Tyler Coburn, U, 2014-2016, capture vidéo (durée totale : 39 minutes), © Tyler Coburn, avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Tyler Coburn, U, 2014-2016, capture vidéo (durée totale : 39 minutes), © Tyler Coburn, avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Écrire dans la nuit de l’autre
Une discussion entre Tyler Coburn
et Camille Richert

Entretien par Camille Richert

Sommaire

Lundi 9 octobre 2017 à 6 h 31, Camille Richert a écrit :

Bonjour Tyler !
Au moment où j’écris cet e-mail, tu commences probablement à t’endormir, tandis que pour moi débute une journée de travail. J’espère que ce fluide, numérique et industrieux, envoyé de Paris vers New York n’affectera pas ton sommeil. Te demander de travailler sur notre entretien tout en sachant que, pendant ce temps, tu es en train de dormir, me culpabilise un peu. Mais d’une certaine façon, peut-être sommes-nous plus libres de répondre pendant que l’autre dort. Il y a toujours, selon moi, quelque chose de très libérateur dans le fait d’écrire la nuit : durant sa nuit à soi ou dans la nuit de l’autre. Au cours de l’année passée, j’avais pour habitude d’écrire la nuit quand je n’avais pas d’obligations tôt le matin afin de retrouver cette sensation de liberté. Je me couchais vers quatre ou cinq heures du matin, parfois six heures, et me réveillais à dix heures pour être à mon bureau à onze heures et demie. Une sieste rapide d’une heure et demie l’après-midi m’aidait à tenir jusqu’à quatre heures du matin… et ainsi de suite. C’était un rythme parfait pour mon corps et mon esprit. Cette année, à cause de nouvelles activités professionnelles, j’ai dû changer radicalement ma façon de travailler et de dormir. À vrai dire, pour moi, travail et sommeil sont les deux faces d’une même médaille.

Je t’écris car j’ai reçu commande d’un article sur le sommeil et le rêve dans l’art contemporain comme moyen de lutter contre les conditions de travail actuelles dans le monde. Je suis profondément et personnellement convaincue de ne pas être la seule à éprouver cette confusion entre travail et sommeil. Et il me semble que toi et moi partageons cette impression, puisque tu as produit cette minuscule peinture murale d’un garçon endormi, intitulée Professional Nonproducer (2011), qui se rattache à une tradition artistique représentant la consubstantialité du temps de sommeil et du temps de production. Je pense, par exemple, aux nombreux dormeurs dans les tableaux de Millet et aux repasseuses de Degas. J’imagine qu’avec ton Professional Nonproducer, tu as voulu amender cette tradition et suggérer que le sommeil peut être une véritable activité professionnelle – qu’être capable d’arrêter de travailler constitue une véritable compétence. Je crois que ni Millet ni Degas n’auraient été capables d’affirmer cette idée en leur temps.

Franz von Lenbach, Hirtenknabe

Franz von Lenbach, Hirtenknabe, 1860, huile sur toile, 107,7 x 154,4 cm © Musée d’Orsay

Peut-être ton travail s’inscrit-il dans une tradition mettant en scène des artistes endormis : Andy Warhol filmant le sommeil de John Giorno en 1963 dans Sleep ; Sophie Calle invitant des gens à dormir chez elle dans sa performance de 1979 intitulée Les Dormeurs ; Mladen Stilinović proposant une série d’images de l’artiste au lit (Artist at Work, 1978) ; Tilda Swinton endormie derrière une vitrine dans The Maybe, une performance de Cornelia Parker, présentée pour la première fois en 1995 à la Serpentine Gallery…

Une autre tradition : les artistes qui ne font rien. Par exemple, on peut penser à l’artiste français Abraham Poincheval qui passe beaucoup de temps dans les lieux de ses expositions : enfermé dans un rocher, habitant un ours empaillé ou assis en haut d’un mât. Ses performances peuvent être lues comme des tentatives de ne rien faire, d’être présent dans et pour l’instant, pas pour le futur. Par cela, j’entends qu’il fige le désir de produire quelque chose.

Nous n’avons jamais eu l’occasion de parler de Professional Nonproducer, bien que cette peinture fasse partie du corpus d’œuvres étudiées pour mon doctorat. Peut-être que je projette des choses sur ton travail. Peut-être pas. Quoi qu’il en soit, j’aimerais savoir pourquoi tu trouves qu’il est toujours important de penser le sommeil en tant qu’artiste, et plus généralement dans l’art.

Tyler Coburn, Professional Nonproducer, 2011, peinture murale, 10 x 15 cm, © Tyler Coburn, avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Tyler Coburn, Professional Nonproducer, 2011, peinture murale, 10 x 15 cm, © Tyler Coburn, avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Mercredi 11 octobre 2017 à 16 h 54, Tyler Coburn a écrit :

Camille,

Coïncidence heureuse, je viens tout juste de me réveiller après une sieste. (Quand je travaille chez moi, il m’est impossible de ne pas m’allonger après le déjeuner.)

À cette heure-ci de la journée, retourner m’installer à mon bureau est toujours plus difficile que de m’y asseoir le matin. Probablement parce que mes siestes ne sont pas des fins en soi, mais plutôt une façon de recharger les batteries entre des périodes de travail intense. Je me couche, un oreiller sur la tête, et pourtant j’entends toujours le vrombissement caféiné dans mes oreilles qui m’empêche de tomber dans un sommeil profond.

Il m’est arrivé de culpabiliser au sujet de ces siestes au beau milieu de la journée. Je suppose qu’il n’est jamais facile de se dégager des modèles de productivité imposés, car ils sont sans cesse à l’œuvre autour de soi, même quand la supposée liberté de l’artiste est là pour définir des formes alternatives de production et de non-production, d’autres intervalles de travail, de repos et de jeu. Il s’agit là d’une conception romantique, bien sûr. Le temps qu’exige une pratique artistique rend l’artiste souvent inassimilable aux jobs autres que ceux à temps partiel, ce qui offre aux artistes une excellente formation pour l’entrepreneuriat souple qui sert désormais de norme professionnelle.

Ce discours nous est familier. Je m’y attarde, parce que je culpabilisais au sujet des siestes en pleine journée quand j’étais à l’université. À cette époque, je cherchais à justifier ce que je craignais être de la pure paresse.

Quelque part sur le Net, il y a toujours un article scientifique pour plaider votre cause, alors je me suis inspiré des études (certes nombreuses) démontrant les avantages qu’il y a à s’octroyer des moments de repos au cours de la journée de travail : prendre progressivement ses distances avec un état d’esprit analytique pour donner l’occasion aux sujets de se relier entre eux à notre insu, et à tous les points de former des constellations.

Je me suis également intéressé à l’état hypnagogique, à la croyance selon laquelle l’état le plus créatif de l’adulte surviendrait au cours de la transition entre la veille et le sommeil. (Il semblerait que ces moments soient riches en ondes thêta, abondantes chez les pré-adolescents et absentes chez les adultes.) C’est ainsi que je me suis tourné vers ceux qui, au cours des siècles, ont tenté d’exploiter cet espace liminal : Poe, Jung, Blake, Edison…

Si certains prétendent qu’Edison ne dormait que trois à quatre heures par nuit, d’autres disent que, comme Vinci, il faisait des siestes à intervalles réguliers tout au long de la journée. L’histoire que je préfère est celle où Edison place des plateaux métalliques de chaque côté d’un fauteuil. Il s’assoupit alors au fond de son siège, des roulements à billes dans chaque main. À l’approche du sommeil, ses mains lâchent les roulements qui tombent sur les plateaux produisant un bruit tel que l’inventeur se lève d’un bond pour se remettre aussitôt au travail. Voilà à quoi ressemble en pratique l’exploitation de l’état hypnagogique : se surprendre soi-même en plein labeur créatif. Je dois admettre que j’ai tenté de l’imiter un après-midi de 2011, et je n’ai pas renouvelé l’expérience. J’ai pris une photo des roulements à billes et de la cheminée à tarte en forme d’oiseau qui était vendue avec les plateaux, témoins de mon crime infructueux contre le sommeil.

D’une certaine façon, Professional Nonproducer est le point culminant de cette période de pensée. C’est la seule chose que j’ai « fabriquée » lors de mon Master of Fine Arts cette année-là, même si, en réalité, j’ai fait appel aux services d’un muraliste pour sa réalisation. En résumé, il s’agit d’une image d’un jeune berger endormi, inspirée d’une peinture du XIXe siècle de Franz von Lenbach. On classait Lenbach parmi les réalistes, dans la lignée de Courbet et de Millet, mais cette peinture m’a toujours fasciné par sa façon d’afficher une vision néo-classique du travail : tout en oisiveté et en affect pastoral. J’ai commencé à réfléchir au paradoxe à l’œuvre dans le genre pastoral, à savoir des peintres travaillant pour produire des images de loisir et de repos à destination de spectateurs cosmopolites.

En nommant cette peinture murale Professional Nonproducer, je voulais attirer l’attention sur la façon dont le travail immatériel n’est pas reconnu (ni rémunéré) comme il se doit dans certaines sphères de la production artistique. Peut-être est-il l’équivalent de la pancarte « Parti pêcher » : l’artisanat de l’artiste fait défaut (l’artiste pourrait bien s’être évanoui dans un champ), et pourtant l’œuvre est riche de sa facture intellectuelle…

Tyler Coburn, it's not broke (tom edison dream machine), 2011, roulements à billes de marque Freud, cheminée à tarte en forme d’oiseau de marque Cardinal, dimensions variables, © Tyler Coburn, avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Tyler Coburn, it’s not broke (tom edison dream machine), 2011, roulements à billes de marque Freud, cheminée à tarte en forme d’oiseau de marque Cardinal, dimensions variables, © Tyler Coburn, avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Lundi 16 octobre 2017 à 6 h 39, Camille Richert a écrit :

Cher Tyler,

Bonjour ! Comment vas-tu ?

J’aimerais réagir à l’idée de l’artiste qui voudrait, plus que toute autre personne, expérimenter la liberté de son temps. Comme tu l’as écrit, il s’agit d’une idée romantique. Dans son livre de 2013, 24/7 (24/7 : Le Capitalisme à l’assaut du sommeil, Zones, 2014), Jonathan Crary cite quelques artistes modernes qu’il voit comme des figures de résistance contre la capitalisation du temps. On trouve entre autres le poète Robert Desnos qui était capable de se plonger dans un sommeil profond. Ces moments lui étaient précieux car ils lui permettaient d’accéder au matériau de son écriture. De son côté, André Breton lança un appel pour une collaboration étroite entre le travail et les rêves afin de « balayer le monde capitaliste ».

À notre époque, les historiens et les sociologues des arts s’intéressent à la figure de l’artiste comme entrepreneur, comme tu l’as noté. Cette idée a notamment été théorisée par Svetlana Alpers dans Rembrandt’s Enterprise en 1988 (L’Atelier de Rembrandt : la liberté, la peinture et l’argent, trad. Jean-François Sené, Gallimard, 1991). Dans cet ouvrage, elle explique que, dans le contexte du capitalisme naissant, Rembrandt a géré son atelier comme une entreprise, déléguant la production de certaines œuvres à ses assistants. Dans les travaux de Pierre-Michel Menger, nous apprenons que la professionnalisation des artistes au XXe siècle les met dans une position de « managers ». Menger affirme qu’une telle professionnalisation est largement due à l’institutionnalisation de l’éducation artistique.

Ces choses étant dites, j’aimerais te poser quelques questions :

  1. Je voulais savoir si la production de Professional Nonproducer a eu un effet sur ta vie. La réalisation de cette œuvre a-t-elle modifié ton complexe de culpabilité par rapport au sommeil ? Cela t’a-t-il soulagé ?
  2. Pourquoi as-tu demandé à un peintre muraliste de réaliser cette peinture ? Pourquoi cette délégation de la production ?
  3. À propos de la vision romantique de l’artiste : ne penses-tu pas que le revers du temps libre de l’artiste serait le doute ? Que l’artiste est toujours confronté à l’incertitude ? Et crois-tu vraiment que le statut de l’artiste diffère de celui des autres travailleurs ? Quels étaient (ou sont) tes emplois à temps partiel ?
  4. J’aime beaucoup ton anecdote sur Edison. En fait, plus jeune, j’ai vu de vieux Espagnols faire la même chose, une cuiller à la main, pour ne pas tomber complètement dans le sommeil. Je suppose que tout le monde a déjà expérimenté la différence entre une courte sieste et le sommeil profond. (Personnellement, je préfère parfois l’énergie de l’état hypnagogique au long voyage du sommeil profond qui peut s’avérer épuisant.) Pourtant, nous ne devrions pas oublier qu’Edison fut l’inventeur de l’un des principaux outils qui a rendu possible le développement de nouveaux rythmes de travail : la diffusion et la démocratisation de l’électricité qui a permis aux patrons d’imposer le travail de nuit. Ainsi, ne penses-tu pas qu’il faille critiquer Edison pour son action contre notre sommeil ?
  5. As-tu bien dormi ?
Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil (2013), trad. G Chamayou, Paris, La Découverte, 2014

Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil (2013),
trad. G Chamayou, Paris, La Découverte, 2014.

Lundi 16 octobre 2017 à 20 h 42, Tyler Coburn a écrit :

Camille,

  1. Hmm, je ne suis pas certain que la réalisation de Professional Nonproducer ait diminué mon complexe de culpabilité, même si depuis quelques années, je garde une copie du tableau à côté de mon bureau. Le garçon me ressemble en plus jeune, il m’est donc facile d’imaginer que son sommeil bienheureux est quelque chose que j’ai déjà vécu moi-même.

Cependant, Professional Nonproducer m’a rendu conscient du fait que le loisir, le repos et le sommeil sont si peu valorisés dans la société contemporaine qu’ils restent vulnérables à leur colonisation par le travail. J’ai formulé ces idées deux années avant que Crary ne publie 24/7, mais son livre résume cette tendance de façon remarquable. L’armée américaine a tenté de créer un « soldat sans sommeil », relève Crary, tout comme d’autres « innovations liées à la guerre » seront « inévitablement assimilées par une sphère sociale plus étendue, et le soldat sans sommeil serait le précurseur du travailleur ou du consommateur sans sommeil. Des produits anti-sommeil […] seraient premièrement un choix de vie, et éventuellement, pour beaucoup, deviendraient une nécessité. »

Quand une tendance devient un impératif, quand un choix devient une nécessité, qu’arrive-t-il aux autres facettes d’une personne – aux contours et aux qualités qui, croyons-nous, nous définissent en tant que nous-mêmes, individus, subjectivités ? Trois ans après Professional Nonproducer, j’ai exploré ces idées dans un autre projet intitulé U, à partir d’un travail sur le terrain à Songdo, en Corée du Sud. Outre qu’il est un des projets de développement des plus ambitieux et des plus coûteux au monde, Songdo se présente comme une « U-city », « une ville ubiquitaire », convoquant des smart technologies à tous les niveaux du design urbain. En bref, cette ville a été constituée comme un réseau d’information.

J’ai passé l’été 2014 à Songdo où j’ai interviewé des employés du centre d’opérations intégrées chargés de contrôler la surveillance et les données brutes générées par la ville. Plusieurs employés ont été en situation de souffrance psychologique du fait de leur travail de surveillance permanent, et leur superviseur songeait à introduire des séances de thérapie.

L’anecdote m’a frappé, c’était la preuve que même dans une ville hi-tech et futuriste, on peut avoir besoin de recourir à des techniques « vintage » pour gérer le problème humain. Pour finir, j’ai fait une vidéo où est imaginée une série de séances de Gestalt-thérapie pour des employés. Mais loin de servir à améliorer les vies des travailleurs, ces séances contribuent à produire de meilleurs surveillants. Dans cette vidéo, la reconstruction du monde par la technique va de l’échelle de l’environnement construit jusqu’aux notions les plus intimes du soi.

  1. Je me suis dit que s’il ne fallait produire qu’une seule chose en atelier cette année-là, ce serait à partir du matériau doté de la plus forte valeur sur le marché, la peinture, mais qu’il faudrait aussi que cela porte atteinte à sa valeur : une peinture murale, réalisée non pas par l’artiste, mais par une main amie et rémunérée.

On peut mettre cela sur le compte d’une impertinence un brin agressive du moment qui s’apparente au comportement de nombreux étudiants en art face aux pressions et aux prescriptions subies dans les écoles d’art. Lors de mes études aux Beaux-Arts, j’ai beaucoup réfléchi au discours conventionnel sur l’atelier : ce lieu où le « processus créatif » est supposé se concrétiser en une forme immanente, où la pratique de l’artiste devient visible et lisible. Je me suis confronté à ce discours en réalisant une œuvre tellement liée à l’atelier qu’il aurait fallu découper un morceau du mur pour l’en faire sortir. Je ne voulais rien avoir à faire avec cet atelier, pourtant j’y ai laissé une signature indélébile, une signature qu’on peut recouvrir de peinture, mais pas extraire du lieu.

  1. Je ne pense pas que l’artiste soit tellement différent des autres travailleurs. Je voulais suggérer, juste avant, que l’artiste, selon une théorie post-fordiste, devient un modèle pour une bonne partie du travail contemporain. Cela dit, je pense qu’il s’agit d’un côté de l’auto-entrepreneuriat et de l’auto-management (le management de son temps, du risque, de l’incertitude), et de l’autre ce que ce temps contient, son contenu en tant que risque et son contenu en tant qu’incertitude. Le fait de considérer un artiste comme « travailleur de la culture » permet une solidarité potentielle avec d’autres types de travailleurs, mais ne devrait pas, à mon avis, atténuer la valeur singulière du contenu qu’il produit, ni sa capacité à remettre en question ou même à ouvrir notre regard sur la société.

En ce qui concerne les jobs à temps partiel… j’ai eu plusieurs casquettes – presque toujours dans le monde de l’art. J’ai été : assistant dans l’atelier d’un artiste ; critique d’art indépendant jonglant entre les critiques d’expositions, les portraits d’artistes et les entretiens ; chargé d’accueil dans des galeries d’art commerciales de réputation douteuse ; et, en ce moment, professeur d’arts appliqués, riche en théorie et pauvre en bénéfices.

  1. Je ne suis pas sûr qu’Edison ait pu anticiper les effets profonds de son invention : particulièrement en ce qui concerne notre sommeil. Sa propre relation au sommeil en dit certainement long sur son état d’esprit, en ce qu’il voyait le sommeil comme un simple instrument de créativité. L’état hypnagogique, pour lui, signifiait de repousser, si ce n’est de renier, le sommeil.
  1. Si j’ai bien dormi ? Je pourrais répondre différemment à cette question chaque nuit. Hier, je me suis réveillé plusieurs fois dans la nuit pour aller aux toilettes, ce qui m’arrive rarement. Plutôt que d’en être irrité, j’ai ressenti un immense plaisir à me glisser de nouveau dans la douceur de mes draps. Chaque fois est comme une première fois.

La plupart des nuits, le sommeil met en suspens mes soucis et mes problèmes du lendemain. Le matin, je repousse le réveil de dix, vingt, parfois soixante minutes, comme si cela pouvait adoucir les bords des soucis – comme si on pouvait endormir un problème jusqu’à la mort, ou le vouer à jamais au sommeil.

Dimanche 29 octobre 2017 à 10 h 49, Camille Richert a écrit :

Cher Tyler,

Une dernière question :

Lors d’une performance que tu as récemment écrite et que tu as toi-même interprétée à proximité du CNEAI (Centre national édition art image) à Paris, chaque fois pour une seule personne, tu développais un discours sur la correspondance des vibrations de ton corps et du corps de la personne assise à tes côtés – j’ai été l’un de ces corps. La performance s’appuie sur la théorie de la résonance de Nikola Tesla : toi et l’autre personne partagez un banc pendant trente minutes, ce qui vous permet d’entrer en dialogue (ou un monologue en ce qui me concerne) ; de contempler le paysage ; de respirer ; de rester silencieux ; et aussi de découvrir que, grâce à la concordance éphémère de tes vibrations et des miennes, nous sommes tombés brièvement mais profondément amoureux. Je n’étais pas consciente de ce qui m’arrivait pendant la performance, mais après réflexion, je dois dire que j’ai sincèrement apprécié ce moment improductif et onirique. Je suppose que l’une des forces de ta pratique réside dans ton bagage théorique qui te permet de créer des œuvres ouvertes, facilement appropriées par les gens. Peux-tu m’en dire un peu plus sur cette performance ?

Mercredi 1er novembre 2017 à 5 h 37, Tyler Coburn écrit :

Camille,

Moi aussi, j’ai aimé passer ce temps avec toi sur le banc. Même si j’ai interprété cette performance pour vingt-quatre personnes en tout, chacun de ces moments s’est révélé absolument différent : dans les fluctuations de l’attention, dans les concaténations et les dissipations de l’énergie, dans les vibrations qui font entrer deux corps en résonance – brièvement, comme tu l’écris, mais profondément. Le fait que je sois tombé brièvement mais profondément amoureux de vingt-trois autres personnes ne devrait pas amoindrir l’amour que j’ai brièvement, mais profondément, partagé avec toi 🙂

La performance faisait partie de l’exposition The House of Dust au CNEAI et s’inscrit dans un autre projet plus large que j’ai intitulé Resonator, où j’explore le phénomène des fréquences de résonance. La plupart des choses dans le monde disposent soi-disant d’une ou plusieurs fréquences de résonance ; si on est exposé à ces fréquences, elles résonnent par sympathie, de plus en plus fort, jusqu’à produire un effet curatif ou destructeur. Au cours d’une expérience bien connue, Nikola Tesla a fixé un oscillateur de poche à un bâtiment en construction à Wall Street, menaçant de le faire s’écrouler. L’expérimentation de Tesla a tourné court, mais d’un point de vue allégorique (et fantaisiste) elle démontre la capacité qu’aurait la résonance à détruire le capitalisme – ou du moins à mettre en péril son infrastructure.

Comme dans tous mes projets, j’ai fait beaucoup de recherches sur le phénomène de la résonance, et j’ai trouvé que la performance de personne à personne pourrait être le format idéal pour transmettre cette information – pour faire en sorte que mes intérêts théoriques soient la base de quelque chose de plus expérimental. Ainsi, quand je livre un monologue écrit sur la résonance à une seule personne, j’attire petit à petit son attention vers nos dynamiques interpersonnelles. Je me demande laquelle de mes histoires serait capable d’éveiller la mémoire d’une des siennes, pour qu’elle résonne en cette personne, encore et encore, chaque vibration devenant plus forte que la précédente ? Qu’est-ce qui la fait résonner ? Qu’est-ce qui résonne avec elle ?

La résonance, comme je l’ai dit, peut être curative ou destructrice. Elle peut instiller de la sympathie chez l’un et se nourrir des vulnérabilités de l’autre. C’est une force complexe, contradictoire, comme l’amour. Avec cette performance, j’ai voulu mettre en scène ces complexités et ces contradictions ; pour ce faire, j’ai choisi d’être franc avec l’autre personne sur la manière dont je m’accorde pour trouver ses fréquences de résonance : je m’instrumentalise pour l’instrumentaliser. Néanmoins, les émotions qui s’ensuivent sont souvent véritables, et je suis souvent aussi affecté que mon partenaire. La meilleure analogie qu’on puisse trouver serait celle du fameux « tour du ballon » de Penn & Teller : même si les spectateurs sont mis au courant de l’astuce avant le tour, ils sont toujours aussi surpris et ravis à la fin du numéro.

Si je pouvais rattacher cela à notre précédente discussion, je dirais que cette performance est (très modestement) une tentative de ré-enchanter le monde : de reconnaître les moyens à travers lesquels on peut produire de la magie, et aimer cette magie, même un court instant.

© Tyler Coburn, 2017.

Vue du bureau de Tyler Coburn, hiver 2017 © Tyler Coburn

Tyler Coburn est artiste et écrivain basé à New York.
Il produit des performances, entre installation, écriture et son. Il critique notamment les outils informatiques et leur mode de production, en étudiant les tensions contemporaines entre les temps de travail et de loisirs, l’usage privé et public des réseaux sociaux, le monde virtuel et ses infrastructures complexes.

Remerciements : Laurence Bertrand Dorléac et Tyler Coburn

Couverture : Tyler Coburn, U, 2014-2016, capture vidéo (durée totale : 39 minutes), © Tyler Coburn, avec l’aimable autorisation de l’artiste.

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