Switch (on Paper) : Vous avez cherché au travers de ce film « à révéler la dimension fictionnelle que peut avoir la réalité ». Il est vrai que le récit oscille entre fiction et documentaire. Vous dites aussi que vous vous êtes lancé dans le film sans savoir ce que vous alliez découvrir, qu’il s’est quasiment construit in progress.
Pierre Bismuth : L’idée première était de tester une méthode de travail inhabituelle qui permette de produire quelque chose qui ressemble à une fiction sans que le contenu du film nous soit connu à l’avance. En gros, cela voulait dire suivre une action réelle en train de se dérouler mais tout faire par la technique de tournage pour donner l’impression que l’action avait été prédéterminée.
C’était particulièrement intéressant et amusant du fait qu’il s’agissait d’une enquête et nous avions bien conscience qu’il était tout à fait possible qu’elle ne mène nulle part. Pour moi le résultat de l’enquête n’avait en effet presque aucune importance.
Switch (on Paper) : Vous avez reçu en 2005 un Oscar à Hollywood pour votre participation au scénario du film de Michel Gondry Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Vous nous aviez confié à l’époque avoir été marqué par les conditions d’écriture du film avec un rythme de travail intense et une volonté frénétique d’invention. Cette expérience a-t-elle marqué la préparation de Where is Rocky II? Et par ailleurs, cet Oscar vous a-t-il aidé à trouver le financement de ce film plutôt ambitieux en termes de production ?
Pierre Bismuth : Je n’ai jamais travaillé avec Charlie Kaufman et Michel Gondry sur Eternal Sunshine, j’ai simplement vendu une page de synopsis que j’ai écrite de mon côté. Les séances de travail pleines d’inventivité en question étaient d’autres moments où Michel Gondry et moi nous rencontrions irrégulièrement pour partager des idées, des « brainstorming » sans objet spécifique et pas spécialement dans l’idée d’une exploitation cinématographique.
Ce qui m’a en revanche beaucoup apporté dans la réalisation de Where is Rocky II, c’est mon expérience en tant qu’artiste et le fait d’être habitué à devoir élaborer des méthodes de travail spécifiques. Ou, pour le dire autrement, mon inexpérience dans le cinéma et le fait de ne rien connaitre de la réalisation. Ce qui, par ailleurs, aurait pu poser de sérieux problèmes, car travailler avec une équipe de cinéma, c’est précisément suivre des procédures prédéterminées, des protocoles très spécifiques, que toute l’équipe connait par coeur et qui permettent à tout le monde d’être efficace, de travailler vite sans que chaque étape ne nécessite d’être repensée et discutée systématiquement. C’est-à-dire précisément le côté « industriel » de la réalisation.
C’est une partie du travail qui m’a particulièrement intéressé car, très vite, il est apparu évident qu’une des questions fondamentales était de savoir à quel moment se laisser porter par les procédures standards existantes et à quel moment il fallait proposer quelque chose de moins conventionnel.
L’Oscar a certainement permis de capter l’attention de certaines personnes au moment où nous présentions le projet. Ce que cela a pu débloquer au niveau du financement, je ne suis pas capable de le dire, il faudrait demander au producteur. En revanche, j’ai appris plus tard que beaucoup de gens du monde de l’art de Los Angeles ont accepté de participer uniquement parce que j’étais un artiste, et qu’ils n’auraient jamais participé si j’avais simplement été un réalisateur, même avec un Oscar.
Switch (on Paper) : Il est assez rare qu’un artiste plasticien utilise certaines astuces du cinéma grand public pour alimenter son film. Nous pensons ici à l’usage de la musique sur-dramatisante, de l’ellipse, de certains clichés iconiques (déserts, longues routes, couchers de soleil…) du champ-contrechamp, qui bien souvent créent une dramaturgie typique du blockbuster hollywoodien. Nous pensons notamment à la façon dont, à deux ou trois reprises, le téléphone intensifie le récit, clin d’œil à certains maîtres du suspense.
Pierre Bismuth : Je ne sais pas si c’est vrai que les artistes plasticiens n’utilisent pas certaines conventions du cinéma commercial, mais si c’est le cas, c’est peut-être simplement parce qu’ils ne travaillent pas dans ce contexte. Ici, nous étions au contraire précisément dans le cadre d’une commande commerciale, c’est-à-dire d’un producteur de cinéma qui voulait faire le film dans le but d’une distribution internationale en salle et en télévision pour un public non spécialisé. Je n’aurais certainement pas fait le même film si le commanditaire avait été un musée ou un centre d’art, dans le cadre d’une exposition, pour le public de l’art.
Le champ-contrechamp avait lui une raison très pratique. Étant donné que nous suivions des « non-acteurs » en train de dialoguer librement, sans aucune limite de temps, le seul moyen de conserver la spontanéité des dialogues tout en gardant la possibilité d’éditer, était d’utiliser deux caméras en même temps. Nous pouvions alors monter et réduire facilement à 2 ou 3 mn des dialogues initialement d’une longueur de 50 mn.
Idem pour les conversations téléphoniques, celles-ci ne sont pas rejouées, elles sont réelles. La plupart du temps, elles étaient nécessaires car nous ne pouvions pas avoir les deux personnes ensemble au même endroit. Les protagonistes se parlaient réellement pour la première fois et les personnes contactées par le détective n’avaient aucune idée de ce dont il était question avant que la conversation n’ait lieu. Ces scènes sont évidemment tournées avec deux cameras, une dans chaque lieu.
Quant à la musique, là, c’est vraiment un trucage pour sur-dramatiser des moments de réalité et transformer le documentaire en fiction. C’est pour cela que je dis que le film est une « fausse fiction ». Et en dehors du fait que c’est la pièce de Ruscha « Rocky II » qui nous a amenés naturellement sur cette dialectique « vrai/faux », le fait d’essayer de faire passer la réalité pour de la fiction me semblait finalement révéler de manière plus intéressante les qualités propres, subtiles et complexes, de la réalité, qu’en faisant soit un simple documentaire – ce qui ne m’intéressait pas – soit une fiction hyper-réaliste de type naturaliste – ce dont j’aurais été de toute façon tout à fait incapable.
Switch (on Paper) : Est-ce pour cette raison que le film s’ouvre sur cette citation d’Ed Ruscha : Hollywood n’est pas un lieu mais plutôt un verbe. On peut Hollywooder tout le monde et toute chose?
Pierre Bismuth : Précisément, et encore une fois , c’est parce que le prétexte de ce film était de rechercher cette chose artificielle, fictionnelle cachée dans la réalité, que toute la dynamique du film s’est établie autour de cet axe fiction/réalité. Le principe était donc vraiment de « déréaliser» le réel. Au fond je tentais sans doute de combiner la spontanéité, l’évidence et l’inattendu de la vie avec la synthèse et la détermination de la chose écrite. Le fait que ce qui est contingent puisse être perçu comme une chose prédéterminée est une idée qui m’a toujours fasciné dès mes tout premiers travaux, et Where is Rocky II? en est sans doute la forme la plus accomplie.
Switch (on Paper) : Il y a un passage extrêmement significatif, où, à la fin, les images d’un film documentaire de 1976 sur Ed Ruscha, réalisé par un certain Geoffrey Haydon pour la BBC (qui après recherche de notre part semble vraiment exister et se trouve conservé au British Film Institute), se fondent aux images que vous avez tournées dans le désert alors que les personnages traversent exactement les mêmes espaces à la recherche de l’œuvre. Cette nouvelle astuce tient par contre du cinéma expérimental, un effet simple, purement bricolé et pourtant d’une belle efficacité.
Pierre Bismuth : Cette séquence correspond à la question que je m’étais posée alors : si nous retrouvons l’endroit du documentaire de la BBC de 1976, serons-nous capables de reconnaitre les lieux filmés 40 ans plus tôt ? Cela n’a d’ailleurs pas été évident car la nature avait changé, d’autres chemins s’étaient formés.
Quoi qu’il en soit, et dans la mesure où nous étions finalement arrivés à retrouver le lieu où devait se trouver l’œuvre de Ruscha, il me semblait important de bien faire comprendre au public que le détective avait réussi sa mission. Le moyen le plus simple était de filmer le passage de la voiture du détective très exactement avec les mêmes plans que dans le documentaire de 1976 dans lequel on pouvait voir la voiture de Ed Ruscha circuler à cet endroit précis du désert.
Switch (on Paper) : Le film tient aussi par les figures convaincantes du détective et du témoin principal, Jimmy Ganzer, dont on dit qu’il aurait servi de modèle pour le héros nonchalant du film The Big Lebowski. Ils sont tous deux patauds, un peu au bout du rouleau, ils n’ont rien de flamboyant mais leur malice et leur philosophie désabusée apportent une forme de distance au sujet.
Pierre Bismuth : Le détective est effectivement très bon, il a été choisi après un important casting d’une quarantaine de détectives. Je n’ai d’ailleurs sélectionné que 4 personnes dans le film, le détective et les trois scénaristes. Tous les autres personnages sont le fruit de rencontres fortuites ou de confrontations voulues par le détective. Jim Ganzer est une d’entre elle et je considère qu’il élève complètement le film.
L’anecdote sur la relation entre Jim Ganzer et le Dude dans le Big Lebowsky semble exacte. Les frères Coen auraient apparemment utilisé 3 ou 4 personnes existantes, dont Jim Ganzer, pour créer leur personnage. Je serais curieux de leur poser un jour la question (s’ils s’en souviennent).
Switch (on Paper) : Le fantôme de Dennis Hopper plane tout au long du film, non seulement car il était ami d’Ed Ruscha, mais aussi parce qu’il incarne la légende et les fantasmes d’Hollywood. Quand on évoque Hopper, on pense à la Californie psychédélique de la fin des années 1960. Ce psychédélisme est évoqué en creux avec Jimmy Ganzer, vieux surfeur qui semble avoir tout expérimenté, mais surtout avec les trois « vrais » scénaristes qui peaufinent leur écriture sous l’emprise de la Ritaline, un psycho-stimulant qui développe la créativité. Au fond, toute cette histoire ne serait-elle pas qu’un mirage psychotrope, le désert étant également lieu de mirages ?
Pierre Bismuth : Hopper est mort en 2010, sinon, il est évident que nous aurions tenté de l’avoir dans le film d’une manière ou d’une autre. Toujours dans l’idée de produire un ovni entre l’industrie du cinéma et le monde de l’art, nous avions également approché Sylvester Stallone. Et puis son fils est mort au moment où nous avons démarré le tournage.
Quant au psychédélisme, c’est très juste. Après avoir rencontré Jim Ganzer, nous voulions aller beaucoup plus dans le sens de ce qu’on appelle un « StonerFilm » car Jim est un énorme fumeur d’herbe. Il la cultive, il la fume et il fabrique aussi une crème contre les rhumatismes. Malheureusement, il n’était pas à l’aise avec l’idée de se montrer à l’écran en train de fumer.
Switch (on Paper) : Ed Ruscha est connu pour ses images du paysage californien, peintures ou photographies banales de stations-service, immeubles ou palmiers. Ces images ont néanmoins façonné le mythe californien. Elles sont rentrées dans l’iconographie réelle ou imaginaire de toute une culture. Qu’elle ait existé ou pas, vous vous intéressez pourtant à l’une de ses œuvres qui est l’antithèse de toute imagerie en étant totalement invisible. Jimmy Ganzer finit même par douter qu’il s’agit d’une œuvre d’art. « I don’t think it’s a piece of art », dit-il dans les tout derniers instants.
Pierre Bismuth : La recherche de cette pièce n’était qu’un prétexte à faire un film. Ed Ruscha lui-même a, me semble-il, très bien compris que ce film n’est absolument ni sur lui ni sur son travail. À aucun moment, nous nous sommes préoccupés de faire comprendre son travail ou d’informer sur son œuvre. Jim Ganzer a tout à fait raison de douter de la valeur artistique de cette pièce car elle s’avère ne pas vraiment être une œuvre mais une sorte de leurre créé par Ed Ruscha au moment du tournage du documentaire de la BBC. Ce que je ne savais pas au moment de démarrer mon film mais que j’ai compris petit à petit, au fil de l’enquête et pratiquement avec le témoignage de Jim Ganzer.
Switch (on Paper) : Le film débute par cette question rapide que vous posez à Ed Ruscha lors de la conférence de presse inaugurale de son exposition rétrospective en 2009 à la Hayward Gallery de Londres où vous vous faites passer pour un journaliste. Vous lui demandez s’il peut dévoiler l’emplacement de Rocky II. Il a l’air surpris que vous connaissiez cette pièce, admet son existence mais refuse de donner plus d’information. Selon la recommandation du détective, Ruscha serait la dernière personne à interroger. L’avez-vous néanmoins contacté après cet échange furtif ?
Pierre Bismuth : Aucun contact après cette petite scène à la Hayward. Entre 2012 et fin 2016, il n’a jamais cherché à me contacter et je n’ai pas cherché non plus à le joindre pendant le tournage car j’avais trop peur qu’il me donne des informations sur la pièce alors que moi, j’avais besoin que le détective fasse son travail. De toute façon le détective nous avait effectivement expliqué qu’il était important de rentrer en contact avec tous les témoins possibles avant que Ruscha ne réalise que nous recherchions sa pièce. C’est donc seulement en janvier 2017, quand le film avait déjà fait sa tournée des festivals que j’ai sollicité une interview avec Ruscha. Il semble qu’il ait beaucoup aimé le film et nous avons eu une très agréable conversation dans son atelier. Voici quelques-unes de ses réponses :
Pierre Bismuth : Je peux vous poser quelques questions sur Rocky II ou bien vous préférez que cela reste mystérieux ?
Ed Ruscha : Je n’ai pas vraiment beaucoup de choses à raconter. À part que nous l’avons produit et qu’à l’origine, c’était un objet fonctionnel. Essentiellement pour y cacher quelque chose, en pleine nature. C’est comme ça que ça a démarré. Et par chance je connaissais Ganzer qui savait comment utiliser la fibre de verre.
PB : Mais vous avez décidé de le présenter dans le documentaire pour la BBC ? Donc ce n’est pas seulement un objet fonctionnel, vous avez décidé de le montrer et de le mettre en scène comme étant l’une de vos œuvres. Ou est-ce que c’est Geoffrey Haydon, le réalisateur du documentaire, qui a trouvé que c’était intéressant de filmer le rocher ?
ER : C’était en cours de réalisation, et il avait une idée de comment faire un film sur mon travail, et ça en faisait partie.
PB : Mais vous auriez pu dire “Ceci n’est pas une de mes œuvres ! Filmez autre chose !” C’est donc que vous vous êtes dit qu’il était amusant de présenter la fabrication du rocher comme faisant partie de votre œuvre.
ER : En fait, si ça l’intéressait de considérer que c’était mon œuvre, j’étais disposé à dire “Oui, okay, je l’ai fait.” Donc, j’ai laissé les choses un peu en suspens et tout est parti de là.
PB : Ce n’est pas difficile d’imaginer à quel point cela peut être désagréable de se faire filmer en train de travailler à quelque chose que l’on fait d’habitude en privé. Serait-il possible que la fabrication du rocher ait été une manière d’éviter d’avoir à vous dévoiler en train de faire une peinture ?
ER : À ce moment là, j’ai sans doute été séduit par l’idée de me retrouver à faire une sculpture, c’est quelque chose que je n’avais jamais fait. Et le rocher, comme forme tri-dimensionnelle, m’est apparu comme un objet idiot et maladroit et j’aimais bien ce résultat. J’ai toujours bien aimé l’expression “bête comme un roc”. Et sa fonction aurait pu rester pour la plupart des gens un mystère.
Le fragment d’entretien entre Ed Ruscha et Pierre Bismuth est extrait d’une entrevue qui s’est tenue à Culver City le 17 Janvier 2017. La totalité de cette entrevue sera publiée dans l’ouvrage collectif Ed Ruscha : Histoire(s), à paraître chez JRP/Editions à l’automne 2020.
Where is Rocky II? a été produit par la société The Ink Connection dirigée par Grégoire Gensollen et Xavier Gens. Le film a fait l’objet d’une diffusion sur Arte ZDF en mars 2019 et distribué en salle uniquement en Allemagne de octobre à décembre 2016.
Le travail de Pierre Bismuth fera l’objet d’une exposition personnelle au Centre Georges Pompidou (Paris) Niveau 4 – Galerie 0 – Espace prospectif, autour de septembre /octobre 2021.
Image de couverture : Pierre Bismuth, Where is Rocky II?, le détective Michael Scott à la recherche de Rocky II dans le désert, image extraite du film.