Shingo Yoshida
portrait

Artiste, Norvège, 13 mai 2020

Shingo Yoshida

“Enfant, je voulais être détective.”

Chronique par Shingo Yoshida

Sommaire

L’artiste japonais Shingo Yoshida vit dans notre monde sans vraiment y appartenir. Il choisit le retrait, partant très souvent explorer des coins reculés de la planète : Sibérie, Amazonie, îles Svalbard en Norvège ou désert d’Atacama au Chili, menant des enquêtes sur des milieux naturels où l’existence est forcément différente de la nôtre.

Pendant cette période de quarantaine, contre le virus, je ressens ce que j’ai souvent éprouvé lorsque j’étais seul face à l’Amazonie, la Sibérie, les îles Svalbard, le Chili et d’autres régions sauvages : la position dominante de l’homme y apparaît renversée et notre existence bien plus faible et ténue qu’on ne le pense.

En Amazonie, les fourmis sont plus fortes que tout. Si l’on pose un pied sur une fourmilière, elles grimperont, tout de suite, partout sur notre corps. Et même si on les chasse, leurs mandibules auront le temps de nous mordre. Que ce soient les insectes ou les bactéries qui elles-mêmes parasitent les insectes, tous sont nos ennemis.

Shingo Yoshida, image extraite du film I prepared the perfect answer that you wanted, 2010 Oiyakaha, Amazonie (Brésil)
, 33 minutes 19.
 Avec le soutien de Shiseido Company

En Amazonie encore, un jour que je remontais à pied le lit d’une petite rivière, je sus que c’était une mauvaise idée quand le niveau de l’eau, brutalement, me submergea jusqu’au cou. Je tentai alors de revenir sur mes pas, mais le paysage était exactement le même partout, me faisant perdre le sens de l’orientation, incapable de me repérer dans la jungle. Contrairement à celui des animaux, l’odorat humain est bien peu développé

Ce que les humains craignent les plus ce sont les choses invisibles. Avec le progrès ils font confiance uniquement en ce qu’ils voient. Tout ce qui n’est pas perceptible nous affole, nous inquiète, alors que dans le passé les liens invisibles avec la nature étaient beaucoup plus forts. Nous ne savons plus vivre avec les dieux, les diables, les fantômes, les mythes et les légendes.

Lors d’un autre voyage en Sibérie, marchant sur la banquise, je glissai sur un petit iceberg qui dérivait et, sans m’en rendre compte, faillis être emporté.

Les îles Svalbard sont peuplées d’ours. Si l’on sort seul, on doit emporter un fusil. J’étais obligé de me déplacer avec un guide ; c’est lui qui portait le fusil. Il me montra la Chambre forte mondiale de graines, le projet Bill Gates Bill Gates mené avec la Fondation Rockefeller, Monsanto, la Fondation Syngenta et le gouvernement de Norvège. Elle était ce jour-là en travaux.

Shingo Yoshida, Svalbard

Shingo Yoshida, image extraite du film Réminiscence, 2018, Longyearbyen, Svalbard (Norvège), 13 min 49. Musique : Thomas Ghazi

Le guide m’expliqua qu’à cause du réchauffement climatique le site était très coûteux à entretenir, qu’il y avait souvent des problèmes techniques. Il ne savait pas vraiment combien de temps ce projet pouvait encore durer. Pourtant, de l’autre côté, sur une petite partie des îles du Svalbard, je fus surpris de voir des hôtels de luxe alignés les uns après les autres.

Avant de partir je pensais Svalbard que un endroit uniquement occupé par des instituts de la recherche scientifique et des mines de charbon. J’ai découvert sur place que, depuis les années 1990, le tourisme s’était largement développé, devenant l’une des principales sources de revenus. Aujourd’hui, ils pensent protéger à nouveau l’archipel et en faire une réserve naturelle.

Territoire norvégien autonome et démilitarisé, Svalbard n’est pas soumis à la fiscalité norvégienne.
Sa superficie n’est pas incluse dans celle de la Norvège et il n’est membre ni de l’espace Schengen, ni de l’AELE (Association européenne de libre-échange). Son statut de neutralité permet aux citoyens des pays signataires du Traité concernant le Spitzberg de séjourner dans les îles sans visa, sans être soumis aux contrôles de l’immigration et des douanes norvégiennes. J’ai cru en y allant que les gens qui y vivaient et y travaillaient essayaient de maintenir une harmonie entre l’homme et la nature. Mais je me suis vite aperçu que la situation ressemblait comme partout : à des humains dans un parc safari.

Shingo Yoshida, image extraite du film The end of day and beginning of the world, 2015, Chukotka, Sibérie (Russie), 22 min.
 Avec le soutien de la Croix Rouge, Chukotka, Nortoco Northern tourist company et le Parc National Beringia (Russie)

 

En retrait de la société

 

Je me suis toujours intéressé aux micro-sociétés, à leur culture et leur économie et la recherche de mon identité dans ces contextes.

Les sociétés de masse se développent de jour en jour tandis que les petites cultures semblent disparaître ou décliner. Je suis curieux de toutes les cultures, les légendes, les mythes et la vie quotidienne des gens qui vivent dans ces endroits méconnus. J’essaie de les introduire dans le monde, à ma façon, au travers de mes œuvres. Mais je me concentre uniquement sur leur environnement naturel car je ne suis pas doué pour m’en-tendre avec les gens. J’aime pouvoir observer les choses à distance, je me mets en effet très souvent en retrait de la société.

Quand j’étais plus jeune, j’avais envie de devenir détective parce que je voulais voir des choses que les autres ne voyaient pas. Un jour, j’ai appelé une agence spécialisée pour trouver un travail, mais le chef mʼa dit que ce n’était pas un bon emploi et que ce n’était pas si intéressant que cela : la plupart de leurs enquêtes étaient manipulées. « Si vous pouvez étudier à l’université, allez-y.

J’ai donc décidé, puisque j’étais jeune et en bonne santé, que j’allais faire le tour du monde par mes propres moyens afin d’élargir mes horizons, puis de comparer mes voyages une fois que j’aurai vieilli et que je n’aurai plus la force ni le courage de traverser le monde.

Shingo Yoshida, image extraite du film I prepared the perfect answer that you wanted, 2010 Oiyakaha, Amazonie (Brésil)
, 33 minutes 19.
 Avec le soutien de Shiseido Company

J’ai décidé aussi de lire très peu des guides de voyage avant de partir afin de ne pas me faire influencer par leurs opinions. Je préfère les lire attentivement au retour. Cela me permet de m’identifier aux lieux dans lesquels j’ai vécu. Je ne veux pas d’expérience acquise passivement

Quand j’étais petit, mon père me montrait des pièces de monnaies qu’il avait rapportées de différents pays et m’expliquait comment il devait faire du stop pour rentrer au Japon depuis Paris, parce qu’il n’avait pas assez d’argent. C’est comme cela probablement que j’ai commencé à avoir envie de parcourir le monde.
Un jour, ma grand-mère est revenue d’un voyage à l’étranger et en apercevant du sable sur les roulettes de sa valise, je me suis dis qu’elles avaient fait le tour du monde. J’ai ressenti la même chose lorsque nous sommes allés avec ma famille voir une exposition où l’on pouvait toucher une pierre qui venait de la lune. Je me souviens que sa surface était toute lisse parce que tout le monde la touchait.

Le prix d’un objet est déterminé par les différents éléments de valeur qui composent l’objet lui-même, mais aussi dans la valeur ajoutée imaginaire qui englobe les souvenirs et l’expérience en tant que telle.

Quand je n’ai pas de nouveau projet particulier en tête, je cherche dans les marchés aux puces ou dans les vide-greniers des vieilles cartes postales et j’imagine un projet qui m’emmènera à l’emplacement que représente la carte postale. Je ne cherche pas précisément l’endroit, j’imagine son atmosphère au travers de ma propre expérience et la ré-exprime à ma façon.

En suivant une fois l’adresse d’une carte postale adressée par l’artiste On Kawara à l’un de ses amis, je me suis rendu à Gent en Belgique à la recherche de cet ami. Une autre fois, muni d’une carte postale des an-nées 1960 venant de Berlin, j’ai cherché à savoir si le destinataire habitait toujours à la même adresse, et par chance, j’ai trouvé son nom sur l’interphone. J’étais si excité que le concierge est venu, menaçant d’appeler la police. Il était environ 2 heures du matin et j’ai bien failli être arrêté.

J’avais probablement 14 ans lorsque Osamu Tezuka, l’artiste de manga est décédé. J’étais un grand fan et, avec mon meilleur ami d’enfance, nous nous sommes dits : « On y va! On va chez lui” décidant de participer à la veillée funéraire. On ne connaissait pas du tout son adresse, mais en demandant aux gens dans la rue, avec uniquement ses dessins en mains et très peu d’informations, on a réussi à trouver sa maison et nous y sommes allés offrir de lʼencens. J’ai toujours été étonné de voir que sans Google ni Internet, de grandes découvertes ont été possibles.

Si je devais définir mon travail, je dirais que cʼest un voyage, et pour ainsi dire, dès lors que je sors de chez moi et que je me dirige vers ma destination, tout devient à la fois un voyage et un travail.

Shingo Yoshida, Atacama, Chili

Shingo Yoshida, image extraite du film Réprouvé (castaway), 2018 Calama, Chili, 7 min 44

 

Cosmogonie

Le film que je présente ici a été réalisé dans le désert d’Atacama au Chili, la partie la septentrionale du pays dont on dit que l’air y est le plus sec et le plus pur du monde. C’est là où se trouve ALMA, un télescope géant qui a été construit à une altitude de 5 000 mètres et dont les premières observations scientifiques ont démarré en 2011 dans le cadre d’un partenariat mondial entre 22 pays dont le Japon.

L’ALMA a pour mission de dévoiler le mécanisme de formation des planètes et de trouver un indice sur l’origine de la vie. Ici, vous pouvez vous faire une idée des grands mystères de l’univers et des efforts déployés par les astronomes pour relever ces défis scientifiques. ALMA a pu ainsi récemment photographier un trou noir pour la première fois.

Le désert d’Atacama est cependant très pollué à cause des mines de lithium ou d’autres matières premières qui ont contribué à la conception du télescope. L’endroit où j’ai réalisé ce film est situé sur un vaste terrain désertique Une grande quantité d’ordures y est jetée. Sous des tentes vivent des sortes de Collas (sortes de Tsiganes sud-américains). C’est aussi le territoire des chiens errants. Quand j’ai commencé à travailler là-bas, j’ai négocié avec ces derniers car c’est leur territoire ; il faut s’entendre avec eux.

Pour la conception du film, j’ai été inspiré par le drapeau de “Wiphara” qui est associé au peuple indigène Aymara du sud des Andes. Chaque couleur a une signification précise sur l’humanité et la terre. Il existe de nombreuses théories, mais ce drapeau signifie encore beaucoup en Amérique du Sud : rouge, pour la terre ; orange, pour la société et la culture ; jaune, pour l’énergie et la force ; blanc, pour le temps et le changement ; vert, pour les ressources naturelles et la richesse ; bleu, pour le cosmos ; violet, pour le gouvernement et l’auto-détermination.

« Je me considère comme un artiste détective. J’observe les énigmes du monde tout en gardant une certaine distance avec lui. Mon travail est une sorte de devinette à plusieurs facettes ; certaines personnes peuvent le trouver énigmatique, d’autres prennent du temps pour comprendre. Je ne donne jamais une réponse. Chacun a ses réponses et ses interprétations. Mais lorsque des gens pensent à mon travail dans la vie quotidienne, c’est que c’est dans la poche. »

En couverture : Shingo Yoshida, image extraite du film The end of day and beginning of the world, 2015, Chukotka, Sibérie (Russie), 22 min.
 Avec le soutien de la Croix Rouge, Chukotka, Nortoco Northern tourist company et le Parc National Beringia (Russie)

[wp-faq-schema accordion="1"]
Envie de réagir ?
[wpforms id="17437"]

Lire aussi...

Parcourez nos éditions

Jean Dupuy par Renaud Monfourny pour la galerie Loevenbruck
04
04

Hommage à Jean Dupuy

Découvrir l’édition
Beaucoup plus de moins
03
03

Beaucoup plus de moins

Découvrir l’édition
Encyclopédie des guerres
02
02

L’Encyclopédie des guerres (Aluminium-Tigre)

Découvrir l’édition
O. Loys, bal des Incohérents
001
001

Décembre 2021

Découvrir l’édition
Younes Baba Ali, art et activisme en Belgique
01
01

Art et engagement Enquête en Belgique

Découvrir l’édition

Parcourir nos collections