous pouvions nous réunir et démarrer la seconde partie du projet. Il s’agissait en l’occurrence d’un film qui entremêlerait les capacités respectives des membres de notre coopérative informelle, tout en leur procurant un revenu et des contrats, ce qui s’avérerait utile pour leurs demandes administratives. J’ai demandé à Abdulmajeed Haydar, ancien scénariste de séries télévisées et de films, d’écrire un scénario qui réunirait les personnages qui ont marqué sa carrière. Je lui ai ensuite demandé s’il pouvait trouver un moyen de les faire se rencontrer dans une histoire où les autres membres du projet pourraient intervenir. Nous avons également puisé dans le répertoire de la chanteuse et participante au projet Nassima Shavaeva afin de composer une bande sonore. En parallèle, nous avons organisé et filmé quelques événements qui apparaîtraient dans le film. L’un d’entre eux consistait en une rencontre et une conversation privée autour de la table en stucco entre les membres du groupe et Katherine Gibson, une économiste australienne connue pour ses recherches visant à repenser les économies comme des environnements propices à des actions éthiques.

Pouvons-nous maintenant évoquer les défis que représentent ces projets ?

AC : Les défis que nous avons rencontrés, aussi bien humains que techniques, m’ont fait reconsidérer les responsabilités de la pratique sociale et des institutions qui s’y engagent. Si des employés et des bénévoles d’EKM étaient présents lors de nos sessions, rien ne compensait le manque d’expérience de Jemma et du personnel de la OSE dans la relation aux adultes manifestant des difficultés d’apprentissage. Comme je l’ai déjà mentionné, quelques participant·e·s indépendant·e·s n’avaient pas la structure de soutien dont disposaient les membres de GOLD, du fait de leur affiliation au groupe et à EKM. Certaines situations étaient délicates à gérer, notamment, le fait que nous avions parfois du mal à accéder à un espace de pause pour que les participants puissent relâcher la pression, retrouver leurs esprits, gérer leurs émotions ou parler à quelqu’un en privé. Cette expérience met en lumière ce que je considère comme un défi majeur de la pratique sociale aujourd’hui, à savoir l’incapacité des artistes et des institutions artistiques à travailler au mieux avec des individus et des communautés vulnérables. Et je ne peux que blâmer les institutions pour cela (y compris la mienne), car elles ont poussé les artistes dans des territoires qui n’ont aucun rapport avec leur champ de connaissances et d’expérience. Dans le contexte britannique, cette tendance est une conséquence directe du fait que le gouvernement a posé comme condition à l’attribution de ses financements que les institutions artistiques et les artistes assument un rôle socialement utile afin de compenser le déclin des prestations de l’État. Je pense que sans formation et/ou expérience significative dans le domaine de l’aide sociale – prise en charge par les institutions pour les artistes et les professionnels de l’art – aucun engagement durable et probant entre ces derniers et les groupes de personnes défavorisées ne saurait réellement exister sereinement, ni même en sécurité.

MP-C : Cela fait vraiment écho à ma propre expérience, Anna. N’ayant pas moi-même de formation d’art-thérapeute, je me suis appuyée sur mes collègues de Women Safe, notamment les psychologues, pour mieux comprendre les enjeux de la situation et apprendre à traiter certaines des difficultés individuelles qui ont pu apparaître dans le cadre de l’atelier. Sur ce point, je dirais que la phase écriture du processus a été particulièrement tendue, voire électrique et pour finir galvanisante. Aucun mot n’était anodin, car il pouvait être le sujet d’un véritable conflit personnel, réveillant des blessures refoulées ou le souvenir de frustrations. Nous avons dû nous rendre à l’évidence que la violence est omniprésente dans le langage lui-même. En fin de compte, chaque protagoniste a choisi d’“habiter le trouble” (pour faire référence à l’ouvrage de Donna Haraway, paru en 2016) – pour accepter ce qui a émergé au cours du processus, l’exposer, le re-situer –, en évoquant son expérience de cette violence dans son monologue. Au lieu de procéder à un témoignage tel que l’exigent (de force) les diverses institutions de droit ou de médecine, qui réveille le traumatisme, elles se sont tournées vers les exemples de désidentifications performatives (Muñoz, 1999) que nous avons explorés dans nos lectures. Ces exemples ont servi à protéger et inspirer les participantes alors qu’elles donnaient un nouveau sens – le leur – aux événements vécus. Il est également important de noter que chaque étape du processus d’écriture a été réalisée en commun avec les autres participantes, au fil de lectures personnelles, suivies de discussions approfondies et réconfortantes.

EC : Je pense qu’il est intéressant de souligner qu’Anna et toi travaillez de l’intérieur des organisations. Vous agissez en collaboration avec des professionnels du secteur de l’aide sociale. Personnellement, je travaille de l’extérieur, ou plutôt dans la continuité de ce que les organisations que j’ai rencontrées au début du projet fournissent déjà. Par ailleurs, pour revenir à la question des défis, je dirais qu’il y a une liste sans fin d’interrogations auxquelles nous devons continuellement nous confronter. Parmi les plus récentes, comment le travail culturel et artistique se manifeste-t-il réellement ? Se traduit-il nécessairement par un produit fini, un objet par lequel la valeur du travail peut être attestée et mesurée ? Comment mesurer le bon niveau d’inclusion et de participation ? Travailler au sein d’un collectif exige de s’interroger en permanence sur ses motivations et ses intentions ; en d’autres termes, il faut identifier et peser les risques individuels et les relations de pouvoir de part et d’autre. Les déséquilibres systémiques et les schémas de pensée et de comportement internalisés ne peuvent être dépassés que par une introspection et une recomposition permanentes.

Quels sont les enseignements ou les prochaines étapes de ces projets, s’il y en a ?

Madeleine Planeix Crocker

Madeleine Planeix-Crocker et Les Guérillères de l’atelier théâtre et écriture de Women Safe, photo du tournage never again to belong to another than herself – émerger des violences de genre © Magdalena Lawncizak, 2019

MP-C : Tant de choses se sont passées depuis le premier chapitre de ce projet ! Chaque participante aux ateliers a pu s’orienter vers d’autres activités en dehors de Women Safe, ce qui est une autre étape positive dans un processus de reconstruction. J’aimerais également souligner un autre résultat du projet ; les ressources explorées dans l’atelier ont été mises en commun et ont donné forme à notre  »Bibliographie en (Re)construction », sans doute notre version maison d’une  »boîte à outils féministe » telle qu’imaginée par la théoricienne anglo-australienne Sara Ahmed. Bien que mon master soit maintenant terminé, je conserve un engagement actif dans l’atelier. À ma grande joie, un nouveau groupe de participantes a pris forme. Sur le plan personnel, cette expérience de collaboration m’a conduite à remettre particulièrement en question mon statut de praticienne de la recherche féministe intersectionnelle, et d’“initiée intime” de ce terrain (selon le duo de chercheuses américaines Dana Cuomo & Vanessa A. Massaro, 2016). J’y ai appris – et j’apprends encore – à “me tenir aux côtés des collègues” (selon la chercheuse canadienne Kim TallBear, 2014) rencontré·e·s au cours de ce processus de co-construction, qui a nourri mon sujet de thèse sur les performances en commun. J’ai en effet choisi de réorienter ma recherche et de concentrer mon attention sur les initiatives programmées au sein des institutions artistiques – un résultat partiel de mes nouvelles responsabilités en tant que curatrice associée à Lafayette Anticipations. C’est ainsi, Ève, que j’en suis venue à étudier ton projet collaboratif comme étude dans ma thèse. Comme tu l’as très bien décrit, Le surplus est en constante négociation avec les institutions artistiques, mais aussi avec l’“art institutionnel” en tant que concept normatif, traversé de tensions et, parfois, de possibilités.

“The Surplus of the non-producer”, screenshots of the film in process. Ateliers dans un lycée à Argenteuil avec le soutient de Bétonsalon et Misia film.

Ève Chabanon, Le Surplus du non-producteur, image extraite du film en cours de réalisation. Ateliers dans un lycée à Argenteuil avec le soutien de Bétonsalon et Misia film.

EC : Le surplus a fait l’objet d’une exposition au centre d’art Bétonsalon à Paris et au Westfälischer Kunstverein à Münster en 2020 et au Beursschouwburg à Bruxelles en 2021, ce qui a constitué un véritable défi, en partie pour les raisons que tu évoques, Madeleine. Cependant, les expositions ont également donné de la visibilité au projet et, de ce fait, nous avons réussi à obtenir quelques financements qui, nous l’espérons, nous aideront à terminer le film. Ce résultat final portera sur le projet dans son ensemble ; une partie fiction, une partie documentaire. Nous travaillons également avec les institutions que j’ai évoquées sur un ouvrage qui rassemble la communauté élargie qui a rendu le projet possible – un livre dont vous faites tous deux partie, d’ailleurs. Pendant la période où le projet de film était en pause, nous sommes tou·te·s resté·e·s en contact ; je suppose que l’amitié a pris le dessus, ce qui a également apporté une tonalité différente à notre collaboration.

AC : Contrairement à vos projets, celui dont j’ai parlé avait une temporalité fixe, mais au fur et à mesure que le projet avançait, il est devenu évident que toutes les parties voulaient aller plus loin dans la collaboration. Les personnes invitées à partager leurs compétences professionnelles pendant les sessions et qui n’étaient pas déjà employées par EKM et OSE – c’est-à-dire Jemma et quatre de ses collègues – ont été rémunérées pour leur travail. Au fur et à mesure que les participant·e·s acquéraient de nouvelles compétences et gagnaient en confiance, ils·elles disaient parfois en plaisantant qu’ils·elles devraient commencer à monnayer leur expertise et leur participation au film. Leurs commentaires sur la gratuité du travail ont suscité un débat sur l’économie de la participation dans le champ des arts et, très inspiré·e·s par les réflexions d’Ève sur Le surplus, nous avons envisagé la possibilité de créer une coopérative pour les membres de GOLD et les participant·e·s au projet non affilié·e·s à une structure afin de réaliser des projets créatifs pour et avec une série d’institutions – universités, conseils locaux, organisations artistiques – contre rémunération. Cette idée est également née du fait que, à la suite du film, GOLD a été contacté pour participer, sans rémunération, à des projets qu’il n’avait pas contribué à concevoir. C’était une tentative d’instrumentalisation venant d’organisations dans un exercice flagrant de récupération et de bonne conscience. L’idée de la coopérative était d’obtenir un financement sur plusieurs années afin que les membres de GOLD puissent d’abord suivre une formation spécialisée dans des domaines dans lesquels ils souhaitaient développer leurs compétences et leurs connaissances. Un site web serait ensuite créé pour faire la publicité des services offerts par la coopérative, et des contacts seraient pris avec diverses institutions pour obtenir des commandes. La coopérative ne serait pas seulement un moyen de mutualiser les ressources, mais aussi le véhicule par lequel les membres pourraient facturer et percevoir des dividendes sans affecter leurs prestations publiques. Des conseils juridiques seraient sollicités pour s’en assurer. Cependant, ce projet, du moins sous la forme qui vient d’être décrite, n’a pas dépassé le stade des discussions initiales entre EKM, un membre de GOLD, OSE et Jemma, et n’a pas été soumis à l’ensemble du groupe. La Covid est arrivée et un travail plus urgent a pris le pas sur ce projet jugé trop complexe. Cela dit, la collaboration entre EKM, GOLD et Jemma se poursuit à ce jour. Jemma est actuellement employée par EKM, et l’idée de la coopérative, bien que sous une forme différente, a été réactivée. En outre, l’année dernière, Jemma a travaillé avec un autre artiste et quelques membres de GOLD pour un projet en ligne sur le thème des soins dans le centre culturel Almanac à Londres2. Le projet initial connaît donc un prolongement à plusieurs niveaux.

Anna Colin, Tournage_A-Night-to-Remember-2019-photo-by-Jemma-Cullen

Anna Colin, Tournage du film A Night to Remember, 2019, photo Jemma-Cullen

Quelles leçons avez-vous tirées de ces initiatives qui pourraient faire écho au projet d’“instituer le féminisme” ?

MP-C : Je suppose que Women Safe pourrait être un exemple d’une institution féministe intersectionnelle, dont le statut ne serait pas autoproclamé, mais validé par l’action ; plus précisément, c’est un lieu dans lequel une pratique artistique communautaire a trouvé son intention et sa place (selon le juriste et activiste Dean Spade, 2020). Peut-être est-ce une façon de déplacer notre attention vers d’autres espaces spécialisés qui transmettent leurs propres apprentissages spécifiques, notamment en ce qui concerne la mise en œuvre de pratiques sécurisantes pour des personnes vulnérables. Pour le groupe de l’atelier Women Safe, tout comme pour vos projets, Ève et Anna, cela signifiait négocier des ressources économiques limitées ou inexistantes pour créer une performance, et donc se concentrer sur d’autres typologies de biens communs (savoir-faire individuel et collectif, motivations, temps et espace disponibles). Ainsi, après avoir conçu dans l’action nos propres “stratégies émergentes” (selon l’auteure et militante américaine adrienne maree brown, 2017) et fortes de leurs enseignements, nous pourrions revenir dans l’institution artistique, où nous travaillons également, pour questionner ses doctrines et pratiques habituelles. C’est ce que j’espère faire dans l’espace des Warm Up Sessions que j’organise à Lafayette Anticipations, une pratique incarnée, collective et de tous niveaux que les participant·e·s partagent avec un·e artiste invité·e. Mon objectif est d’utiliser cette opportunité et la plateforme à laquelle j’ai accès comme une ressource pour inviter les artistes, pouvoir collaborer avec eux·elles et les rémunérer pour leur travail, tout en accueillant un public actif. C’est peut-être une façon d’effectuer une autocritique en même temps qu’une critique institutionnelle, et façonner différents modes de partage avec les artistes, les travaill·eur·euse·s de l’art et le public.

AC : Je me sens à l’aise avec le terme d’institution féministe intersectionnelle et il peut être utile d’envisager une telle institution, pour rejoindre Sara Ahmed, comme un organisme. Si un organe vivant est en pleine santé, il y a des chances que le reste de l’organisme le soit aussi ; à l’inverse, si l’un d’eux fonctionne mal, les autres commenceront tôt ou tard à en souffrir. Dans le cadre de mes recherches doctorales, j’étudie, entre autres, les approches institutionnelles holistiques3 au Royaume-Uni, de la fin du 19e siècle à nos jours, et il semble qu’elles soient difficiles à trouver. Dans le contexte britannique, les organisations artistiques à but non lucratif qui dépendent du financement public ont peu de chances de gérer une quelconque forme d’holisme ; au mieux, leurs projets et programmes sont audacieux, mais ils seront toujours en tension avec les activités des organisations, les stratégies financières et les rapports d’activité. Les organisations que j’ai étudiées et qui ont réussi à gérer un semblant d’holisme, ne serait-ce que temporairement, étaient sans surprise des coopératives ; c’est par exemple le cas de la librairie, du café et du centre civique Centerprise (1971-2012) dans l’est de Londres, qui a été géré comme une coopérative entre 1974 et 1993. Le code de pratique de l’institution artistique féministe, élaboré par la curatrice tchèque Tereza Stejskalová, souligne, entre autres choses, la nécessité d’une cohérence entre les opérations internes de l’institution et sa production publique/programmatique ; d’être (auto)critique ; et de prêter attention aux “attributs de la théorie féministe du care” (Stejskalová, 2017). Je pense que cela résume nos centres d’intérêt, nos efforts et nos luttes, mais je voudrais redire que le care ne peut être pensé qu’en termes purement conceptuels et que la rémunération des freelances et des artistes, mais aussi des personnes qui participent aux projets – qui n’ont pas toujours la capacité financière de prendre ce temps de participation et qui pourtant leur apportent une valeur sociale importante – est une nécessaire réflexion à mener.

En couverture : Ève Chabanon, Le Surplus du non-producteur, image extraite du film en cours de réalisation. Enregistrement dans un studio à Paris de la bande son du film.

1.La physionomie et le rendu du projet (film et making off) sont à retrouver ici : OSE

2.Pour en savoir plus : Almanac

3.À savoir des institutions dont les valeurs sont reflétées tant dans la programmation, soit-elle pédagogique ou artistique, que dans la gouvernance, la gestion, la conception et l’usage de leur espace, et enfin, leur accueil des publics.

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