Fenêtre sur cour, Alfred Hitchcock, 1954
Fenêtre sur cour, Alfred Hitchcock, 1954

Journal 1 – Rester visible

Chronique par Jérémy Piette

Sommaire

Maîtriser le visible, circonvenir le visible. Rester soi-même visible. Avec les semaines de confinement qui s’enchaînent, nous vient la peur de s’évanouir hors-champ. Loin des rues, loin des gens. Cette indicible peur de disparaître, les uns aux autres, les uns pour les autres. Devenir fantôme. Les appels sur Skype, sur Zoom se multiplient, les apparitions sur Instagram aussi, Tik Tok et lives sur Facebook. On se divise en une succession de fenêtres web, on clone – pour mieux l’immortaliser – sa propre existence par la grâce des webcams. Les écrans sont des passages vers d’autres mondes-pixels.

«Nous sommes en guerre […] L’ennemi est là. Invisible, insaisissable.» – voici les mots, extraits du discours assurément guerrier du Président de la République française, qui me restent en tête. Je n’arrive pas, immédiatement, à faire le lien avec le Covid-19. Cet « ennemi invisible » me fait plutôt penser à l’Ange Exterminateur de Buñuel, avec sa tribu de bourgeois qui, au retour de l’opéra, se retrouvent coincés chez leur ami Nobile. Retenus par une force sans nom, confinés dans le salon de la grande bâtisse, sans savoir pourquoi. Quelque chose les retient. Tous se mettent à se méfier, à s’accuser, à se haïr et s’avouer qu’ils puent, ce qu’ils ressentent depuis longtemps finalement, qu’ils ne se supportent plus. Il faut rester dans la lumière. Deux amants se claquemurant dans un placard, dans le noir, eux, se disent des mots d’amour avant de s’éteindre :

– J’ai l’impression que nous avons toujours été là.
– Moi aussi.
– Et que nous resterons toujours là…à moins que…
– Quoi ?
– Que nous nous enfuyions ensemble. Que nous nous perdions dans l’ombre… Tu ne me réponds pas?
– Où que tu ailles je te suivrai, Eduardo.

Ces deux-là se donnent au hors-champ, au placard. Littéralement, on dirait qu’ils ont été grignotés de la pellicule – le fondu au noir, le fondu aux disparus – de l’entièreté du film, et de la vie. Le visible, ici, comme dans la vie, rassure. L’invisible oblitère, libère les fantasmes, l’inconscient, les démons et les peurs. Dans It Follows (2014) de David Robert Mitchell, il prend une forme d’humain monstrueux et ne se matérialise qu’aux yeux de la victime qu’il pourchasse. Dans Phénomènes (2008) de M. Night Shyamalan, il donne à la nature sa revanche sur l’homme. Le vent, les spores, les ectoplasmes. L’imperceptible est depuis des lustres une affaire de cinéma, Méliès, James Whale, l’homme, le diable, et tous ceux qui ont dealé avec l’illusion(isme). Pour moi, l’invisible est rassurant autant qu’inquiétant, il désarme l’ordre établi, vide nos rues. Depuis nos confinements, nous observons un monde remis en question, bouleversé dans son fonctionnement. À l’œuvre, un virus, de la terreur, et un brin de magie.

Du côté des plus protégés, on entend parler des candidats de l’émission de téléréalité Big Brother, en Allemagne, qui ont choisi d’être isolés du monde extérieur, filmés H24, dans la “Maison” . Le 15 mars, le présentateur leur annonce l’existence et la propagation du Covid-19. Coup de théâtre et de larmes. «Vous êtes sûrement dans le lieu le plus sûr en ce moment.» Côté Canada, pour une autre version de l’émission, la présentatrice lance : « Guys ! Il y a Big Brother puis il y a la vraie vie.» Dans leur couffin pop sur-médiatisé, à l’ombre des caméras automatisées, les protagonistes sont mis à l’écart. L’espace sur-cadré participe d’un dispositif audiovisuel au sein duquel l’invisible ne peut entrer sans se faire remarquer. Pour l’air de déjà-vu : je pense à la mini-série Dead Set (2008) du showrunner Charlie Brooker, devenu célèbre ensuite avec son autre série : Black Mirror. Le Royaume-Uni plie sous le poids d’une invasion de zombies. Les candidats Big Brother, eux, ne savent pas encore le désastre, cernés de caméras qui brillent dans le vide, pupilles électriques comme dissociées de tout regardeur. Dans les studios, c’est l’hécatombe, le sang coule sur les moniteurs. La Maison devient l’abri, peut-être même bien le seul, cocon idéal à tout confinement. Jusqu’à quand ? « Big Brother ne nous regarde plus » s’inquiète l’un des occupants. L’œil de la surveillance s’est éteint. Derrière les miroirs sans tain, rôdent les zombies. Grand frère est parti.

Je regarde par la fenêtre, les ouvertures dans les autres immeubles, Fenêtre sur cour ou celles dans mes pages web, je vois les autres, ils me voient moi, on voit nos petits cinémas. L’invisible rôde parmi nous. Je préfère être sur ce terrain-là que sous le regard ultra-protecteur des techno-vigies. Il faut donner une chance au transparent et à la sorcellerie. L’invisible est une histoire de cinéma, il s’instille dans nos existences. Je repense à cette femme qui dîne seule, dans le film d’Hitchcock, et fait semblant d’accueillir son mari, deux assiettes, une bougie, deux verres. Elle trinque avec l’invisible, fond en larmes. Mais plus que jamais, au moins, elle vit.

 

Couverture : Alfred Hitchcock, Fenêtre sur cour policier, suspense, 104 minutes, états-Unis, 1954 © DR.

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