Bernard Stiegler, Roumics, Lille, 2014
science

Technologie, 11 juin 2021

Bernard Stiegler, Roumics, Lille, 2014

Un art qui reste à inventer Art, technique, esthétique, politique selon Bernard Stiegler

Essai par Colette Tron

Sommaire

L’autrice et critique Colette Tron tente dans ce court essai d’éclairer les perspectives politique et esthétique que le philosophe Bernard Stiegler (décédé le 5 août 2020) théorisait face au développement des technologies numériques, et de son probable dévoiement par l’industrie et le marché. « Parce qu’il permet de séparer les producteurs des consommateurs, l’appareillage machinique de la quasi-totalité des formes d’expression symbolique et sensible peut mettre les champs esthétiques de toute nature » hors circuit.

En 2004, le philosophe Bernard Stiegler co-organisait avec son homologue américain Georges Collins le colloque intitulé « La lutte pour l’organisation du sensible. Comment repenser l’esthétique ? ». L’argument principal en était que, face à la domination et le contrôle des technologies industrielles du sensible et du symbolique, il est indispensable d’organiser la vie intellective aussi bien que sensible, en reconstituant les processus de l’expérience esthétique et en favorisant une relation active et participative à l’art. Et il s’agit bien là d’une lutte, car, écrivait-il, « Notre époque se caractérise comme prise de contrôle de la production symbolique par la technologie industrielle, où l’esthétique est devenue l’arme et le théâtre de la guerre économique. Il en résulte une misère où le conditionnement se substitue à l’expérience esthétique.». Il précisait : « Par misère symbolique, j’entends donc la perte d’individuation qui résulte de la perte de participation à la production de symboles ». Cet « effondrement symbolique » correspondrait à un « effondrement du désir », de la sublimation, à une suspension de la sensibilité, à une an-esthésie générale des sens, de la sensation, au sens grec d’« aisthesis ».

À la suite de ce colloque, il publia les deux tomes de son ouvrage « De la misère symbolique » (« L’époque hyperindustrielle » et « La catastrophè du sensible » aux éditions Galilée en 2004 et 2005), où étaient exposés et théorisés ces enjeux dans le contexte de ce qu’il nommait la « société hyperindustrielle », et le « tournant machinique de la sensibilité ». Cette mise en perspective sur l’art en prise avec l’industrie culturelle actualisait la pensée de Theodor W. Adorno et Max Horkheimer (qui avaient forgé cette terminologie pour développer leur critique de la production industrielle des biens culturels), tout en déplaçant les points de vue et en mobilisant des concepts originaux quant aux rapports entre l’art et la technique, passant par une pensée de la technique en tant qu’organe, conçue d’après le grec ancien « organon » signifiant « instrument ». L’organe occupe d’ailleurs une place centrale dans la réflexion de Stiegler, « comme science de l’organisation – au sens plus large remontant à l’organum comme instrument, à l’organisation comme caractérisant la vie. »

Bernard Stiegler, de la misère symbolique

Une pensée du vivant, du mouvant, de la chair, des corps, du corporel… et du désir ; mais aussi de la « vie de l’esprit », de la sensitivité, de la création, via les organes humains et ses organes artificiels, les « organa » : « ces organa sont des œuvres de l’esprit – en tant qu’outils, machines, appareils et dispositifs, aussi bien qu’en tant qu’œuvres d’art, symboles, énoncés, littéraires ou théoriques […] », tous « artefacts supports de symbolisation », qu’il nommera aussi « technologies de l’esprit ».

Il s’agissait dans ces deux ouvrages du constat d’une époque mais surtout de proposer des orientations pour l’à venir et l’avenir – comme il aimait les distinguer – d’une « expérience esthétique par l’art », vers « une nouvelle époque du sensible », correspondant à la pratique des instruments contemporains.

Bernard Stiegler pour qui « l’organisation du sensible » était aussi une forme de « sculpture sociale » d’après Joseph Beuys, où chacun est considéré comme un artiste en puissance, et où la participation, comme passage à l’acte, et peut-être art de passer à l’acte, est constitutive d’une expérience, transformation de soi autant que du corps social. Approchant « l’individuation comme trans-formation et la trans-formation comme sculpture sociale », cette pratique et cette relation aux « organa » consistent en une expérience sensible, individuelle et collective, pour en produire un partage, « partage du sensible » selon la préoccupation de Jacques Rancière. Une « expérience », ajoutait-il, « qui passe par un déploiement de pratiques », « d’apprentissages », dans un processus d’adoption des dispositifs. « Quant à l’art, écrivait-il, il est l’expérience et le soutien de cette singularité sensible comme invitation à l’activité symbolique ».

Or, sa position postulait que « la perte de participation généralisée » produite par la « perte des pratiques » est le résultat de la « dés-organisation hyperindustrielle » séparant producteurs et consommateurs de symboles, générant une désaffection et un « non-partage du sensible » – des zones du sensible -, voire la « catastrophè du sensible », sa suspension, ou à l’extrême son anéantissement. « Une telle situation ne peut que conduire à la mort de l’art – sauf à apparier à nouveaux frais les corps aux œuvres, aux appareils et aux organisations ».

Cette situation proviendrait aussi de ce que Stiegler nomme « le tournant machinique de la sensibilité », qu’il analysait ainsi : « Articulant organes des sens et techniques, le devenir de la sensibilité en général, qui, en tant qu’elle est humaine, est artistique, et en cela, ne cesse d’évoluer, de se trans-former, ce devenir organologique de la sensibilité, donc, relève, depuis la première révolution industrielle, du devenir machinique. » Transformation qu’on ne peut ignorer, et d’autant plus avec l’essor et l’extension des machines numériques, comme généralisation des machines à calculer, que sont les ordinateurs, puis toutes les technologies numériques, de programmes et de traitement automatique de l’information (ce qu’est en fait le computer, un calculateur), instruments, artefacts, applications traversant tous les objets techniques, et tous les modes d’expression, absorbant même l’art, les arts, et les formes symboliques. La « computation généralisée fait précisément intervenir le calcul dans l’intégralité des dispositifs », des fonctionnements machiniques, soumettant ainsi à la mathématisation et à la quantification le réel et ses représentations.
Ce machinisme reléguant tout autant les activités humaines, formalisées par les multiples fonctionnalités de la technologie, annihilant ainsi la possibilité de performer, de trans-former, d’œuvrer. « Cette machinisation des sens » est une « destruction des organes noétiques » (ou organes de pensée) et de la sensitivité, la reproductibilité et l’autonomie, où automatisation, excluant en quelque sorte la pratique : « Parce qu’il permet de séparer les producteurs des consommateurs, l’appareillage machinique de la quasi-totalité des formes d’expression symbolique et sensible peut mettre les champs esthétiques de toute nature » hors circuit.

Bernard Stiegler considérait donc que « dans le contexte du tournant machinique de la sensibilité comme perte de participation, de telles pratiques supposent la reconstitution d’une communauté » et d’une « organisation sociale », « ouvrant la possibilité d’un nouveau partage du sensible ». Cette organisation, qui est aussi une organologie, comme science des instruments et agencements de dispositifs, est une nouvelle question de la technique autant que de l’œuvre d’art. « La question est celle de l’art en tant que tekhnè, et à l’époque de l’organologie hyperindustrielle, la tekhnè requiert l’invention d’une politique qui saurait développer des pratiques organologiques appropriées aux nouvelles formes » d’artefacts, de techniques, d’instruments, ou d’« organa ».

Aussi, les questions technique, esthétique, artistique, politique, économique et industrielle devraient être indissociables, et même, associées afin de recomposer « l’organisation du sensible », supposant « un art qui reste à inventer tout autant qu’une réinvention de la question politique : qu’une réinstanciation politique de la question de l’art, du sensible, de l’esprit et du culte » (id est de la pratique régulière, de la relation aux instruments et aux œuvres, de la culture, culture de soi autant que des autres).
Issue à l’époque (hyper)industrielle, à l’ère anthropocène, dans une visée d’écologie générale, complémentaire au concept stieglerien d’organologie générale 1 et tout en restant dans son vocabulaire, on pourrait projeter un avenir où l’art, les arts, le design, l’invention, l’imagination, l’esthétique en tant que vie du sensible, viendraient au cœur de l’exosomatisation 2 (production d’organes artificiels externes, que sont les techniques et technologies), de sa pharmacologie 3 (dimension toxique ou curative) autant que de son organologie (articulation entre organes physiologiques, artificiels et sociaux).

En couverture : Bernard Stiegler lors des 11e ROUMICS (Rencontres Ouvertes du Multimédia et de l’Internet Citoyen et Solidaire), Lille, 2014. Photo Amiot / Creative Commons

___

Philosophe, Bernard Stiegler (1952-2020), docteur de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, élève de Jacques Derrida, axait sa réflexion sur les enjeux des mutations actuelles – sociales, culturelles, politiques, écologiques, économiques, psychologiques, esthétiques – portées par le développement technologique et notamment les technologies numériques. Il était président de Ars Industrialis / Association des Amis de la Génération Thunberg 4 (www.arsindustrialis.org, https://generation-thunberg.org/ ), président de l’Institut de Recherche et d’Innovation ( https://www.iri.centrepompidou.fr/ ) qu’il avait créé au sein du Centre Georges Pompidou en 2006.

Il a aussi été directeur de programme au Collège international de philosophie, directeur de l’unité de recherche Connaissances, Organisations et Systèmes Techniques de l’Université de Compiègne qu’il y a fondée en 1993, directeur général adjoint de l’Institut National de l’Audiovisuel en 1996, directeur de l’IRCAM en 2001 et directeur du département du développement culturel du Centre Georges Pompidou en 2006. Il a aussi été membre du Conseil National du Numérique, et membre du conseil scientifique de l’observatoire B2V des Mémoires, ainsi que conseiller éditorial et scientifique de nombreuses revues.

1.Ce terme est dérivé du grec « organon » : outil, appareil. L’« organologie générale » est une méthode d’analyse conjointe de l’histoire et du devenir des organes physiologiques, des organes artificiels et des organisations sociales. https://arsindustrialis.org/organologie-g%C3%A9n%C3%A9rale

2.Du latin exo- (« en dehors »), et sauma (« corps »). Qui est à l’extérieur du corps.

3.Le terme grec pharmakon désigne à la fois le remède et le poison. Bernard Stiegler considère toute invention technique comme pharmacologique.
https://arsindustrialis.org/vocabulaire-pharmakon-pharmacologie

4.L’association des Amis de la Génération Thunberg, fondée en 2020 par Bernard Stiegler, propose un atelier portant sur l’art, le design et l’esthétique au sein duquel ces problématiques seront développées et si possible expérimentées, sous le titre Re-générations.
Présentation résumée : https://generation-thunberg.org/agir/groupes-travail
Coordination : Yann Toma, artiste ; Colette Tron, auteur et critique ; Marie-Chollat-Namy, membre de Extinction Rebellion

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