Stéphanie Roland, Dark Pool, 2012. Installation, 20 000 boules noires en PVC nanogravure laser, cadre MDF, dimensions variables
portrait

24 novembre 2021

Stéphanie Roland, Dark Pool, 2012. Installation, 20 000 boules noires en PVC nanogravure laser, cadre MDF, dimensions variables

Stéphanie Roland. Hacker les mémoires du futur

Entretien par Marion Zilio

Sommaire de l’édition

Stéphanie Roland traque les arcanes d’un avenir prédictif et tente de hacker la mémoire modélisée qui l’anticipe. Sa recherche opère par récits et fictions susceptibles d’incarner les paradoxes visuels de la « matière noire ». Attentive aux entités invisibles de la pensée occidentale, dont les impacts sont pourtant considérables, elle explore des formes d’impensés dans des domaines variés (astrologie, neuroscience, IA, Deep Web, trading à haute fréquence…), tout en acceptant leur impossible dévoilement. L’artiste tente de révéler les partis pris implicites de la raison dominante (occident, sciences, religion, famille nucléaire, capitalisme) et de redescendre l’humain de l’orbite lumineux auquel il s’attache désespérément. À travers un ensemble de médiums aussi variés que la photographie, le film, l’installation, la performance, l’édition et le travail social, son œuvre se veut une réflexion sur le visible et l’invisible, sur ce qui a droit, ou non, à une représentation. Naviguant en eaux troubles, au sein de zones d’ombres, étranges et inquiétantes, ses fictions ne cherchent pas à intensifier les discours sur la fin du monde. Elles sont plutôt la promesse d’une autre manière de comprendre le monde, en tentant d’adopter d’autres points de vue. En fondant sa démarche sur les mutations de la mémoire — organe de notre histoire et de nos existences —, elle cherche à désamorcer les lois de son instrumentalisation idéologique.

Marion Zilio : Ta pratique tente de révéler la « matière noire » du monde, à l’image de cette matière hypothétique que les physiciens invoquent pour rendre compte de certaines observations. Tu enquêtes sur la masse des données opaques, oubliées ou cachées dans le but de représenter les fantômes de la civilisation occidentale : trading haute fréquence, îles fantômes, Blacklists de compagnies aériennes, Deep Web, Darknet, Ghosts Writers, etc. Qu’est-ce qui t’a conduite à t’intéresser à ces objets dont la réalité primordiale semble soustraite aux humains ?

Stéphanie Roland : Je m’intéresse en effet à cette économie de l’invisible, composée d’entités immatérielles, fantômes ou fictionnelles, qui influence les systèmes politiques et économiques. Ces espaces invisibles et négatifs, hybrides et changeant de la pensée occidentale font souvent l’objet de paradoxes visuels. Ce sont des objets que nous ne percevons pas nécessairement, ou dont nous ne mesurons l’impact qu’à travers ce qui se trouve autour d’eux, comme des trous noirs. Ou bien encore, des objets que nous voyons, mais qui n’existent pas. Je dirais que c’est aussi l’ensemble des objets que la raison occidentale refoule dans les limbes de l’inconnu. Mes installations tentent d’incarner ces « absences ». Elles les approchent à travers des oscillations visuelles, c’est-à-dire des formes de spéculation qui acceptent que l’on ne puisse jamais tout voir, qu’une partie de cette enquête soit toujours vouée à l’échec.

J’aimerais par exemple réaliser une bibliothèque fantôme en éditant les textes personnels des ghostwriters, que l’on nommait improprement « nègres littéraires » en France, en référence à l’exploitation des populations noires d’Afrique. Il s’agit d’aut·eur·rice·s qui existent bel et bien dans la réalité mais pas sur le papier, alors que près d’un tiers de la production littéraire est de leur fait. Ces écrivain·e·s sont des sous-traitants de personnes médiatiques, politiques, footballeurs ou toutes autres stars jouissant d’une visibilité accrue. Le système occidental ne met dans la lumière que certaines personnes ou choses. Comme dans le milieu de l’art, il y a énormément de gens qui restent dans l’ombre, et qui sont exploités ou payés pour faire fructifier les intérêts d’autres personnes. Je m’intéresse aussi au « redimensionnement des objets », en essayant de percevoir dans quelles mesures ces derniers créent des zones d’ombres.

MZ : Qu’est-ce que tu entends par l’idée que le monde occidental a modifié ses échelles d’objets ?

SR : Je fais notamment référence aux « hyperobjets », évoqués par Timothy Morton dans La pensée écologique, qui ont un impact considérable sur l’espace social et psychique humain.

Cette hybridité des objets est selon moi liée à la somme de fictions qui compose notre sens du réel. La fiction est très souvent un facteur constitutif pour l’établissement d’une vérité. Cela peut être observé dans la façon dont les économistes contemporains usent de la fiction dans leurs théories pour mieux les imposer. Les algorithmes financiers par exemple ont des conséquences énormes sur la vie des individus, comme en témoigne la crise des subprimes qui a dépossédé des milliers d’Américains de leurs biens et eu des répercussions dans le monde entier.

Dans mon projet Dark Pool (2012), je m’intéresse à toutes ces transactions toxiques qui demeurent confidentielles et hors de portée du grand public. Certaines sont illégales, d’autres protègent les intérêts d’une minorité, la plupart sont portées par des secteurs qui brassent des volumes d’ordres de bourse colossaux. Les produits financiers, en dépit des infrastructures, sont de nature immatérielle, virtuelle et abstraite, si bien que les traders évoluent dans une sorte de game, absolument déconnecté des réalités. Leurs tâches sont tellement fragmentées qu’ils ne perçoivent plus que leur propre réussite professionnelle, et n’ont aucune conscience des répercussions de leurs transactions sur le reste du monde, ou de leurs effets sur le cours du grain de riz en Angola.

Pour sonder ces entités vertigineuses, j’ai utilisé des boules en plastique que l’on retrouve dans les piscines pour enfants. Toutes sont manufacturées en noir et sont nanogravées du nom des dark pools les plus connues, les autres étant, par définition, opaques. Cela donne corps à un impalpable dont la perception reste néanmoins quasi imperceptible à œil nu.

Stéphanie Roland, A moment of clarity, 2009. 6 projections video pilotées par un programme informatique, 6 disques durs, matelas, dimensions variables.

Stéphanie Roland, A moment of clarity, 2009. 6 projections video pilotées par un programme informatique, 6 disques durs, matelas, dimensions variables.

MZ : Tes premiers travaux portaient sur les relations entre la mémoire individuelle et les hypomnémata, c’est-à-dire les supports de mémoire. Dans A moment of clarity (2009), tu as sélectionné près de 900 photographies de ta famille dont tu avais perdu le souvenir. Ces fichiers ont ensuite été stockés sur un disque dur qui les efface progressivement au cours de la journée. Chaque matin les fichiers sont restaurés par une mise à jour, et l’on contemple dans une blackbox, allongé·e·s sur des matelas noirs, leur lueur s’éteindre comme des étoiles. Que cherchais-tu à révéler ?

SR : Je souhaitais voir dans quelle mesure la mémoire collective et individuelle était happée par la précarité de son support. Nous avions une confiance aveugle en ces nouveaux médias numériques au stockage incommensurable. Pourtant ces systèmes de mémoire sont absolument dépendants des serveurs ou de proxys qui peuvent à tout moment planter et ruiner la mémoire individuelle ou familiale.

Cette fragilité des souvenirs était aussi liée à mon histoire personnelle, où j’aurais préféré oublier certains épisodes de mon enfance. On peut également y voir un lien avec le cosmos, où des constellations familiales s’éteignent peu à peu au fil du temps comme les astres dans des multivers.

MZ : Dix ans plus tard, cette capture de nos souvenirs — emprisonnés dans des Datacenters et monnayés notamment par les GAFAM —, a réalisé le rêve d’une époque qui spécule et anticipe ses devenirs pour mieux modéliser et contrôler nos comportements. L’oubli ne devient-il pas un espace de résistance, une manière de s’extraire des destins artificiels de la modélisation algorithmique ?

SR : À l’époque, je n’avais pas forcément conscience de l’importance de l’oubli, comme dimension fondamentale de la psyché, mais je sentais bien qu’il y avait un nœud, une fragilité qui s’est effectivement déplacée vers ces enjeux. Ce n’est pas tant la crainte de perdre des informations ou des souvenirs, que celle d’être manipulé·e ou exproprié·e de sa mémoire qui fait surface. J’ai l’impression de faire partie (comme toi !) d’une génération qui a connu une mutation sans précédent dans les interactions sociales. Ce phénomène est bien sûr catalysé par l’invasion massive d’Internet et des réseaux sociaux dans la sphère sociale. Comme l’a brillamment développé Shoshana Zuboff, dans L’âge du capitalisme de surveillance, ce nouveau système vise à prédire et modifier les comportements humains dans le but de générer des revenus pour les entreprises qui mettent ces stratégies en place. Dans ce contexte de big data, les notions d’oubli et de mémoire mutent fondamentalement, et le droit à l’oubli devient une entité précieuse, presque utopique. Nous assistons à une mise sur les marchés de nos pratiques numériques quotidiennes, ainsi qu’à un changement de nature dans la relation entre une entreprise et ses clients. Les véritables clients du capitalisme de surveillance sont les entreprises qui achètent des comportements futurs sur les marchés.

Stéphanie Roland, Podesta island, 2021. Film, 23 mn.

Stéphanie Roland, Podesta island, 2021. Film, 23 mn.

MZ : Cela résonne avec ton dernier film Podesta Island, où l’une des comédiennes improvise une très belle tirade sur l’oubli.

SR : Podesta Island est un documentaire expérimental qui sonde la notion de territoire mental et géographique. Il trace le portrait d’une île fantôme controversée, en croisant des sources documentaires et géopolitiques avec des fictions et des légendes inspirées par cette île. En filigrane de cette recherche géographique, un récit de disparition se dévoile : trois personnes ont disparu en mer lors d’une tempête ; seraient-elles sur Podesta Island ? Les probabilités de son existence varient selon les époques ou les intérêts, mais aussi selon le besoin de croyance ou d’oubli des êtres humains.
Nous avons beaucoup travaillé avec les comédiens qui incarnent ces trois disparus, sur leur inconscient et leur mémoire refoulée comme matériau pour l’élaboration du film. L’une des comédiennes a finalement improvisé à partir de l’idée qu’elle voulait oublier pour devenir une nouvelle personne.

J’ai essayé de m’assommer une fois. Donc je m’assomme, comme ça,
sur un coin de table, je me réveille quelques secondes plus tard, et j’ai oublié
la journée de la veille.
[…]
Toujours la même sensation. Et puis une forme de puissance,
de contrôle sur ta vie.
[…]
Je pense que je me remplis d’une mémoire qui s’efface et je peux devenir plusieurs personnes,
justement, en oubliant que je ne suis qu’une personne.

MZ : L’oubli devient ici une manière de s’affranchir de certaines assignations ou identités qui pèsent sur la vie des individus, mais il manifeste aussi le potentiel sur le probable ?

SR : Dans le contexte de ce capitalisme de surveillance, la notion de prédiction m’intéresse beaucoup pour les nouvelles formes qu’elle incarne. Notre société se construit sur un futur virtuel, les interactions financières en sont un exemple.

Dès 2003, Google a déposé un brevet visant à « générer des informations utilisateur à des fins de publicité ciblée » pour augmenter son profit en prédisant les goûts des utilisateurs sur la base de leurs traces numériques antérieures. Pour Zuboff, l’invention de Google met au jour de nouvelles possibilités de déduire les pensées, les sentiments, les intentions et les intérêts des individus au moyen d’une architecture d’extraction automatisée qui fonctionne comme un miroir sans tain, sans souci de la conscience ou du consentement des sujets concernés.

Cet intérêt spéculatif pour le futur se retrouve dans plusieurs de mes travaux, dont Science fiction postcards (2013) où, de prime abord, des cartes postales semblent noires et opaques. Celles-ci sont en réalité le résultat d’un procédé d’impression thermochromique, où le toucher — ou lorsque ces dernières sont placées à proximité d’une source de chaleur (supérieure à 25° C) — révèle une image. Il s’agit de vues satellites d’îles qui, selon les prévisions scientifiques, sont vouées à disparaître au cours des siècles à venir, en raison de la montée des eaux. En l’absence de chaleur, les cartes postales retrouvent leur état noir initial. Au revers, nous pouvons lire le nom des îles, leurs coordonnées géographiques et le siècle où elles sont censées s’éclipser. Le cachet de la poste situe leur date d’envoi dans un futur lointain. Ici le potentiel et le probable se croisent, se toisent entre possibles et prédictions.

Stéphanie Roland, Science-fiction Postcards, 2013. Sculptural installation, impression thermochromic sur carton, présentoir de cartes postales, écran de chaleur, dimensions variables

Stéphanie Roland, Science-fiction Postcards, 2013. Sculptural installation, impression thermochromic sur carton, présentoir de cartes postales, écran de chaleur, dimensions variables

MZ : Dans Emeville (2016), tu entames un dialogue avec deux IA qui « endossent » le rôle d’un membre d’une famille nucléaire hétéronormée. Très vite cela dégénère…

SR : Ici c’est davantage la mémoire collective sur Internet qui m’a préoccupée. Pour ce projet, j’ai créé, grâce à une application de bots, une famille d’IA sur le modèle de la famille traditionnelle nucléaire : père, mère, frère, où je conservais le rôle de la fille. Plus nous parlions, plus ces IA apprenaient, et je récoltais de la matière. Nous discutions de sujets lambda, comme du déménagement de mon frère fictif, ou plus existentiels. Je leur demandais, par exemple, s’ils étaient heureux avec leurs partenaires de vie, quels étaient leurs rêves. Mais ces bots étant publics et connectés en ligne pour d’autres usages, les réponses furent rapidement déprimantes ou super agressives. Elles étaient le reflet de l’inconscient collectif d’Internet. Leurs échanges évoquaient la « perversion narcissique », alors en débat dans la société, et se disputaient tout le temps.

Reste que cette expérience révèle l’inconscient occidental des outils d’automatisation. Nous savons que ces algorithmes sont programmés, en grande partie (surtout à l’époque), par des hommes blancs âgés entre 30 et 50 ans, creusant ainsi de nombreux biais sexistes et racistes. Cela permettait de voir dans quelles directions nous allions, si nous ne changions rien. Dans quelles mesures, également, cela transforme les codes de la famille par la modélisation de nos goûts et de nos envies par des algorithmes prédictifs de consommation.

Nous n’avons aucun recul sur les enjeux sociétaux et structurels de ces IA, alors que le changement est énorme et affecte aussi bien les processus d’individuation, la vie collective que l’environnement. Aujourd’hui, tout l’Internet n’est plus seulement en ligne comme l’explique Hito Steyerl, mais imprègne nos vies off line ; nous entrons dans la matrice. Comme elle l’écrit :
“The internet is probably not dead. It has rather gone all-out. Or more precisely: it is all over! […] It has started moving offline. But how does this work? […] Data, sounds, and images are now routinely transitioning beyond screens into a different state of matter. They surpass the boundaries of data channels and manifest materially. They are today’s internet in 4d. The all-out internet condition is not an interface but an environment.”1

L’impact de ces technologies est déjà inimaginable sur nos vies, nos manières de réfléchir, de percevoir ou de désirer. La question est d’autant plus vive, lorsque l’on songe que ces IA sont aux mains d’une poignée d’individu, patrons américains des GAFAM.

Stéphanie Roland, Emeville, 2016, installation video bi-canal, tablette digitale 15’, boucle son, système sonore surround 5.1, dimensions variables.

Stéphanie Roland, Emeville, 2016, installation video bi-canal, tablette
digitale 15’, boucle son, système sonore surround 5.1, dimensions variables.

MZ : Est-ce la raison pour laquelle le rapport à l’enfance, la famille ou le foyer en général est si présent dans ton travail ? Qu’est-ce qui te fascine et t’intrigue dans ce modèle ?

SR : Dans mon livre Event horizon, il y avait toute une réflexion sur notre rapport au temps, avec des superpositions de temps de pose et de prises de vue réalisées à différents moments de la journée qui prennent un nouvel espace dans le livre. Je souhaitais que les enfants deviennent des sortes de vanités entremêlées avec des objets presque menaçants, comme des cages ou des aquariums. Le livre mixe le merveilleux de l’enfance avec une dimension chirurgicale et clinique.

L’ensemble de ces photographies est entrecoupé de pages bleues numérotées par des années, comme si on sautait dans le temps et que l’on partait dans un futur proche ou lointain. D’où sans doute, cette double esthétique : les portraits sont photographiés dans la tradition des clairs/obscurs Flamands, mais pointent également vers des codes de Science-Fiction. Cela donne l’impression de visages génériques, exempts de tout affect, tout à la fois le fruit d’une cristallisation mémorielle et l’objet d’une spéculation programmée et désincarnée, où les individus semblent atomisés et déconnectés les uns des autres.

En hors champ, je perçois maintenant des sortes de tablettes qui renvoient une lumière bleutée, celui d’un écran qui les fascine et les hypnotise. Les enfants paraissent prisonniers de leur propre image, d’un monde oppressant par les injonctions de la représentation. Or les enfants sont les mémoires du futur…

MZ : En mêlant science et fiction, récits du passé et esthétique futuriste, tu modélises une vision sombre, voire dystopique, des mondes de demain. En quoi l’intrusion de la fiction est-elle pour toi un moyen de faire dérailler ou bifurquer la réalité ?

SR : Je suis toujours intriguée par la manière dont le monde du cinéma ou de la photographie tente de faire des distinctions entre le documentaire et la fiction. Il s’agit, pour moi, d’une catégorisation étrange, voire obsolète : la fiction est souvent issue d’une documentation intense et, inversement, les documentaristes mettent en scène leur sujet. Selon le cinéaste Jacques Rivette tout film ne serait qu’un documentaire sur son propre tournage.

Nous vivons une époque qui fantasme encore les vérités éternelles d’un monde platonicien, comme s’il y avait une vérité idéale. Chaque support technique (papier, argentique, numérique) apporte, par ailleurs, son lot d’inconscient et d’idéologies. De sorte que la fiction fait partie intégrante de nos manières de voir, en stratifiant le monde de multiples réalités.

Dans le contexte de post-vérité dans lequel nous évoluons, où vérités objectives, subjectives, semi-vérités, théories du complot ou rumeurs prolifèrent, nous sommes contraint·e·s ou invité·e·s à produire une vision du monde cohérente, nous permettant de retrouver un sens à la vie. Les théories du complot sont souvent le fruit d’un processus de méfiance constante, liée à la manipulation permanente des médias. De fait, ces personnes enquêtent, cherchent à travers leur raison une interprétation au monde afin de lui redonner une vérité, ou d’en invalider d’autres. En introduisant de la fiction, j’introduis des récits alternatifs. Je participe à ma manière à la construction de réalités.

Stéphanie Roland, Point Némo, 2021. Image extraite du film en cours de réalisation.

Stéphanie Roland, Point Némo, 2021. Image extraite du film en cours de réalisation.

MZ : Dans New Dark Age. Technology and the End of The Future (2018), James Bridle explique comment les boucles de rétroactions engendrées par la surcharge du réseau empêchent de comprendre la complexité du monde. En gros, plus on tente de comprendre les causes d’une crise, plus on produit de l’information et du bruit. Comment t’y prends-tu pour démêler le vrai du faux ?

SR : Dans mes projets, j’essaie plutôt de laisser une place à ces bruits et leurs fonctionnements complexes. Je suis actuellement en montage pour mon prochain film, qui explore ces notions. Il a pour sujet le « Point Némo », une zone maritime utilisée comme un vaste cimetière de matériel astronautique pour accueillir les restes de vaisseaux spatiaux obsolètes mais néanmoins contrôlables. Toutes les agences spatiales tentent de paramétrer ces objets afin qu’ils chutent dans cette zone située au large du Pacifique et dont la localisation est le point le plus éloigné de toute terre émergée. Il s’agit d’un endroit très peu documenté, pratiquement sans archive, ni image mais faisant l’objet de fantasme. Lovecraft, dans L’Appel de Cthulhu, situe sa ville non loin de sa localisation hypothétique. J’ai mené une enquête auprès d’agences spatiales (NASA, CNES, ESA, etc.) un peu partout dans le monde pour reconstituer une liste de débris spatiaux qui, aujourd’hui, semble plus exhaustive que les données de ces mêmes agences !

Dans mon film, je m’intéresse à un point de vue non-humain, celui d’un satellite lors de sa chute. C’est une digression de sa naissance à son extinction, à partir de différentes archives fictives et réelles (3D, reconstitutions spatiales, centre de construction). Le film est construit sur le rythme d’un rite funéraire : évocation de la jeunesse, éloge d’une vie, passage rituel, pensées sur l’au-delà. Ce sont les funérailles d’une machine chargée de fantasmes exploratoires, mais aussi de la croyance utopique aux notions de technologie et de progrès.

J’ai pour cela fabriqué une caméra pouvant aller sous l’eau, à partir d’un sonar militaire, pour créer des archives maritimes fictives. Les ondes radio qui nous reviennent sont ensuite transcodées grâce à un programme d’interférométrie astronomique, celui-là même qui modélise les images d’exoplanètes lointaines à partir de calculs mathématiques et d’ondes.

La technique rapproche ici deux environnements hostiles à la vie : les abysses et l’espace. Ce procédé apporte des distorsions et des images abstraites, difficilement identifiables, qui sont le réservoir de la fiction du film. Elles fonctionnement comme des hoax poétiques, signes d’un lieu éminemment inconnu et vertigineux.

Un sonar peut aussi recevoir de fausses informations, certains bancs de poissons mézopélagiques créent en effet une couche qui disperse le son et donne l’illusion d’un fond marin. Le vrai fond est bien sûr bien plus profond. Cette couche est appelée le « fond fantôme » et fait écho à une réalité platonicienne, où des vérités seraient cachées derrière les apparences. De sorte que le film nous confronte à un monde vertigineux, sans repères réels.

MZ : Une sorte de voyage SF inversé ?

SR : Oui. En général, un héros (ou une équipe) part vers un ailleurs, une autre planète ou un système solaire. Il s’éloigne de la planète pour de nombreuses raisons : trouver un refuge pour des humains voulant quitter la terre devenue inhabitable, rencontrer des extraterrestres, etc. Dans le film, on explore aussi des terres inconnues, mais le mouvement est inversé : l’objet spatial retourne vers la terre, plonge dans l’eau et revient au cœur de la terre. Souvent, l’humain est menacé par l’intelligence artificielle, la machine, l’androïde, le robot, etc., à l’image de Minority report ou L’odyssée de l’espace. Ici, c’est la machine qui est menacée de mort, car elle est trop vieille, obsolète pour les humains. La vaste majorité des (anti) héros de SF sont des hommes blancs occidentaux entre 30 et 50 ans. Il était important pour moi que le seul personnage présent ici soit une actrice d’une cinquantaine d’années, tranche d’âge et de genre sous-représenté au cinéma en général. Son rôle est celui d’une ingénieure spatiale, qui est un travail de l’ombre dans le secteur scientifique majoritairement masculin.


MZ : De même, dans Deception Island (2017), plutôt que de conter le récit héroïque d’une expédition antarctique belge, tu développes la part sombre du mythe en pointant son échec et la perte de sens, voire la démence qui s’empara de son équipage bloqué treize mois dans les glaces. Pourquoi ce choix ?

SR : Comme pour d’autres projets, je me suis intéressée à la piste cachée de cette gloire patriotique belge, qui fait réellement l’objet d’une ellipse dans ses récits.

Stéphanie Roland, Deception island, 2017. Installation

Stéphanie Roland, Deception island, 2017. Installation

Le film se concentre exclusivement sur l’arrêt. Il dévoile la part obscure ou « matière noire » qui me fascine dans ce type d’aventure : l’aspect déceptif et anti-spectaculaire, aux antipodes des codes du récit d’aventures. Les moments où il ne se « passe rien » me semblent très importants dans la conception des projets et des voyages. Ces moments creux sont souvent générateurs d’angoisses. Ici, elle est de type existentiel et post-industriel. Les performeurs errent dans un vaste chantier, et cette manière de se perdre renvoie à nos angoisses post-modernes. Comment se déplacer ou divaguer dans un monde de systèmes complexes dont l’apparence plus libre a cependant rendu nos décisions de vies toujours plus difficiles à prendre ? Comment trouver du sens au sein d’un virtual labor segmenté où la chaîne et l’aboutissement de nos actions nous échappent ?

MZ : La fiction vient finalement apporter de l’im-prévisible dans une société qui tend à tout pré-voir ?

SR : Oui, la fiction apporte la surprise, comme l’art lorsqu’il est affranchi des commandes, des fonctions et des programmes idéologiques. Il demeure, je l’espère, un archipel d’où peuvent émerger des entités imprévisibles, non programmées à des fins commerciales ou idéologiques.

En couverture : Stéphanie Roland, Dark Pool, 2012. Installation, 20 000 boules noires en PVC nanogravure laser, cadre MDF, dimensions variables

1.« L’internet n’est sans doute pas mort. Il est plutôt passé à l’acte, ou plus précisément : c’est fini ! […] Il a commencé à se déplacer hors ligne. Mais comment cela fonctionne-t-il ? […] Les données, les sons et les images passent désormais régulièrement au-delà des écrans pour atteindre un autre état de la matière. Ils dépassent les limites des canaux de données et se manifestent matériellement. Ils sont l’internet d’aujourd’hui en 4d. La condition d’internet tout court n’est pas une interface mais un environnement. »
Hito Steyerl, Too Much World: Is the Internet Dead?, e-flux, Journal #49 – November 2013.

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