Black Mountain College
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Enseigner en école d’art par temps de crise

Chronique par Hélène Giannecchini et Nina Leger

Sommaire

Comme toutes les universités, les écoles d’art ont été fermées en Europe, contraintes de poursuivre un enseignement à distance. Faute de pratique dans les ateliers techniques, l’histoire et la théorie de l’art ont tenté de combler le vide. Mais ni les bonnes volontés ni les progrès numériques n’ont permis la fluidité des échanges. Deux auteures et enseignantes, Hélène Giannecchini et Nina Leger, pointent les limites de la pédagogie virtuelle en lançant un appel pour « un droit d’inventaire et un devoir d’invention » en faveur de l’enseignement artistique.

Tout devait s’arrêter et nous avons été saisies d’un sentiment d’urgence. Depuis le début du confinement, quand nous avons appris que les écoles d’art où nous enseignons resteraient fermées plusieurs semaines, voire davantage, nous nous sommes précipitées pour organiser des rendez-vous en ligne, écrire des mails, penser des cours pour nos étudiant.e.s. Cette fameuse continuité pédagogique à laquelle les ministres nous enjoignent sans pour autant nous y aider, nous l’avons devancée avec une fébrilité où se mêlaient la volonté de prendre soin de celles et ceux à qui nous enseignons et, soyons honnêtes, l’angoisse inédite d’être confrontées à une pandémie. Nous voulions accompagner nos étudiant.e.s, ne pas les laisser seul.e.s, d’autant que nous savions que certain.e.s allaient vivre ce confinement dans des conditions précaires (espace exigu, difficultés financières, détresse psychologique, arrêt forcé de la production plastique, etc.). Parce que nous enseignons l’histoire et la théorie de l’art, nous avions conscience que nos disciplines se prêtaient mieux que d’autres à la dématérialisation par le numérique : ceci nous engageait.

Nous avons poursuivi certains cours en les adaptant, mais il fallait aussi acter l’inédit en proposant de nouvelles formes. Ainsi, nous avons entrepris la création d’une carte interactive répertoriant conférences, entretiens, émissions, revues ou expositions accessibles en ligne gratuitement. D’emblée, alors que nous n’enseignons pas dans les mêmes écoles, nous avons travaillé à deux, associant nos connaissances et lançant un appel sur Twitter et Facebook afin de collecter des recommandations de proches et d’inconnu.e.s. Nous avons ensuite échangé avec des professeur.e.s et bibliothécaires de plusieurs écoles d’art car, nous sommes convaincues que cette crise exige d’ouvrir les espaces de travail. Les équipes constituées et les appartenances institutionnelles doivent s’augmenter d’affinités électives et intellectuelles plus vastes, plus inattendues aussi. Notre carte modélise un territoire, elle formule un potentiel qu’il appartient aux étudiant.e.s d’actualiser en suivant leurs intérêts particuliers ou en dérivant au hasard de leurs découvertes. Commune, la carte existe effectivement dans les interprétations singulières de chacun.e.

Depuis la fermeture des écoles nous investissons les outils numériques avec une énergie sans précédent. Ils ont toujours eu un rôle dans nos enseignements, mais nous les utilisions avec une forme d’indifférence coutumière. Cette fois, nous avons voulu trouver la meilleure plateforme d’échange, l’instrument le plus efficace pour co-travailler, l’application ultime pour donner cours en ligne. Zoom, Discord, Meet, Skype, WhatsApp, Coggle, Youtube, etc. : nous avons créé des comptes, appris à naviguer sur de nouvelles interfaces, multiplié les propositions. Certains outils continueront de nous accompagner, mais, si nous avons d’abord été séduites par les possibilités offertes, les limites de l’exercice n’ont pas tardé à apparaître, soulevant des questions que nous n’avions pas toujours anticipées.

Comme nos collègues du secondaire, nous nous sommes heurtées à la rupture d’égalité qu’implique l’enseignement en ligne. Nos étudiant.e.s ne disposent pas tou.te.s des mêmes moyens pour exploiter les contenus que nous leur destinons – parfois, ils.elles n’ont pas de connexion internet, parfois, pas d’ordinateur. À d’autres, il manque les compétences ou tout simplement la capacité et la possibilité de rester concentré.e.s devant leur écran pendant un temps donné ; croire que cette discipline du corps n’est qu’une question de volonté, c’est nier qu’elle est aussi un apprentissage de classe et qu’elle prend appui sur certaines conditions matérielles comme l’espace et le calme dont tou.te.s ne disposent pas. D’autres interrogations suivent : que cédons nous aux plateformes qui hébergent notre travail ? De quelle manière les étudiant.e.s s’emparent-il.elle.s de nos propositions et comment maintenir le lien avec celles.ceux qui sont le plus en difficulté ou qui ne répondent plus ? Comment articuler notre enseignement avec la pratique plastique qui constitue le cœur de leur formation alors que celle-ci est, la plupart du temps, empêchée ? Il nous est impossible de recenser ici tous les problèmes, moins encore d’y répondre. Nous nous contenterons donc d’en développer deux, que nous jugeons déterminants.

D’abord, nous nous demandons ce qui se perd dans la traduction numérique de cours pensés pour être donnés en un temps et en un lieu précis, en un temps et en un lieu partagés.
Tour à tour amusées, gênées, parfois découragées, nous nous sommes vues parler seules, casque sur les oreilles, face à notre ordinateur. Nous avons préparé des cours, agencé quelques blagues pour un public invisible et tenté de faire varier le rythme et le ton pour retenir une attention hypothétique puisque nous n’avions aucun moyen de la ressentir. Très vite, nous avons constaté que les étudiant.e.s nous manquaient.

Nos méthodes et nos convictions pédagogiques sont fondées sur la présence. Un cours, si magistral soit-il, existe dans la possibilité – et dans l’attente – que la parole fasse rebond, que nos classes s’en emparent, nous précisent, nous déplacent et nous permettent de découvrir de l’inattendu à l’intérieur du cours que nous avons construit. Quand il.elles nous conduisent aux limites de nos savoirs et qu’il nous faut leur répondre “je ne sais pas”, alors l’enseignement dispensé devient recherche active et c’est passionnant. Sans tout ça, sans ces interventions et sans leurs réactions qui, parfois, tiennent à un geste, une rumeur, une attitude qu’il nous revient d’identifier et d’interpréter, le cours n’en est plus un, car il n’est pas de cours qui ne puisse être modifié, infléchi ; il n’y a que des soliloques. Bien sûr, tout échange n’est pas rendu impossible par la distance et nombre de plateformes nous permettent de converser avec nos étudiant.e.s. Mais une certaine plasticité de la pensée se perd, comme disparaît la joie d’un échange sans interférence, qui ne soit pas seulement fait de phrases mais aussi de silences, d’intonations, d’expressions parfois imperceptibles.

Le risque est que ces solutions, investies en réponse à un contexte de crise et destinées à disparaître avec lui, s’attardent et dessinent malgré nous un futur de l’enseignement. Le risque est que ces continuités temporaires renforcent et étendent aux écoles d’art des dynamiques déjà engagées dans certaines branches du supérieur où le présentiel n’est parfois qu’une alternative de l’à distance. Dans ces cas-là, le contenu prime trop souvent sur la façon dont il est transmis et ignore la façon dont il est reçu. Un savoir est acquis ou ne l’est pas et il n’y a, de l’un à l’autre, aucun espace ouvert pour le tâtonnement et l’interprétation qui sont, nous le pensons, fondamentales à toute pédagogie.

Aujourd’hui, nous jetons un regard rétrospectif sur le réflexe qui nous a saisies au début du confinement. Alors que l’urgence est devenue un état, quelle est la pertinence de l’impératif de continuité ? Nous traversons une situation inédite dans nos vies et rare dans nos Histoires mais notre enseignement devrait, à tout prix, continuer. Mais continuer quoi exactement, et vers quoi et jusqu’où ? Aujourd’hui, une partie du monde s’est arrêtée. Poursuivre nos cours de manière inchangée revient à le nier. Nous considérons que notre métier ne consiste pas à agiter des dates et des concepts, mais bien à aider à la construction d’un esprit critique, d’une capacité à décrypter l’esprit du temps. Et si, dès lors, notre devoir d’enseignant.e.s était de marquer le coup, de ne pas faire comme si de rien n’était ?

Il ne s’agit évidemment pas de cesser nos activités – plus que jamais, nous nous devons d’être présent.e.s pour nos étudiant.e.s. –, mais il nous appartient de modifier, de déplacer et, pourquoi pas, de ralentir nos activités. Voilà plusieurs années que les vertus du ralentissement sont théorisées à longueur d’articles et d’essais et nous, enseignant.e.s, au moment où tout s’arrête, nous continuerions de foncer ? Le paradoxe est douloureux car il révèle un immobilisme, une impossibilité à liquider nos vieux critères d’efficacité et de productivité.

La question ne se limite pas à nos enseignements, elle se pose aussi aux structures dans lesquelles ils s’inscrivent. En France, par exemple, les écoles d’art reposent sur des formes héritées comme le concours d’entrée et les deux diplômes – Diplôme National d’Art (DNA) et Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique (DNSEP) – qui sont à la fois des grades universitaire et des rites de passage pour nos étudiant.e.s. Depuis qu’a été initié le processus de Bologne en 1998, prônant une uniformisation des systèmes d’études supérieures européens, nos écoles doivent intégrer des formes importées de l’Université : on procède par ECTS, on s’organise par semestre et nos cycles miment ceux de la faculté. Cette équivalence, si elle permet la reconnaissance des acquis et l’insertion dans le système Erasmus, nous conduisent à nous conformer à des modèles et à des façons de faire qui ignorent souvent tout des spécificités propres à la formation d’étudiant.e.s artistes. Questionner ces structures, voilà qui serait un heureux chantier pour l’école d’art et, peut-être, pour nos sociétés : contre la continuité, faire valoir un droit d’inventaire et un devoir d’invention.

Mais ce serait une facilité rhétorique que de finir ce texte en nous déclarant au seuil d’un monde nouveau. D’abord parce qu’aucun changement radical n’advient par les seules vertus d’une crise, fût-elle sanitaire – l’histoire des pestes, choléras et autres épidémies est là pour nous le rappeler. Ensuite parce qu’à l’heure qu’il est, c’est bien le monde connu – avec ses violences et ses logiques – qui reste en place sans que rien ne signale son déclin. Que de nouvelles choses s’inventent pendant cette épidémie est indéniable, que les faiblesses et les brutales inégalités de nos sociétés s’y révèlent l’est aussi, mais qu’un futur meilleur s’y dessine de soi-même l’est beaucoup moins. La suite, si nous la voulons différente, ne dépend pas de la crise, mais de nous-mêmes, de nos engagements et de nos solidarités, de notre capacité à agir politiquement.

Image de couverture : cours de photographie au Black Mountain College

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