Neurologiste et artiste, Jean-François Chermann livre ici ses impressions à propos des conséquences du Covid sur son travail, son état d’esprit et notre société toute entière. Angoissé par le confinement nocturne, il a apprivoisé sa solitude en créant de nouvelles œuvres, confrontant ces dernières à sa propre expérience médicale.
Nous sommes dans le 15e arrondissement de Paris, à deux pas du Pont Mirabeau où plane le spectre de Guillaume Apollinaire, dans l’un des premiers immeubles Art déco parisiens. On entre d’emblée dans la salle d’attente du neurologiste, dont le mur de gauche est couvert de vinyles de l’époque post-punk comme dans la boutique New Rose des années 1980, rue Pierre Sarrazin près du Couvent des Cordeliers, aujourd’hui disparue. Sur le mur de droite, derrière le divan, trône une carte du monde en pâte à modeler encadrée par des masques de Papouasie. On enlève ses chaussures comme au Japon. Aucune classe sociale n’est épargnée par ce rituel des plus étranges. Et pourtant depuis l’épidémie, le neurologiste s’avère être un précurseur puisqu’il est fortement conseillé de se déchausser chez soi aussi…. Après avoir effleuré une vitrine blanc cassé d’hôpital des années 1950 contenant fioles, boîtes de médicaments, câbles d’électroencéphalogramme, photographies et dictaphones, on traverse un couloir et une bibliothèque remplie de livres de criminologie, albums photographiques, ethnologiques, de tatoués et consort, on entre enfin dans le cabinet médical ou plutôt de curiosité du médecin. Il regorge de statuettes, masques primitifs du Pacifique et d’Afrique associés à un savoureux melting-pot de photographies anciennes, tableaux, sculptures, jouets et dessins traitant de sports en tout genre et de rugby en particulier. La table est elle aussi encombrée de croquis, de clichés, d’un churinga aborigène, et d’un casse-tête Kanak à connotation phallique.
Switch (on Paper) : Quels sont vos principaux champs d’étude ?
Dr Chermann : Je suis neurologiste, spécialiste de la prise en charge des commotions cérébrales dans le domaine du sport mais aussi responsable du laboratoire des comportements à risque, unité de recherche qui s’intéresse à décrire le plus méthodiquement possible les comportements pathologiques des touristes (syndrome frontal), les différents types d’amnésie sélective, notamment dans le domaine de la politique. Notre équipe a isolé un gène de l’intolérance (Intolerantiae Locus) et réalisé un travail sur l’esthétique relationnelle médicale après avoir identifié une protéine (l’esthétine), rendant compte d’un phénomène bien singulier : l’empathie profonde, parfois jusqu’à l’extase, que ressent le médecin secrétant cette molécule lors de l’écoute du discours d’un patient halluciné.
Switch (on Paper) : Comment s’est passé le confinement pour vous ?
Dr Chermann : Ma pratique libérale a été amputée à 90%, me conduisant à n’examiner que quelques patients courageux qui « ont osé » se présenter physiquement. Mais la plupart ont annulé leur consultation… Habitant à côté de l’hôpital Georges Pompidou, j’ai pris la décision de participer à l’effort national consistant à prendre en charge des malades Covid comme tout médecin. Pendant les quinze premiers jours du confinement, je me suis servi à nouveau de mon stéthoscope, devant me remémorer mon activité d’interne en pneumologie d’antan. J’ai également mis en place une étude aux urgences de l’hôpital afin d’étudier les aspects neurologiques liés à l’infection par ce virus et notamment l’anosmie (perte de l’odorat), l’agueusie (perte du goût).
Switch (on Paper) : Et à titre personnel ?
Dr Chermann : Dans cette période de confinement, ont été constatées une hausse des violences conjugales mais aussi sur les enfants ainsi qu’une recrudescence de prise de produits toxiques, alcool, cannabis et autres substances. Je n’ai pas cédé à ces tentations vénéneuses mais suis néanmoins devenu insomniaque, anxieux et triste.
Switch (on Paper) : Qu’avez-vous entrepris pour y faire face ?
Dr Chermann : On sait que la pratique sportive a un effet très positif sur le cerveau autant sur le plan cognitif que sur l’humeur. J’ai décidé de remplacer mon activité physique habituelle (rugby et aviron) par un jogging quotidien avant d’aller à l’hôpital, alors que j’ai une aversion pour ce sport que je trouve d’un ennui incomparable. Mais je m’y suis tenu sans jamais y déroger dans un but purement thérapeutique : trente minutes de galopade frénétique autour du Pont Mirabeau en face de mon immeuble, comme une souris dans un labyrinthe. J’ai surtout commencé à suivre une psychothérapie car, pour la première fois, j’ai senti que j’avais vraiment besoin d’être aidé et que je ne pourrai peut-être pas y parvenir seul. Je me suis enfin souvenu de la phrase de Picasso : « Rien ne peut être fait sans la solitude ». J’ai donc choisi d’apprivoiser cette solitude et de l’utiliser comme un atout, réalisant des œuvres autour de la pandémie avec les restants de peintures, de papiers, cartons dont je disposais en cette période où il était impossible d’acheter autre chose que des éléments de première nécessité.
Switch (on Paper) : Que représentent ces œuvres « autour de la pandémie » ?
Dr Chermann : J’ai sorti de ma cave des malles à la recherche de papiers, de différents supports : techniques mixtes, dessins, collages, sur papier, carton, contre-plaqué. Il a fallu que je m’adapte aux matériaux à ma disposition. La seule règle que je me suis imposée était que toutes ces productions soient réalisées pendant le temps du confinement. Tout était ritualisé : le jour, la clinique avec la prise en charge des malades et le soir, dès la tombée de la nuit, le travail artistique. J’ai aussi pris conscience qu’étrangement j’ai toujours eu besoin de la confrontation avec les patients pour nourrir mon activité créatrice. Je serais incapable d’arrêter la neurologie pour ne me consacrer qu’à l’art. Et pourtant je ne me considère pas non plus comme un amateur car l’art n’est pas pour moi un violon d’Ingres mais plutôt une nécessité, une activité créatrice. ‘L’art est ce qui rend la neurologie plus intéressante que l’art’ et réciproquement ‘la neurologie est ce qui rend l’art plus intéressant que la neurologie’.
L’urgence, la rapidité d’exécution en furent la conséquence. Certaines productions sont parfois un peu maladroites mais je voulais qu’elles expriment une vraie fragilité, une authenticité. Il me semblait important que leurs réalisations soient comparables au balbutiement de notre travail quotidien avec les malades, comme une pratique parallèle. Quand nous avons commencé à soigner nos patients, notre connaissance de la maladie provoquée par le Sars-CoV2 était en effet parcellaire. Nous étions démunis. Initialement, par exemple, nous pensions que l’aspect neurologique de la maladie était anecdotique. Or trois mois plus tard, de nombreuses publications et notre pratique témoignent désormais du contraire. Je tente de rendre compte de ce travail en examinant les patients, un mois après leur passage aux urgences ou leur sortie d’hospitalisation afin de voir l’évolution de la maladie et des troubles neurologiques, les éventuelles séquelles.
Switch (on Paper) : Quels risques ou traumatismes neurologiques pourra-t-on constater dans les semaines ou mois à venir sur une partie de la population ?
Dr Chermann : Tout est à envisager. Le dé-confinement est probablement plus compliqué à gérer que le confinement car parfois les gens ont vécu dans un cocon refusant inconsciemment de voir les problèmes matériels, pertes de salaire, de travail. Le syndrome de stress post-traumatique est à craindre avec insomnie, cauchemars, modification de l’humeur, syndrome dépressif, irritabilité, auto-agressivité et hétéro-agressivité à l’encontre du ou de la conjointe, des enfants… Quand les gens vont sortir, ils vont pour beaucoup avoir peur de contracter la maladie, ce qui pourrait avoir des répercussions dans les relations avec les autres, générer une phobie sociale, un repli sur soi. L’encouragement du télétravail ne va pas arranger les choses. Il y aura des séparations, une recrudescence des pathologies mentales. Je vais aussi recevoir les athlètes de haut niveau que j’ai l’habitude de suivre. Car même pour des sujets privilégiés, la perte de salaire, le manque de visibilité quant à leur avenir, l’inactivité, les conditions du confinement et du dé-confinement sont hautement anxiogènes. Enfin, il ne faut pas oublier que tout notre système de santé a été occupé pendant plusieurs semaines à prendre en charge uniquement les malades Covid. Et malheureusement ce n’est pas fini… Or les autres malades n’ont pas été soignés par peur de consulter et de contracter la Covid. Nous les voyons arriver aux urgences dans des états pour certains catastrophiques. Il faut s’attendre à des dommages collatéraux avec une recrudescence de pathologies cancéreuses évoluées, de maladies mentales, neurologiques, cardiaques, etc. Mais cela nous l’analyserons dans 6 mois, pas avant. Espérons que le temps et le changement de saison puissent faire disparaître le virus comme quelques virologues l’évoquent.
Docteur Jean François CHERMANN
Neurologiste
Ancien interne des Hôpitaux de Paris
Ancien chef de clinique assistant des Hôpitaux de Paris
Attaché à l’hôpital Européen Georges Pompidou
Attaché à l’Institut National Psychiatrique Marcel Rivière
DEA neurosciences université Paris VIII
Note de l’auteur
Le terme neurologiste a été inventé en France au XIXe siècle par le célèbre professeur d’anatomie pathologique et académicien Jean-Martin Charcot avant d’être repris par les anglo-saxons. On peut dire neurologiste comme on dit ophtalmologiste ou dentiste. Ce terme n’est pas une invention de ma part. Il est aussi un mélange de neurologue et artiste ce qui correspond totalement à mon identité.